Panorama de Gaëtan Picon sur le vingtième siècle, de Proust à Ionesco

Sartre et Beauvoir à Beijing pour l'anniversaire du Parti Communiste, en octobre 1955
Sartre et Beauvoir à Beijing pour l'anniversaire du Parti Communiste, en octobre 1955

Ce n’est pas que le style de Gaëtan Picon soit inutilement affecté, ou même sibyllin, mais il analyse une littérature fortement pédante qui ne fait que s’expliquer, comme une mauvaise blague d’intellectuel prétentieux — et l’on ne comprend pas toujours ses explications. L’auteur a beau commenter Yves Bonnefoy dans les termes les plus rigoureux : c’est nébuleux. Pourtant, cette littérature ne pouvait trouver inventoriste plus efficace : car Gaëtan Picon, véritable Kléber Haedens, en mieux, possède au plus haut degré les deux grandes qualités du critique, l’intelligence et la modestie. Plus prompt à louer qu’à rabaisser, rarement il interprète à côté ; avec le recul du temps, force est de constater que ses intuitions se sont presque toutes révélées justes (sur Queneau par exemple, Genet, Artaud, ou Gracq ; et même s’il faut regretter l’absence de trop grands noms, Radiguet, Vian, Alain-Fournier, Brasillach, Rebatet, Guitry ou Pagnol). Au fait, son Panorama de la nouvelle littérature française, dont la dernière édition a paru en 1976, aurait pu s’intituler Histoire de la littérature française au vingtième siècle. C’est bien en effet la littérature du siècle que l’auteur entreprend de synthétiser en une belle chronologie avec périodes et mouvements, digne des traités les plus classiques. De Proust à Ionesco, Picon répertorie, range, analyse les œuvres marquantes d’un siècle étrange, ensemble fécond et destructeur pour la littérature : et l’on ressort de cette lecture la tête embrumée d’un nuage théorique au travers duquel passent de grandes ombres, Aragon, Bataille, Saint-John Perse.

L’HERITAGE DU DIX-NEUVIÈME

Mais reprenons depuis le début. Le vingtième siècle, ère de la modernité s’il en fut, rejette au classicisme le siècle précédent dont le romantisme pourtant rejetait déjà, et avec quelle ardeur ! son prédécesseur au classicisme. Et c’est ainsi que, passage du temps oblige, quatre très grands modernes, Proust, Valéry, Gide et Claudel, deviennent, sous la plume de Gaëtan Picon, « les derniers classiques » De Proust à l’œuvre « saturée d’intelligence », apothéose magnifique de l’ère qu’il clôt, Picon écrit quelques pages émouvantes et montre, en une fine analyse, ce qui le rapproche précisément de l’esthétique du classicisme : cette chronique à la Saint-Simon, ces personnages qui sont des types, ce répertoire de maximes et de lois — Proust, remarque-t-il, a poussé si loin l’esthétique des temps passés, qu’il a contraint ses successeurs à chercher d’autres voies.
À Valéry, Picon fait des éloges comparables : « Nul, dit-il, n’est plus digne que lui d’apparaître comme l’ultime produit d’une admirable culture arrivée à son terme. » Le classicisme de Valéry ne ressort-il pas de ce ton conversationnel qui lui est si propre, et qui remonte à Montaigne ? Plutôt qu’une construction monumentale, son œuvre pétille, a quelque chose d’un ensemble de saillies, de remarques où brille l’intelligence. Et cependant Picon ne peut nier la modernité intrinsèque de Valéry, ce « destructeur de la poésie qui fut aussi un poète ».
Gide, comme Valéry, incarne à la fois le classicisme finissant et la modernité commençante. Moderne, il l’est par cette « libération morale sans laquelle la littérature actuelle ne serait pas ce qu’elle est » ; quant à son classicisme, il ressort de sa position d’humaniste « limitée à l’horizon terrestre, la vie humaine poss[é]d[ant] un sens suffisant. » En effet, pour G. Picon, la véritable rupture entre le vingtième siècle et les siècles précédents tient dans le rejet par les écrivains et les philosophes d’un certain humanisme ethnocentré sur lequel chacun s’accordait par principe. Mais nous y reviendrons.
À propos de Claudel, Picon souligne « la sève innocente et irrépressible », par opposition aux écrivains de l’intelligence, de l’habileté, du discernement ; et s’il se veut quelque peu critique sur son symbolisme un peu lourd, mal vieillissant, il lui reconnaît cependant une éloquence, un lyrisme dignes de Bossuet et Rimbaud, et finalement le déclare « l’une des plus grandes proses françaises ».
On trouve du La Rochefoucauld, du Montesquieu chez Valéry ; du Stendhal et du Dostoïevski chez André Gide ; de l’Eschyle et du Shakespeare dans l’œuvre de Paul Claudel : ces écrivains (« écrivains, précise Picon, avant d’être romanciers, dramaturges ou poètes ») portent la marque d’une littérature du style recherchant la beauté, la virilité ou la pureté de l’expression, plutôt que de la découverte, où l’auteur s’efface devant l’expérience à transmettre ; et c’est en ce sens qu’ils doivent être considérés comme les « derniers classiques ». Classiques, ils le sont donc par la forme (cet amour du langage littéraire, langage que mépriseront leurs fils), ainsi que par la croyance en un humanisme réconfortant, auquel s’opposera l’angoisse de l’existentialisme.
Gaëtan Picon, en bon critique, mesure parfaitement la différence entre un Gide et un Léautaud ; non qu’il méprise le second : seulement, il a la clairvoyance de ne pas le placer au même rang que le premier dans l’histoire de nos lettres. Ce qui ne l’empêche pas de le citer comme il se doit, avec Alain, Segalen et Suarès, et d’autres encore.

