Morales du grand siècle, de Paul Bénichou – Corneille, Molière et le jansénisme

Au moment où Paul Bénichou, normalien, docteur et agrégé, écrit Morales du grand siècle, la thèse couramment admise, systématisée d’ailleurs par Ferdinand Brunetière, est que le dix-septième siècle fut en France l’affrontement entre la littérature du « sublime, du brillant, du romanesque, et celle de la nature et de la vérité. » Il y aurait eu d’abord « le temps des beaux sentiments, des romans, des poèmes héroïques, et de la poésie brillante », temps de « l’agitation aristocratique » ; ensuite, le moment du « triomphe de la raison et de la nature, celui de la royauté louisquatorzienne, déjà embourgeoisée. » L’on donnait alors comme date fatidique, date du basculement entre le système de valeurs du monde féodal et celui du monde moderne, l’année 1660.

Mais l’opposition ainsi établie au sein du XVIIè siècle entre deux tendances fondamentales, quand on entreprend de la décrire sur le plan moral, et non plus sur le plan littéraire, tend à changer sensiblement d’aspect. Les termes n’en sont plus, désormais, l’imagination qui va au grand, et le bon sens en quête de vérité, pas même la religion de l’idéal et celle du réel. Il s’agit d’un débat, plus passionné et plus direct, sur l’excellence ou la médiocrité de la nature humaine.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Paul Bénichou ne nie pas que le dix-septième siècle ait été le « dernier champ de bataille entre la féodalité et le monde moderne ». Seulement, il propose de décrire littérairement ce siècle des moralistes au point de vue des morales, et dévoile ainsi de ce siècle des oppositions nouvelles. Des morales, il en distingue trois particulières, qu’il expose, détaille et analyse, avec toutes leurs spécificités : 1° celle de Corneille, héroïque, « qui ouvre un passage de la nature à la grandeur » ; 2° celle de Pascal, chrétienne, « qui donne au néant la nature humaine tout entière » ; 3° celle de Molière, mondaine, « sans illusions et sans angoisse, qui nous refuse la grandeur sans nous ôter la confiance ».

1. La morale héroïque de Corneille

Les analyses de Pierre Corneille (1606-1684), auteur du Cid et de L’Illusion comique, d’Horace et de Cinna, sont bien connues. Les uns l’érigent en grave classique triomphant, les autres en dramaturge de la volonté mâle, au contraire de Racine, promoteur d’un théâtre de femmes où les passions dominent (J. d’Ormesson). Bénichou ne nie pas fondamentalement la pertinence de ces deux analyses ; mais il voit dans Corneille, d’abord et avant tout, un auteur à l’esprit résolument féodal.

Ce qui frappe d’abord, chez […] Corneille, c’est le ton exalté, l’attitude glorieuse des héros [qu’il offre] en modèle au public.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Le dramaturge, en effet, étale dans ses pièces une forme de sublime féodal, qui consiste en ces « vieilles idées d’héroïsme et de bravade, de magnanimité, de dévouement et d’amour idéal, ce qui s’oppose aux tendances les plus modernes de l’aristocratie à la simple élégance morale ou à l’honnêteté. » Le théâtre de Corneille, précise encore P. Bénichou, c’est l’apologie d’une forme de passion, inséparable de la tradition noble, et la mise en valeur d’un orgueil noble qui flatte la nature du moi. Les héros de Corneille, pour le dire en un mot, constituent les types mêmes de ces fiers seigneurs du grand temps féodal, très conscients de leur nature et de leurs valeurs. Et puisque dans cette façon de voir le monde, il serait honteux de ne se limiter qu’aux petites ambitions, ils érigent en une règle stricte le devoir de s’élever au-dessus du vulgaire.

