Une histoire de la littérature française, de Kléber Haedens – La littérature vivante

François Boucher, Allégorie de la poésie, 1760
François Boucher, Allégorie de la poésie, 1760

J’étais fort curieux de lire l’Histoire de Kléber Haedens, écrite à vingt-huit ans seulement et qui révèle sinon du génie, du moins une curiosité digne d’un normalien, une mémoire prodigieuse, et une large culture.

Dès l’ « Introduction », l’auteur donne le ton : son histoire sera plurielle, vivante, biographique et nécessairement subjective. Sans prétendre à l’exhaustivité, elle ne sera pas sélective, et embrassera les auteurs de langue française dans leur vastitude. Elle sera moins une recension académique des écrivains et de leurs styles, qu’un catalogue de vies d’artistes accompagnées de jugements sur le vif. Enfin, elle sera soumise aux préjugés de l’époque, car l’histoire de notre littérature n’est pas une matière morte : elle se transforme avec la succession des âges.

Dans le grand ciel de la littérature, les œuvres entreprennent une révolution séculaire, passant dans les rayons d’un soleil qui ne les baigne jamais de la même lumière et revenant à l’ombre où elles s’enrichissent de nouveaux pouvoirs et de nouveaux secrets.
(K. Haedens, Une histoire de la littérature française)

Cette histoire qui a bien des qualités a aussi bien des défauts. La jeunesse de l’auteur se fait un peu trop sentir dans l’analyse, candide, expéditive, plus poétique que vraiment savante et critique. Charles d’Orléans ? — « il chante l’amour et puis s’en moque, vit pour le printemps, pour l’été, ne se met jamais martel en tête et s’enivre avec la rosée. » Ronsard ? — il « laisse derrière lui des traces lumineuses et tout un ciel semé d’étoiles, un univers terrestre et divin, plein de forêts, d’oiseaux et de fontaines. » Malherbe ? — « le lieu commun le plus banal […] lui semblait propre à son exercice. Et c’est, soudain, dans une ode bien conventionnelle, que nous voyons surgir des mots adorablement réunis pour la grâce, effaçant d’un seul coup, d’un mouvement tremblant et fragile, l’univers terrestre au-dessus duquel ils planent et s’élèvent. » On est loin du positivisme lansonnien ; cet exercice anti-académique, cette poétisation superficielle et puérile de la critique, qui d’abord rafraîchit l’esprit, finit par agacer ; et l’on a finalement moins le sentiment de lire une histoire des lettres qu’une revue des écrivains au ton concis, abstrait et péremptoire. Cette concision frôle parfois l’erreur de jugement. Ainsi, Kléber Haedens ne voit pas le caractère mordant et désabusé de Du Bellay, typique d’un esprit français porté sur le réalisme qui n’a jamais cessé de se manifester, et a toujours tiré nos lettres vers la terre plutôt que vers le ciel ; il omet cette précision, que les géants de Rabelais doivent s’interpréter comme des personnifications de l’esprit humaniste ; on lui a reproché d’avoir consacré moins de page à Victor Hugo qu’à Gérard de Nerval : c’est vrai qu’il est injuste avec le monstre sacré du romantisme. Puis, il survole trop légèrement l’enchaînement des courants littéraires (que l’on compare cette lecture avec celle de Paul Bénichou, pour entrevoir l’abîme qui les sépare), et dans sa précipitation à tout embrasser, tantôt va trop droit au but et saute les marches, tantôt manque cruellement de nuance, et méprise ou dédaigne avec violence (lire ses pages sur le Parnasse, Heredia ou Zola). Enfin, son ouvrage n’est pas exempt de contradictions : par exemple, pourquoi démonter avec tant de verve l’entreprise hideuse du Nouveau Roman, pour ensuite saluer Ionesco ?…

Mais les défauts de l’Histoire de Kléber Haedens sont aussi ses qualités. L’écriture sent bon la jeunesse : elle est d’un passionné, ironique et pleine de sève, à rebours des traités académiques. L’on y retrouve avec plaisir les méconnus, les oubliés de l’ombre du temps qui passe, Henri Estienne, Étienne Pasquier, François de La Noue. L’auteur a parfois de ces formules heureuses qui vous résument un homme, une époque, ou qui s’abattent comme un couperet. Le classicisme ? — « une poignée d’écrivains, quelques hommes prodigieusement doués et sûrs d’eux-mêmes, ont réuni les trésors de l’esprit français en faisceau. » L’arnaque des néoromanciers ? — « le peintre Bernard Buffet demande pourquoi on trouve des gens qui achètent des tableaux abstraits au lieu de les peindre eux-mêmes. Pour le nouveau roman la même question se pose. » Il arrive également que les hypothèses les plus hardies du jeune auteur ne soient pas si mal défendues : lisez les pages consacrées à Balzac et dans lesquelles il affirme, courageusement, que le créateur de la Comédie humaine était « tout le contraire » du réalisme. Il faut bien convenir enfin, et j’en terminerai là, qu’il y a des jugements qui surprennent par leur intelligence : par exemple, son intuition sur Simenon n’est toujours pas démentie par les ans.

Kléber Haedens, c’est amusant, a provoqué malgré lui dans nos lettres un micro-courant des études historiques subjectives et passionnées. Ainsi, Lucien Rebatet s’inspirera de cette Histoire pour sa propre Histoire de la musique, ajoutant même devant son titre, à l’imitation de celui qui fut son ami, l’indéfini précieux qui brise l’académisme. Et l’Autre histoire de la littérature française, de Jean d’Ormesson, sera évidemment écrite en référence à celle de son illustre prédécesseur.

 

Lecture conseillée :

  • K. Haedens, Une histoire de la littérature française

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