Bien sûr, on aurait tort d’occulter la poursuite de la tradition romanesque propre à ce début de vingtième siècle ; Picon ne l’ignore pas. Mauriac avec Thérèse Desqueyroux, Jules Romains avec Les Hommes de bonne volonté, Roger Martin du Gard avec Les Thibault, et Colette, Maurois, Duhamel ont poursuivi l’héritage du « roman psychologico-naturaliste du XIXè siècle ». Le récit l’emporte chez eux : leurs romans auraient pu paraître au moment de la Comédie humaine, et Picon peut affirmer, sans mauvais jugement, que « la littérature actuelle — celle que nous éprouvons comme nôtre — commence après […] Roger Martin du Gard et François Mauriac. »

C’est à sa force de persuasion que ces romanciers mesurent la valeur de leur œuvre. Ils veulent nous prendre à leur piège : nous donner l’illusion de la réalité. C’est en ce sens qu’ils sont les héritiers de Flaubert et de Zola. On le voit bien dans le souci de la fiche documentaire qui obsède Martin du Gard et Jules Romains. Carco va dans les bals musette de la rue de Lappe avant d’écrire, comme Zola montait sur les locomotives, et Mauriac se penche sur les annales de la société bordelaise. Ils se documentent, alors que leurs successeurs rêveront, penseront ou vivront.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

LE DIVORCE : AUDACES POETIQUES, LE SURREALISME

Le divorce éclatera avec la génération suivante : Malraux, Bernanos, Camus, Sartre. Alors, écrit G. Picon, « à la peinture des caractères et des milieux succède l’affirmation d’attitudes éthiques et métaphysiques — à la limitation de l’individu par la psychologie et la société, l’engagement total de l’homme en lui-même et sa participation totale à l’histoire ; au roman de la détermination (psychologique ou sociale) le roman de la liberté. » C’est fort bien dit, et il n’y a rien à ajouter.
Le renouvellement moderniste se fait sentir plus précocement dans le domaine de la poésie. Alors que Thérèse Desqueyroux paraît en 1927, trois ans après le premier Manifeste du surréalisme, les poésies d’Apollinaire, Alcools, Calligrammes, paraissent avant la première guerre, dès l’année 1913. Cendrars, autant qu’Apollinaire, développent assez tôt une poésie totale englobant le quotidien du monde (le pont Mirabeau), pleine d’optimisme sur le monde industriel, et non dénuée d’audaces stylistiques, voire de ruptures avec les cadres immuables du genre : Aragon n’a rien inventé, il emprunte beaucoup à Guillaume Apollinaire (il faut dire que la poésie, en termes d’audace, avait pris de l’avance à la fin du siècle précédent).

Mais dans l’imaginaire collectif, le point de bascule, l’événement qui sépare irrémédiablement le vingtième siècle de toutes les époques précédentes, c’est l’arrivée du surréalisme. En 1919 paraissent Les Champs magnétiques (Breton, Soupault) ; en 1924, le Manifeste du surréalisme. De même que les Méditations poétiques, puis la préface de Cromwell, avaient rassemblé autour du maître Hugo l’armée des romantiques, Les Champs, puis Le Manifeste, rallient autour du dictateur Breton la jeunesse révolutionnaire, Aragon, Éluard, Péret, Artaud, Crevel, Desnos, Limbour, mais aussi Ernst, Arp, Chirico, Dali, Masson, Man Ray, Miró, Tanguy ; et comme la jeunesse romantique se retrouvait au Procope, les surréalistes se rencontrent au Certa, au Grillon, au Cyrano.
Révolution totale, destruction de toutes les règles, automatisme psychique et non-conformisme absolu, le surréalisme se proclame radical. Mais sa propre violence, l’impasse à laquelle il mène nécessairement (car l’art naît de contraintes et meurt de liberté, enseignait Gide en son temps), le condamnent d’avance à une mort prématurée : les querelles politiques éclatent entre partisans de l’indépendance et ceux de la soumission au parti communiste ; cette littérature toute théorique, qui n’est plus qu’un jeu ne menant nulle part, finit par lasser quiconque a la moindre ambition de bien écrire, et l’amour de l’écriture. D’ailleurs, au décompte des grands chefs-d’œuvre, ce mouvement gueulard, vaguement infantile, ne compte pour rien face au génial et puissant romantisme : à la pesée de l’histoire, comparez André Breton et Victor Hugo, la messe est dite.
Qu’est-ce donc, que le surréalisme ? « avant tout, écrit G. Picon, une entreprise passionnée de libération. » C’est commode — comme si nul auparavant n’avait eu ce désir d’exalter la liberté à travers l’écriture. Le surréalisme, en vérité, c’est d’abord la haine politique du cadre bourgeois, et par extension de la règle littéraire (« le statut de l’art dans la société bourgeoise », disait P. Bürger) : d’où l’appel à l’affranchissement des codes (Breton évoque l’impérialisme du roman), l’exaltation du rêve et de l’inconscient, l’abolition des frontières, sous le double patronage de Freud et du communisme. Certes, d’autres avaient ouvert la voie : Paul Valéry déjà se refusait à écrire : La marquise sortit à cinq heures. Mais Valéry soulevait seulement le problème de la banalité narrative du récit dix-neuvième, insupportable dans une société en quête perpétuelle de renouvellement ; tandis que le surréalisme « a cru, remarque G. Picon, qu’il suffisait de la destruction et de la révolte pour retrouver parmi les ruines le chemin de notre liberté ».