L’amour emphatique des grandeurs et le penchant à se célébrer soi-même marquent à peu près indistinctement tous les caractères de Corneille : à tous la « gloire » imprime le même air de famille.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Si les héros de Corneille n’étaient qu’orgueilleux, même noblement, ils seraient pécheurs et détestables ; ils ne le sont pas, car ils rencontrent systématiquement un obstacle sur leur chemin, qui transforme, en quelque sorte, leur orgueil en une vertu « rare et héroïque ». Ils disent, presque sans exception, « non » à une force supérieure, contre laquelle ils seront vaincus peut-être, mais qui leur assurera, dans la lutte, la gloire. Corneille, écrivait G. Lanson, est le triomphe de la volonté et de la raison ; de la passion et de la gloire, corrige P. Bénichou. Ses héros sont sublimes parce que glorieux, au-delà même des considérations morales.
Tout cela peut paraître assez abstrait au lecteur ; pour mieux comprendre l’analyse de P. Bénichou, attardons-nous sur l’exemple du Cid. La pièce est connue : Rodrigue, amoureux de Chimène, provoque en duel le père de son amante. Pour G. Lanson, Rodrigue est raisonnable : il ne cède pas au sentimentalisme et va jusqu’au duel ; la fin de la pièce, heureuse, acte le triomphe de sa volonté. Mais pour P. Bénichou, si Rodrigue va jusqu’au duel, c’est en considération même de son amour, et non en dépit de lui, car en vengeant son père il fait triompher la gloire, et devient digne de l’amour de Chimène. Corneille, en somme, n’oppose pas dans Le Cid l’honneur et le cœur ; il les confond.

C’est [la] synthèse en quelque sorte officielle de la contrainte et du sentiment que l’on trouve chez Corneille.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Ici, une mise en garde s’impose : il ne faudrait pas laisser croire au lecteur de cet article que P. Bénichou inscrit Corneille dans une continuité poétique médiévale. Il y a bien une rupture chez le dramaturge, en ce qu’il soumet ses héros à une raison nouvelle qui les plonge dans de terribles dilemmes, là où le moyen âge courtois plaçait sans tergiversation l’amour au-dessus de la raison. Lancelot, qui hésite une seconde avant de monter dans la charrette infamante, se fait tancer vertement par Guenièvre ; Rodrigue, lui, eût philosophé cinq actes durant devant la même charrette, et Corneille l’eût sauvé finalement par une conciliation un peu forcée, sans doute, entre le devoir et l’amour. Dans le sublime cornélien, écrit P. Bénichou, plus raisonnable, « le moi s’affirme, et s’épure en même temps, dans le sens du bien. »

C’est sa morale même, qui devait perdre Corneille : elle était contraire à l’air du temps, à la marche de l’histoire qui allait vers l’absolutisme, et la mise au pas de l’aristocratie farouche. Fondée sur l’orgueil et la grandeur glorieuse, elle faisait évidemment écho, suggère P. Bénichou, aux protestations de la noblesse contre le pouvoir. C’est bien aux rois, et surtout à leurs ministres influents, que s’adressent les suggestions, les mises en garde des pièces du dramaturge… en particulier quand elles concernent la tyrannie.

La tyrannie est la ruine de la monarchie : elle ouvre la porte à la subversion totale. Cet argument sera repris par tous les théoriciens du gouvernement aristocratique : de Fénelon à Montesquieu, ils prétendront montrer aux rois leur perte là où ils croient voir leur grandeur.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Corneille périclita donc, et Racine triompha.

2. Le jansénisme, idiot utile de l’absolutisme

Racine fut janséniste, comme Pascal ; c’est pourquoi P. Bénichou, avant de s’intéresser à Racine, s’attache à définir le jansénisme, et à expliquer en quoi il participa à la destruction du héros cornélien.

Le jansénisme, apparu au dix-septième siècle et dont le bastion fut Port-Royal, pour le définir en deux mots, est le parti religieux qui nie 1° la possibilité pour l’homme d’obtenir sa grâce par lui-même, et, par extension, 2° tout prolongement héroïque ou divin de sa nature. Promoteur d’une morale rigoureuse, il s’en prend au relâchement des mœurs. Il influença Nicole, Pascal, La Rochefoucauld, Racine et Boileau. Ce christianisme pessimiste, observe P. Bénichou, qui refuse à la créature de goûter Dieu dans ce monde parce qu’il est marqué du péché originel (ce sera de Maistre), et ne voit dans ses vertus que des intérêts d’amour-propre, s’oppose en tout au christianisme optimiste de la féodalité aristocratique, celui de Corneille, celui de l’humanisme aussi, pour qui l’Homme, création de Dieu, touche à la perfection à cause de cela même, et doit être par conséquent digne de confiance.