Picon, peut-être sans le vouloir (lui qui évoque audacieusement « l’optimisme romantique » du surréalisme), touche au cœur du problème : le surréalisme, entreprise morbide, ne révolutionne que pour détruire, sans projet admissible de renouvellement social ou artistique. Remplacer le roman par l’écriture automatique et la poésie par le collage, est-ce vraiment sérieux ?… Le romantisme avait laissé dans son sillage des choses formidables ; le surréalisme n’aura fait qu’engendrer une littérature dédaigneuse du langage, une littérature de l’angoisse et du trouble existentiel ; à la destruction au nom de la liberté, démontre très justement Gaëtan Picon, a succédé la recherche de la liberté dans les ruines. Bel héritage ! Certes, le surréalisme a été un idéalisme, « un enthousiasme » ; mais le romantisme aussi, ne prenait-il pas la liberté comme étendard ? mettez en regard, à présent, la calme sérénité d’Hugo, père de tant de fils et qui influença d’immenses écrivains, avec la dureté du visage d’André Breton, et sa descendance littéraire. L’opposition des mouvements se voulait jusqu’alors purement philosophique, entraînée naturellement par le désir occidental de renouvellement des formes, dans le courant d’un progressisme (au sens philosophique) des techniques et des visions artistiques ; les fils luttaient contre les pères : mais ils espéraient faire mieux. Avec le surréalisme, l’opposition n’est plus que politique : c’est la haine du bourgeois qui entraîne la volonté furieuse de sa destruction ; et la liberté, comme dans toute opposition politique, n’est plus qu’un prétexte à faire la guerre et à jeter des bombes.

LA GENERATION DE 1930, SARTRE, CAMUS

1930, c’est la génération de Bernanos et Malraux, Aragon et Montherlant, Giono et Saint-Exupéry, Drieu la Rochelle et Louis-Ferdinand Céline, Marcel Jouhandeau et Julien Green. Le roman s’élargit. Il n’est plus « essentiellement une histoire — ce qu’il est encore chez Mauriac ou Martin du Gard », mais un « moyen que l’écrivain choisit pour exprimer sa vision des choses, sa vérité intérieure, les mythes qui l’exaltent ». Génération éthique, dit Gaëtan Picon, d’auteurs descendant moins de Proust, Valéry, Gide et Claudel que de Barrès, Péguy, et dont les œuvres ont l’ambition des essais : « l’héroïsme pour Malraux, le courage et le devoir pour Saint-Exupéry, l’honneur chrétien et français pour Bernanos, la justice pour Aragon, la participation à la vie de la nature pour Giono, l’alternance pour Montherlant. »
Et G. Picon de dresser la revue passionnante de ces puissants écrivains : Bernanos, l’enfant déçu par le monde des adultes, « se rejetant vers les images qui firent la magie et la sécurité de son passé », et qui veut combattre (puérilement, peut-être), la force par la loi, l’égoïsme par l’idéal ; Malraux, le héros, l’aventurier présent à tous les grands carrefours du siècle, pour qui l’homme dépasse sa condition en exaltant sa liberté, exalte sa liberté par le risque de sa vie (« Malraux écrivain a toujours besoin de l’histoire, alors même que sa pensée tente de s’en évader ») ; Aragon, le révolté aux accents résolument bourgeois, l’enfant gâté révolté, tant immense poète qu’il en devient révolutionnaire peu crédible, et dont « le style de grâce et de facilité » finit par composer une « œuvre [qui] tend vers l’enjeu avec les moyens du jeu » ; tandis que Montherlant, au contraire, « fait œuvre de jeu sur le ton de l’enjeu ».

La clef de l’œuvre [de Montherlant], et sa faille, je la verrais plutôt dans une certaine lâcheté vis-à-vis de soi-même, dans l’absence d’un pouvoir de refus qui lui eut permis de dépasser ses contradictions en se choisissant. Sollicité par les tentations les plus opposées, Montherlant ne veut se priver de rien ; il craint de s’appauvrir, dit-il : il craint surtout de se construire et de se blesser. L’héroïsme, la dure virilité qu’il affiche est plutôt un masque que sa vérité : le masque de sa faiblesse profonde. L’héroïsme occupe toute la surface parce qu’il est absent des profondeurs. Si le dernier mot de son euvre est, comme il le dit lui-même, le principe de l’alternance, en effet, n’en doutons plus : la facilité a vaincu l’héroïsme. Sous l’apparence d’une sagesse sereine et supérieure, qu’est-ce que l’alternance, sinon la fuite devant le combat ? Ainsi Montherlant évite de se déchirer : mais il évite aussi de se construire, et il laisse échapper le meilleur.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Quant à Giono, c’est évidemment le poète du monde, poète un peu irritant, parfois, par l’étalage de ses naïvetés.
Nous dirons avec Gaëtan Picon que ces poètes, Aragon, Giono, chantent ce qui dépasse l’homme, à rebours des poètes de la lucidité : je veux parler de Julien Green, de Drieu la Rochelle, et surtout de Louis-Ferdinand Céline. Céline, « l’un des premiers à vivre ce dont la littérature actuelle allait bientôt se nourrir presque exclusivement : l’absurdité de la vie humaine », donne avec le Voyage un super modèle pour tous les auteurs du siècle — nul ne peut plus nier son influence considérable. Influence du propos, influence du style, aussi, dans ce langage parlé substitué au langage écrit ; mais le langage parlé de Céline demeure littéraire, en ce qu’il est une imitation de la parole brisée plus qu’un discours vraiment réaliste : et l’on ne peut que regretter que trop d’écrivains actuels, qui se revendiquent de Céline, aient mal compris cette subtilité et n’écrivent que comme ils parlent, c’est-à-dire fort mal.
Je passe sur Drieu, Jouhandeau, Guilloux, Limbour. Julien Green, Gaëtan Picon le rapproche de Flaubert, de Mauriac ; mais un Flaubert dont les personnages se révolteraient moins contre une classe, un ennui de province, que contre l’existence même, dans une angoisse absolue. « C’est contre l’existence que se dressent les créatures greeniennes — l’existence sans lieu ni époque, sans spécification particulière, l’existence nue. » Mais heureusement, ajoute Picon, « ici, l’angoisse n’est qu’un premier pas : la première condition du salut. »

Si le roman s’élargit avec la génération de 1930, il n’en reste pas moins dix-neuvième, c’est-à-dire purement narratif. Un changement s’opère à partir des années 1940 : on commence à questionner la condition humaine ; et soudain, le roman prolonge moins Saint-Simon que Blaise Pascal.

Comme il est naturel, l’atmosphère contemporaine décide des couleurs de la littérature. Couleurs sombres, chacun le sait. L’homme a perdu tous ses supports : et tout d’abord ce sens de la nécessité et de la valeur de son existence qu’il a reçu successivement de Dieu, de la croyance en un univers rationnel, de l’illusion du progrès.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