La théologie janséniste est destinée à écraser, non pas le matérialisme, mais plutôt toute forme de spiritualisme, même chrétien, qui ne s’accompagne pas d’une négation absolue des valeurs humaines, toute forme de vertu ou de grandeur suspecte de pactiser avec la nature et avec l’instinct. Le XVIIè siècle a connu un idéalisme optimiste, confiant jusqu’à un certain point dans les mouvements naturels de l’homme. C’est là le véritable adversaire du jansénisme.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

On l’aura compris, le jansénisme ne pouvait qu’être hostile au héros cornélien. « Le héros, écrit P. Bénichou, tel que Corneille l’avait conçu, cette nature plus grande que nature, ce type d’homme plus qu’homme, qui fut le modèle idéal de l’aristocratie tant qu’elle demeura fidèle à sa tradition, n’a pas de pire ennemi que le pessimisme moral qui va de pair avec la doctrine de la grâce efficace. » Là où Corneille invoquait la gloire, les jansénistes lui opposent l’amour-propre. L’ambition, la grandeur, idéales chez Corneille, ne deviennent plus qu’intéressées chez les jansénistes. Ces derniers refusent même la possibilité d’une ambition vertueuse ; pour eux, toute ambition est mauvaise nécessairement. On se souvient de Valmont, dans les Liaisons dangereuses, qui s’étonne du plaisir qu’il éprouva en faisant le bien, et commence à croire que les gens vertueux n’ont pas tant de mérite que l’on se plaît à le dire (lettre XXI) ; c’est exactement cela, que dénonce l’esprit janséniste : le bien, dans cette manière de voir le monde, ne pourra jamais être pur, car il sera toujours une caresse de l’amour-propre.

L’homme n’est pas grand. Le désir qu’il a de se grandir ne le grandit pas. Telles sont les deux vérités sous lesquelles doit succomber la morale glorieuse.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Quand P. Bénichou analysait la morale de Corneille héritée du moyen âge, cette morale héroïque teintée de raison, il n’oubliait pas de la rattacher à son époque, et de la mettre en relation avec l’affaissement de la vieille aristocratie. Il fait de même avec la morale janséniste. Est-elle une philosophie éternelle de l’homme ? interroge-t-il ; sans doute, dans l’esprit de ses promoteurs ; mais aussi, inconsciemment peut-être, une réaction aux événements de l’époque.

Nous sommes à dix ou vingt ans de l’échec de la Fronde, au moment du plus grand affaissement politique de la noblesse qui se soit encore jamais vu ; la discipline monarchique n’a connu en aucun temps pareil degré de force, et l’individu noble pareil degré d’impuissance.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Le janséniste, en vérité, est dégoûté du noble féodal ; en partie lié avec la bourgeoisie austère (Boileau), il s’en prend à l’étalage aristocratique, et à son gaspillage insupportable. Tenté parfois lui-même par la Fronde, comme La Rochefoucauld, vaincu, humilié, il est désillusionné, et par rancœur s’attaque à la vieille gloire aristocratique, qu’il a voulu obtenir et qu’on lui a refusée. Ainsi le jansénisme, paradoxalement, en luttant contre les vieilles idées féodales portées par Corneille, aida au triomphe de l’absolutisme.

Le jansénisme avait aidé la couronne absolutiste à mater l’aristocratie, en condamnant sa morale et ses valeurs, en ruinant son sublime. Mais la rigueur morale du jansénisme était telle, qu’elle préconisait à la conscience d’aller contre l’autorité, en cas de nécessité. La couronne ne le pouvait supporter ; alors, après s’être appuyée sur Port-Royal pour mater la noblesse, elle l’anéantit sans pitié.

3. Racine ou l’austérité : la mise au pas du sublime

Pour Paul Bénichou, Racine, c’est le théâtre janséniste fondu au goût de la cour de Versailles ; il est en cela dans une rupture évidente avec Corneille, et parfaitement représentatif de son époque.