L’absurde, le tragique, l’angoisse deviennent le fonds commun de toute une nouvelle littérature existentialiste. De Jean-Paul Sartre, Gaëtan Picon analyse admirablement l’importance : et c’est vrai que si l’auteur de La Nausée n’a pas eu l’honneur des funérailles nationales, c’est uniquement parce qu’il a choisi d’y renoncer par avance. Il faut lire les pages de Picon sur la renommée de Sartre : elles sont édifiantes (« rarement nom d’écrivain et plus encore de philosophe fut aussi fréquemment cité dans les journaux ; sa photographie est dans tous les magazines ; il n’y a pas de salles assez vastes pour contenir le public de ses conférences ») ; quant au style, le critique ne peut l’ignorer : Sartre en est dépourvu. Mais au fait, qu’est-ce que Sartre ?… d’abord et avant tout, la destruction de tout déterminisme, par une conscience absolue, presque nauséeuse, de l’existence : ou, pour le dire comme G. Picon, « la liberté de l’homme opposée à l’ordre du monde ». Mais cette liberté implique un choix permanent, choix d’où découle une responsabilité profondément angoissante. Le théâtre de Sartre illustre à merveille cette philosophie terrible : ainsi par exemple dans Les Mouches, pièce écrite en 1943, où Clytemnestre et son amant, Egisthe, assassinent Agamemnon – le père d’Oreste et d’Electre. Ces derniers décident de se venger en assassinant à leur tour les meurtriers de leur père : ils ont choisi de se révolter. En choisissant d’exercer leur liberté, de ne pas se soumettre et de se révolter, Oreste et Electre sont aussi devenus responsables de leurs actes. Or, ces deux personnages réagissent différemment au double meurtre. Electre, accablée par le remords (les mouches), finit par se repentir et les mouches abandonnent enfin leur poursuite. Oreste, au contraire, refuse catégoriquement de se repentir et clame sa liberté. Il assume pleinement son choix d’avoir tué Egisthe et Clytemnestre. Il part de la ville, suivi par les mouches qui continueront à jamais à le tourmenter. Oreste, poursuivi par les mouches (le remords), accepte donc sa responsabilité, mais demeure libre. Electre, en se repentant, refuse d’assumer sa responsabilité : elle perd le remords, mais elle perd aussi sa liberté (elle reste dans la ville).
« Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation », dit Sartre, pour qui « l’homme est condamné à être libre » : car en cette période tragique, les hommes ont eu le choix de résister au péril de leurs vies, ou de se soumettre — et par ce choix extrême, ils ont pu faire une expérience extrême de la liberté. Autant que Bernanos aura été l’écrivain de l’honneur, ou Malraux celui de l’héroïsme, Sartre aura été celui de la liberté et de son corollaire : la responsabilité. « Rien ne pèse sur les héros sartriens, remarque justement G. Picon, ne les contraint à être ceci plutôt que cela : ni les commandements de Dieu ou les impératifs de la morale, ni leur passé, ni leurs passions, ni leur conception d’eux-mêmes, ni leur situation sociale. »
À Sartre on attache le nom de Camus, bien sûr, Camus dont L’Étranger représente l’homme actuel comme René représentait l’homme romantique, comme Les Particules élémentaires représenteront l’homme contemporain (mais cet avis n’engage que moi). De même que Sartre se veut écrivain de l’existence, de même, Camus se fait écrivain de l’absurde : mais un absurde que la révolte peut dépasser, en donnant un sens au jeu du monde. Aucun mal cependant ne doit sortir de la révolte de Camus : et c’est là ce qui peut teinter sa philosophie d’une nuance un peu ingénue, qui plaît surtout aux lycéens.

ROMAN TRADITIONNEL, NOUVEAU ROMAN, TEL QUEL

Julien Gracq, qui garde du surréalisme une certaine défiance de l’homme, emprunte pour le reste largement au roman traditionnel. Mais parmi ce roman traditionnel, il descend moins des moralistes, des naturalistes, que du cycle de la Table Ronde et du lyrisme romantique (et même du romantisme noir). Gaëtan Picon qualifie, je crois, l’œuvre de Julien Gracq de « roman poétique » : et cette qualification convient en effet parfaitement à cette étrange intrusion, — inclassable —, dans le panorama littéraire du vingtième siècle.
Cependant Julien Gracq ne reprend pas seul à son compte l’héritage du roman traditionnel. Marguerite Yourcenar poursuit le roman historique. Puis, aux « romanciers-romanciers » fils de Balzac, Simenon en tête, Picon oppose les « romanciers-écrivains » fils de Stendhal, Aymé, Bazin, Blondin. Certes, il y a de la Comédie humaine dans l’univers du commissaire Maigret ; et c’est indéniable que l’ambiance à demi irréelle des histoires d’Aymé ont quelque chose de vaguement stendhalien. On reprochera malgré tout à Gaëtan Picon cette volonté bien française de vouloir classer absolument les écrivains en catégories, en un siècle d’éclatement des mouvements esthétiques : il arrive que ses divisions peinent à convaincre — Gracq ne se retrouve-t-il pas au même chapitre que Samuel Beckett ?
Il me faut passer un peu vite sur Marguerite Duras, sur Blanchot et Bataille, et sur Queneau dont l’écriture, qui s’apparente à une série d’exercices plus qu’à un véritable style, ne prête à aucune analyse vraiment intéressante.

Avec Blanchot et Bataille, on touche un éclatement du roman au profit d’une expression unique qui refuse toute qualification de genre. Cependant, le roman le plus récent, le nouveau roman, tout en partageant la plupart des perspectives de cette mise en question, définit et illustre un nouveau statut du genre, un peu comme si une reconstruction succédait à la violence révolutionnaire.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Entre 1953 et 1958, une série d’ouvrages, signés Robbe-Grillet, Butor ou Sarraute, paraissent aux éditions de Minuit : Les Gommes, La Jalousie, La Modification, etc. Ajoutons Le Ravissement de Lol V. Stein, de Duras, et Moderato Cantabile. Ces romans brisent les cadres habituels du genre (effacement de l’intrigue, narration en « tu », absence de personnages) ; essentiellement esthétiques, ils méprisent toute revendication politique : « C’est un peu le Parnasse, ou le naturalisme, l’art pour l’art, après le romantisme : le moment des auteurs, entre celui des hommes et celui des cerveaux. » Au vrai, Parnasse dévergondé par le démon de la théorie : Nathalie Sarraute, dans L’Ère du soupçon, montre à quel point sont usées les vieilles ficelles du roman (le lecteur peut-il être encore tenu en haleine, après Balzac, Dumas, Zola ?), pour mieux justifier la nécessité de faire table rase de toute narration trop habituelle. C’est ici que Gaëtan Picon développe l’une de ses brillantes intuitions, que je me dois de citer in extenso :

Comme dans la peinture abstraite, ce sont les formes d’organisation qui disparaissent, et c’est la matière qui prend toute la place (à cela près qu’ici, la forme d’organisation n’est pas l’objet, le modèle, mais l’intrigue, le personnage, etc.) et, bien que cette matière soit le concret par excellence, le nouveau roman, comme la peinture non figurative, semble abstrait dans la mesure où nous sentons qu’il fait effort pour exclure des éléments jugés usés ou impurs, au profit des éléments jugés intacts ou purs — alors que le roman avait été jusque-là le mixte innocent de ces structures d’organisation et de sa matière (d’un contenu manifeste et d’un contenu latent). Abstrait, donc, parce qu’il enlève quelque chose, et qu’il le fait intentionnellement : parce qu’il réduit le monde à son idée. (Et il y a dans cette expérimentation, dans cette façon d’aller jusqu’à l’extrême limite d’une possibilité, une tendance dont la littérature française offre plus d’un exemple et, d’abord, avec le classicisme et le naturalisme.)
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Kléber Haedens n’est pas tendre pour le nouveau roman : « le peintre Bernard Buffet demande pourquoi on trouve des gens qui achètent des tableaux abstraits au lieu de les peindre eux-mêmes. Pour le nouveau roman la même question se pose. » En assignant le récit à des règles contraignantes purement formelles mais dont la cause est l’éclatement des lois du genre, le nouveau roman finit par ne devenir qu’un exercice d’une complexité insoutenable pour le lecteur, complexité qui ne mène à rien de pertinent (et ce en dépit du fait qu’un professeur de l’université de Cambridge, rappelle K. Haedens, tout en évoquant la pauvreté de vocabulaire préhistorique de Robbe-Grillet et la vision rudimentaire de Sarraute, a démontré comment ceux-ci ne se bornaient qu’à rapetasser les voies littéraires du second Empire !). Et le nouveau roman donne ainsi plutôt l’impression d’un retour aux grands rhétoriqueurs (mais « rudimentaires », donc) que d’un retour au Parnasse.
Mais ceci n’est rien encore à côté de la revue Tel Quel dont Sollers est l’animateur principal, et qui réunit Foucault, Derrida, Lacan, Althusser, Barthes ou Levi-Strauss. On connaît le livre fameux d’Antoine Compagnon sur cette « théorie » qui ébranle le sens commun jusqu’à s’en prendre à la notion même d’auteur (La Mort de l’auteur, écrivait Barthes). Même Gaëtan Picon, dont l’esprit de synthèse est indépassable, peine à faire comprendre au lecteur le sens de ces thèses toutes politiques, à la philosophie de tour d’ivoire. Ainsi, un lecteur généreux voudra bien m’expliquer le sens de cette démonstration ?… « C’est de l’écriture que la réalité doit s’extraire. Mieux : la réalité n’est autre que cette écriture. Ou plus exactement : l’écriture fonctionne bien comme un code, donc l’écriture correspond à un signifié — mais ce signifié ne doit pas être conçu comme le modèle du signifiant, il ne peut pas en être distingué : il n’y a qu’un « signifié traité scripturalement » ». Barthes, dans son essai Sur Racine, commet de grossières erreurs à force de négation de tout contexte : Raymond Picard, dans Nouvelle critique ou nouvelle imposture, doit lui reprocher son ignorance de la langue du dix-septième, et corriger ses contresens sur les mots de l’époque (!). S/Z, Molière en eût fait une comédie hilarante : Le Précieux ridicule. D’autres thèses, que leur extraordinaire complexité fait paraître géniales de prime abord, terminent en grossièretés, comme l’astrologie a toujours l’air d’une science dans la bouche des astrologues : ainsi, A. Compagnon démontre brillamment les erreurs de Jakobson et Levi-Strauss dans l’analyse des « Chats » de Baudelaire.
Heureusement, une orientation plus « structuraliste », ou « formaliste », de ces théoriciens (impliquant Barthes lui-même) finira par accoucher de quelques intelligents concepts : et l’analyse littéraire devra beaucoup à quelques membres de cette école des « structures », à commencer par Gérard Genette.

LA POESIE, LA NOUVELLE POESIE, LA PHILOSOPHIE

Et la poésie, alors ? Je ne puis m’attarder sur Reverdy et Supervielle, Jouve et Saint-John Perse, sans rendre cet article d’une longueur excessive. Remarquons seulement que le je, après 1940, « est dévalorisé au profit du nous. » Surtout, les écrivains annexent la poésie au réel, et une poésie de la non-poésie commence d’émerger.
Aragon, tel Hugo en son temps, croit autant au vers et à la rime qu’il milite pour un renouvellement poétique. Mais « il est un poète de cour qui veut être un poète du peuple, observe méchamment G. Picon, un acrobate éblouissant qui veut être le chantre d’un temps tragique. » Au fait, c’est vrai qu’Aragon, à contre-courant, aura « donné le meilleur » dans le lyrisme amoureux à la Pétrarque : et l’on cite aujourd’hui plus volontiers ses blasons des yeux d’Elsa que ses poésies politiques.
Le vrai poète de la résistance, il faut le chercher en Paul Éluard ; si Aragon, militant, reste finalement le chantre du lyrisme amoureux, Paul Éluard demeure dans nos mémoires comme l’auteur de « Liberté », en dépit de la farouche intimité de l’un de ses premiers recueils, Capitale de la douleur (1926).