La tragédie de Racine peut être considérée comme la rencontre d’un genre littéraire traditionnellement nourri de sublime avec un nouvel esprit naturaliste délibérément hostile à l’idée même du sublime.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

La Thébaïde, Alexandre, ses premières pièces, gardent encore en partie les codes du sublime, et P. Bénichou montre bien en quoi elles ressemblent à Rodogune, à Cyrus. La vraie rupture, le rejet simultané de l’héroïsme et de la tendresse, — deux caractéristiques de l’idéalisme propres à Corneille —, intervient avec Andromaque, tragédie dans laquelle Racine rompt définitivement avec la morale héroïque. Dans Bajazet, dans Phèdre, le dramaturge « reprend » et « approfondit » sa « psychologie de l’amour », l’élément, pour P. Bénichou, « le plus ouvertement et le plus violemment contraire à la tradition. »
L’amour violent et meurtrier de Racine, en effet, se veut contraire à la tradition héroïque de l’amour courtois, qui est celui de la chevalerie romanesque. L’amour total, galant jusqu’à la soumission, est remplacé chez Racine par un amour plus brutal, qui cohabite avec la haine, qui en est même le plus souvent inséparable.

La passion brutale et possessive que Racine a substituée à l’amour idéal de la chevalerie, en même temps qu’elle se meut dans les limites de la nature, est impuissante à y trouver son aliment et son équilibre : c’est par là surtout que la psychologie de Racine se rattache aux vues inhumaines de Port-Royal.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Le héros de Corneille, plein de passions, demeure libre toujours de raisonner ; celui de Racine, en revanche, est tout entier possédé par ses passions : il perd sa liberté dans le sentiment. Racine, comme La Rochefoucauld, « rabaisse l’homme au niveau de la nature. » Les héros de Corneille clament leur sublime haut et fort ; ceux de Racine s’analysent en discourant, et se découvrent eux-mêmes progressivement, avec horreur. « C’est tout l’abîme, écrit P. Bénichou, qui sépare la psychologie naturaliste du bel esprit héroïque, et la force des faits de celle du sublime ».

Je disais, avec P. Bénichou, que Racine est le mélange de l’esprit janséniste, avec le goût de Versailles. L’esprit janséniste, P. Bénichou vient de le décrire ; poursuivant sa thèse, il révèle en quoi le fond racinien, et surtout le style si souvent commenté (lire l’article admirable de Léo Spitzer, L’effet de sourdine dans le style classique : Racine), épouse la mode courtisane.

Racine n’a pas toujours fait régner la brutalité de la nature sur les ruines du sublime ; en bien des cas, il s’est contenté d’adoucir, d’apprivoiser la gloire ; il a humanisé l’héroïsme, affiné l’orgueil, attendri le bel amour.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Sur le style, Racine, relève P. Bénichou, est le reflet de son époque, caractérisée, nous l’avons déjà dit, par l’apprivoisement progressif de l’aristocratie rebelle ; le dramaturge se fait ainsi, par l’écriture, la quintessence de « la victoire élégante et tranquille de la règle ». Nous comparions tout à l’heure les héros de Racine et de Corneille ; nous pourrions ajouter que ceux du second, avec le recul, paraissent aussi furieux que ceux du premier mesurés, de meilleur goût, pour reprendre le mot de Vauvenargues. Les héros de Corneille tiraient contre le despotisme des tirades sublimes, ceux de Racine se lamentent, et gémissent ; les temps ont changé ! — et la majesté, chez l’auteur de Phèdre, remplace la grandeur héroïque.

4. La morale mondaine de Molière

On a longtemps fait de Molière le chantre d’une certaine philosophie bourgeoise. Pourtant, cette « prétendue inspiration », écrit P. Bénichou, « soulève, sitôt qu’on lit sans préjugé l’ensemble de son théâtre, d’invincibles objections. » Il ne faudrait pas croire en effet que Molière, poète de cour, vante les valets et critique les privilèges ; une lecture plus nuancée de ses œuvres montre qu’il y a chez lui une poésie du privilège qui en devient presque une justification (« Les coups de bâton d’un dieu / Font honneur à qui les endure », s’exclame un personnage d’Amphitryon), ainsi qu’une moquerie dédaigneuse du valet qui le plus souvent, servile par admiration, ne cherche qu’à singer son maître.