Si Éluard est passé de l’intimité au civisme, il est passé également de l’ombre à la clarté. Les premiers recueils sont voués à un long crépuscule intérieur. C’est le monde des yeux fermés sur la nuit secrète, où les visages, les formes s’éteignent et s’effacent, où ne survivent plus que les grandes houles du cœur humain. Le chant qui s’élève de ce monde est alors celui dont parle le poète : ce chant « qui tient la nuit ». Dans les derniers recueils, au contraire, un ciel pur et comme lavé s’étend sur un monde étincelant plein d’objets irisés, d’ailes d’oiseaux, de sources fraîches, de couleurs sonores. Après le crépuscule intérieur, l’arc-en-ciel du monde sensible se déploie.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Les surréalistes, de leur côté, éprouvent l’expérience des illusions perdues. De la violence révolutionnaire, ils reviennent peu à peu à des principes plus traditionnels. D’ailleurs Aragon et Paul Éluard connaîtront la gloire en se détachant du mouvement de Breton.
Il faudrait encore citer Desnos, et surtout Antonin Artaud, celui qui, « entre tous ceux qui furent liés au Surréalisme », a pris « le plus intense rayonnement », a écrit « l’une des œuvres les plus impressionnantes et, parfois, les plus belles de l’époque ». D’Artaud, nous dirons qu’il représente la frange moins intellectuelle que destructrice de cette littérature haineuse, suspicieuse, angoissée du vingtième siècle ; deux franges non dénués d’imbrications, d’ailleurs : le tourment d’Artaud, assez nébuleux, semble ne pouvoir être compris que des doctorants en littérature. Artaud, rappelle Gaëtan Picon, signifiait à Rivière son dédain pour « le côté Vermeer de Delft de la poésie » ; c’est bien dommage, car ce tableau ravissait Proust, et Proust a fait montre d’un talent autrement conséquent. On cherchera en vain le bien-fondé de ce mépris ?… du reste, Artaud n’est pas Proust, juste consolation du temps qui fait son œuvre.

De la nouvelle poésie, G. Picon retient Pierre Emmanuel, Patrice de la Tour du Pin mais aussi Ganzo, Follain, — déjà tombés dans l’oubli —, Guillevic également, avec qui le critique n’est pas toujours tendre. Quant au lyrisme, il faut le chercher du côté de Césaire, de Tardieu ou d’Henri Thomas. Mais pour G. Picon, les quatre grands poètes contemporains, immédiatement successeurs d’Éluard et d’Aragon, s’appellent Michaux, Prévert, René Char et Francis Ponge : et ces quatre noms démontrent encore une fois, s’il en était besoin, la qualité de jugement du critique littéraire.
On connaît l’avis tranché de Houellebecq sur Prévert (« un con ») ; il n’empêche : en ce siècle de « divorce entre la littérature et le public », Prévert, très rare poète populaire dépassant le cercle des spécialistes, mérite une place à part dans l’histoire de nos lettres. Diction plus que style, marquée au sceau du surréalisme, l’auteur de Paroles étonne par la simplicité poétique de ses arrangements (« de deux choses lune, l’autre c’est le soleil »; « nous faisions le mal, et le mal était bienfait » ; « j’aime mieux tes lèvres que mes livres » ; « Notre Père qui êtes aux cieux — Restez-y »). Prévert, embellisseur de la réalité simple, offre une bulle de respiration salutaire au milieu d’une intellectualisation parfois outrancière de la littérature, quitte à passer pour naïf et populaire. Mais justement, « à travers le discours populaire, note G. Picon, le jaillissement bigarré et vraiment créateur du langage parlé, Prévert retrouve la veine de la chanson, de la romance, de toutes les formes instinctives auxquelles, depuis des siècles, les hommes simples ont confié leur mélancolie et leur espoir. »
Si Prévert représente la poésie simple et populaire, Francis Ponge incarne quant à lui « une poésie purement réaliste, sans contamination subjective » : il faut interpréter littéralement Le Parti pris des choses. Regard avant d’être une sensibilité, Ponge décrit, en des poèmes en prose souvent déconcertant, les choses du quotidien telles qu’elles sont exactement, un morceau de pain, un coquillage, une orange (« Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, — mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins »). Ponge n’a pas inventé le poème en prose sur des objets du quotidien : Baudelaire, Huysmans (Le Drageoir aux épices) le faisaient avant lui ; mais il a objectivé l’objet à un degré jamais atteint auparavant, et c’est là peut-être son meilleur apport à la littérature.
On voit qu’il y a chez Ponge et Prévert ce que G. Picon appelle « une résistance à l’état lyrique ». La poésie lyrique proprement dite, il faut la chercher du côté de René Char.

Du surréalisme de sa jeunesse, Char a beaucoup retenu : l’audace, la fulguration des images, un sens passionné et passionnel donné à la poésie — la poésie étant ici, bien au-delà d’une façon d’écrire, une façon de vivre, une régénération dans les eaux lustrales d’un monde neuf. Mais, du surréalisme, Char s’est délivré de tout ce qui date déjà — de sa complaisance à l’égard des singularités, de son goût du scandale — et surtout de son mépris pour la littérature, pour le poème écrit : l’œuvre de Char est l’exemple d’une parfaite alliance entre le poème comme chose écrite et la poésie comme expérience vécue.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Je passe sur Yves Bonnefoy qui me paraît bien obscur. Gaëtan Picon fait montre de complaisances discutables à l’égard d’écrivains excessivement théoriques : ce critique aimait trop la littérature de son siècle.

La philosophie, enfin, se politise autant que la littérature. Paul Nizan, Georges Politzer, Henri Lefebvre défendent l’idéologie marxiste. Emmanuel Mounier prône le personnalisme (« toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement »). Sartre, Beauvoir développent l’existentialisme. Positions diverses et variées qui essaient parfois de se concilier, remarque G. Picon : Sartre, par exemple, a tenté d’imbriquer le marxisme avec l’existentialisme.
Évoquons également un retour à la pensée religieuse (Weil, Teilhard de Chardin), et d’importants essayistes comme Alain (le maître d’André Maurois) et Benda. Gaëtan Picon retient en outre Brice Parain, Jean Grenier (dont la philosophie du non-choix pour éprouver la liberté totale est nébuleuse), et peut-être qu’il surestime leur importance. Caillois paraît déjà plus sérieux dans son réalisme civilisationnel : conscient du crépuscule qu’il entrevoit, il appelle à un ordre nouveau, condamne le laisser-aller de l’art contemporain.
Quelle remarque tirer de ces doctrines nouvelles ?… peut-être celle-ci, que ce qui était fraîche naïveté chez les romanciers du début du dix-neuvième, proclamations emphatiques d’idées simples et générales, mais sans prétention à fonder des concepts connus depuis la nuit des temps, devient à partir de la seconde moitié du dix-neuvième (le positivisme), et pendant tout le vingtième siècle, rhétorique pédante inutilement complexe. Déjà, Ernest Renan s’agaçait de ces inventeurs de théories prétendument nouvelles, à noms en néologismes, qui ne faisaient que dire « en mauvais français » ce que tout bon esprit avait vu aussi clairement depuis deux cents ans.
Jean Paulhan aura au moins eu le mérite (et le courage !) de penser sur les méfaits de la rhétorique ; « de même, écrit G. Picon, que Paulhan trouve l’écrivain moderne trop ambitieux quant au champ de ses pensées, il le trouve bien audacieux quant aux solutions qu’il propose. » La « Terreur » de Paulhan, c’est un peu le « Soupçon » de Sarraute. Quel remède ?…

Paulhan se défend d’en proposer, et il ne se fait guère d’illusions sur les méfaits de la rhétorique : il sait fort bien que si la terreur est là, c’est que la rhétorique l’a provoquée. Pourtant le voici qui dissipe quelques-uns des fondements de la terreur. Il nous montre très bien que ce qui est perçu comme cliché n’est pas cliché pour celui qui l’écrit, mais expression sincère ; il nous laisse à penser qu’un roman, après tout, peut être romanesque ; que les fleurs du style (comme celles de Tarbes) ont leur séduction. Plus généralement, il nous laisse entendre qu’il ne peut y avoir de littérature sans un acte de foi envers le langage. La terreur repose sur une illusion concernant le rapport de la pensée au langage. C’est une erreur de croire qu’une expression, pour être neuve, sincère, entière, doit refuser les cadres et les appuis que le langage nous propose.
(Panorama de la nouvelle littérature française, G. Picon)

Qu’il ait fallu en arriver à formuler une telle pensée indique assez les ravages des théories d’un siècle décidément bien trop intellectuel pour être véritablement artiste !

Au moment où Gaëtan Picon achève son ouvrage, Raymond Aron développe une pensée libérale conservatrice ; la sémiologie, le structuralisme, en rejetant le point de vue de l’humanisme ethnocentré, ont provoqué une rupture inédite depuis René Descartes. Au théâtre, Ionesco triomphe. Et le Panorama se termine par ces mots qui pourraient être la devise de presque toute la littérature du vingtième siècle : « une création qui suit son cours bien qu’elle sache ne mener à rien. »

 

Lecture conseillée :

  • Picon, Gaëtan, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, éd. Gallimard, 1976

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