L’ironie avec laquelle Sganarelle répète les attitudes de Don Juan est celle d’un inférieur, plus abasourdi que vraiment moqueur. […] On a reproché à Molière d’avoir couvert de ridicule en Sganarelle le défenseur de la morale et de la foi ; mais, quel que fût son sentiment personnel sur Don Juan, et si l’on considère que le personnage du valet lui était déjà fourni par la tradition, il devait à la nature même de son sujet et à des données sociales impossibles à changer de peindre Sganarelle tel qu’il l’a peint, à la fois scandalisé et ridicule, indigné et bredouillant, en état de perpétuelle protestation et de perpétuelle déconfiture.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Molière, en fait, est moins bourgeois qu’aristocrate ; dans Le Bourgeois gentilhomme, il se moque plutôt de la bourgeoisie, et la distingue à son désavantage de la belle société. Quand il persifle les Femmes savantes, il les tourne en ridicule précisément parce qu’elles déshonorent leur condition (les précieuses en effet, rappelle P. Bénichou, vont rarement à la cour, car elles n’y sont pas les bienvenues). On voit que dans ces trois pièces, « le ridicule, écrit P. Bénichou, […] frappe la prétention roturière, l’effort laborieux du petit monde pour égaler le grand. »
Si Molière a tant de succès à la cour, c’est donc parce qu’il partage avec elle le mépris du bourgeois, et le caricature avec tous ses vices (l’avarice, l’absence poétique, la jalousie, la couardise), pour son plus grand plaisir ; là où le dramaturge se permet des attaques contre les aristocrates corrompus (tel Don Juan), il s’en prend plus généralement au type même du bourgeois. La morale de Molière, par conséquent, moins qu’une morale bourgeoise, doit être plutôt recherchée dans « ce composé de vertus solides et adroites où s’exprime finalement l’équilibre de la civilisation courtisane. » Molière, en d’autres termes, c’est la morale de cour ; et quelle est cette morale ? — un état d’esprit centré sur la recherche du plaisir.

La monarchie a encouragé, aux dépens des traditions de la chevalerie courtoise, une philosophie facile dont l’agrément devenait le centre. D’une façon générale, le XVIIè siècle enregistre, dans l’esprit aristocratique, un progrès sensible de la philosophie du plaisir, qui se donne pour la philosophie du monde et des temps nouveaux. Non seulement les « honnêtes gens » rompent des lances contre l’antique sévérité, qui n’est plus évoquée que sous sa forme bourgeoise, toujours ridicule, mais les conquêtes mêmes de la morale courtoise apparaissent comme les fruits d’un idéalisme désuet. Molière ne s’en prend pas seulement aux parents ou aux barbons tyranniques, mais aux Précieuses.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Et nous touchons maintenant à la véritable philosophie de Molière. P. Bénichou, d’abord, a montré comment Corneille développait dans ses pièces une morale héroïque empruntée au moyen âge, ajoutée d’une raison nouvelle propre au grand siècle ; puis, il a montré comment Racine, sous l’influence du jansénisme, avait brisé le sublime cornélien, et instauré un nouvel esprit naturaliste hostile à l’idée même du sublime, à cause d’une vision pessimiste de la nature humaine. Poursuivant sur sa lancée, P. Bénichou passe à Molière, et en une centaine de pages pleines d’érudition, met en évidence le naturalisme nouveau porté par l’auteur du Bourgeois gentilhomme, naturalisme optimiste inspiré de l’esprit de cour, fidèle d’ailleurs à une certaine tradition française.

Le naturalisme de Molière consiste donc moins à dénoncer la présence de l’instinct naturel sous ses déguisements idéaux, comme feraient Pascal ou Nicole, qu’à dénoncer la sévérité elle-même, à laquelle Pascal et Nicole aboutissent, comme un déguisement de l’agressivité et de l’égoïsme. La puissance irrésistible de la nature engendre ici une irrésistible indulgence qui se communique, au moins par le rire, à toutes les formes, même les moins belles, du désir.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

La morale de Molière a quelque chose de rousseauiste, ou plutôt de rabelaisien (P. Bénichou rappelle, fort à propos, que Rousseau ne fut pas tendre avec Molière, pour des raisons que nous allons évoquer) : puisque la nature de l’homme est bonne, il se moque des règles qui la brident trop sévèrement. « Et dans les mouvements de leurs tendres ardeurs, dit Mercure dans Amphitryon, / Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’on pense. » L’on ne s’étonnera pas, donc, au lu de ce qui précède, que Molière défende les précieuses quand elles promeuvent contre leurs ennemis l’amour naturel et le plaisir, puis les condamne, dès « qu’elles se croient tenues de mépriser l’amour pour échapper à l’infériorité féminine » ; qu’il critique leur idéalisme moral, qui n’est qu’orgueil, et ambition secrète de la femme de dominer l’homme, de « l’attacher sans rien lui accorder » ; qu’il pourfende ce féminisme revanchard qui veut répondre à l’oppression par le désir d’opprimer ; qu’il se moque des barbons rigoristes partisans de la soumission exagérée de la femme à son mari ; qu’il défende la dépense et la galanterie, et combatte l’antique rusticité ; qu’il condamne la barbarie des mœurs turques, la jalousie espagnole ou italienne, et le conservatisme misogyne bourgeois.

[Il est] impossible de faire passer pour une protestation du bon sens bourgeois ce qui chez Molière est la protestation de l’esprit nouveau contre des préjugés et des mœurs spécialement ancrés dans la bourgeoisie. […] C’est bien dans des bourgeois que Molière a incarné la morale qui condamne l’amour et la femme. […] Les maximes des barbons sont rarement sans porter les traces d’une infériorité sociale.
[…]
Rien ne semble plus contestable, sitôt qu’on remet Molière dans son siècle, que l’opinion, mise en circulation deux cents ans après, selon laquelle Molière est le défenseur de la famille bourgeoise.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Molière, à dire le vrai, est plutôt libéral, au sens philosophique ; de même qu’il pense qu’une trop forte contrainte ruine la famille, de même il pense qu’en religion un zèle excessif ruine la piété, et que la confiance encourage la fidélité, alors que la jalousie crée la haine et la révolte. Il est naturaliste en cela qu’il éprouve une répulsion instinctive pour tout ce qui bride les élans naturels de la vie. « Ce qui distingue Molière, précise encore P. Bénichou, ce n’est pas tant d’avoir représenté l’instinct tout-puissant, mais d’avoir accepté sympathiquement cette toute-puissance. » C’est dire que le dramaturge, au contraire de ses barbons acariâtre, ne se défie pas de la nature, mais l’encourage.

Sa philosophie de la nature rend illusoire les prétentions de la morale romanesque, mais demeure dépouillée de tout esprit de dénigrement, de toute idée chagrine du bien et du mal. Elle s’accompagne d’un mouvement favorable au désir, et par là fait apercevoir plutôt qu’un juste milieu entre l’esprit bourgeois et la galanterie précieuse, une autre attitude qui les dépasse tous deux.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

En s’attaquant de manière systématique aux barrières visibles de son temps, celles justement qui empêchent la nature humaine de s’épanouir, Molière se fait, malgré lui, le miroir formidable des idées moyennes qui lui sont contemporaines. Son génie est propre au registre même du comique : c’est celui de l’observation des caractères, des habitudes, et de leur cruelle moquerie. Lire les pièces du dramaturge, y comprendre les habitudes tournées en ridicule, c’est embrasser l’époque. Ainsi, Les Femmes savantes, Les Précieuses ridicules témoignent de la guerre des sexes au grand siècle, autant que le Tartuffe de la bigoterie perçue comme insupportable — et dont l’origine est à rechercher dans la distinction progressive, depuis l’humanisme, de la superstition et de la religion, puis de l’assimilation de l’une et de l’autre. Molière, sur ce sujet, a cent ans d’avance, et parle comme Voltaire.

Aujourd’hui comme alors le bigot passe également pour fanatique et pour hypocrite : cette double flétrissure ne paraît pas contradictoire au public, qui imagine fort bien ensemble la sévérité violente et l’égoïsme.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Molière, dans sa critique du dévot, était bien fidèle à l’esprit de la cour. « La monarchie, rappelle P. Bénichou, surtout dans ses périodes de bonheur, était solidaire d’un certain épanouissement de la vie, au moins dans les hautes classes. » Louis XIV a toujours soutenu Molière ; il me faut encore citer P. Bénichou, parce qu’il dresse en quelques lignes très éclairantes un tableau des rapports entre la morale de Molière et la monarchie éclairée :

C’est un pouvoir qui se veut riche et fait refluer sa richesse sur la partie de la société qui l’entoure ; qui se veut aisé en un certain sens, et qui, dans ce qu’il a de meilleur, prétend contenter pour régner. Le XVIIIè siècle fera la théorie de cette monarchie éclairée, qui coordonne les progrès et les développements naturels, comme la raison coordonne les désirs sans les contrarier. La morale de la raison, de la raison accordée aux choses, cette morale qui est celle de Molière, s’est développée parallèlement aux progrès de la monarchie : avant de s’élargir en une doctrine de l’État et du monde, ouvertement dressée contre l’esprit de contrainte et la religion, elle existait déjà, au temps de Louis XIV, sous la forme, plus modeste, d’une théorie de la sagesse personnelle et civile.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Pour Molière, il faut aller au plaisir en suivant sa nature ; dans son milieu, dans son siècle, suivre sa nature, c’est profiter sans aigreur des plaisirs de Versailles. C’est pourquoi le dramaturge, dans Le Misanthrope, caricature violemment l’asocial, et l’affuble de tous les ridicules. On comprend que Rousseau, rigoriste, austère, asocial aussi jusqu’à la paranoïa, défavorable au plaisir et plutôt révolutionnaire que conservateur, ait abhorré la pièce : il a dû se sentir lui-même tourné en ridicule !

Alceste incarne, et réfute, l’idéalisme réformateur, que Molière a dépeint en lui de la façon la plus défavorable, en le rattachant à un tempérament mal équilibré, à la fois persécuteur et susceptible, égoïste et malheureux, désemparé et violent.
[…]
Il n’y a rien à ajouter ni à changer à la fameuse critique que Rousseau a faite du Misanthrope dans sa Lettre à d’Alembert : il est bien vrai que Molière, tout en donnant à son personnage le langage de la vertu idéale, l’a montré exagérément sensible à ses misères personnelles, embarrassé dans l’application de ses principes, et ridiculement violent dans ses bagatelles. […] « Le misanthrope et l’homme emporté, dit Rousseau, sont deux caractères différents : c’était là l’occasion de les distinguer. »
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Alceste, qui « brandit la revendication subversive de justice et de vérité comme l’arme habituelle et vengeresse des faibles », dissimule, derrière ses charges puériles contre la société, sa douleur de n’y pas être bien placé. Le Misanthrope critique le misanthrope, c’est bien là le fond du drame.

Le débat esquissé dans Le Misanthrope devait se prolonger plus de cent ans. L’opposition de ces deux attitudes qu’on pourrait définir, l’une par le goût de la facilité uni à la soumission, l’autre par l’esprit de justice joint à la nostalgie des mœurs simples, emplira jusqu’au bout l’ancien régime. Dans ce conflit, chacun des adversaires a son prestige, chacun ses tares : docilité d’un côté, haine du progrès de l’autre. Alceste était déjà la caricature des gens du dernier parti, faite par un homme du premier.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

À Corneille le sublime, à Racine le néant, à Molière le plaisir ! Molière est tout sauf un bourgeois : il est l’incarnation même de l’esprit de cour, l’auteur des pièces galantes dont elle raffole, des pastorales, des « comédies-ballets » à intermèdes musicaux ; et sa philosophie est moins à rechercher dans un quelconque système bourgeois, que dans l’idée du naturalisme optimiste, en vogue alors autour du roi.

Conclusion

Paul Bénichou, dans Le Sacre de l’écrivain, battait en brèche l’idée d’une rupture entre les dix-huitième et dix-neuvième siècles ; dans Morales du grand siècle, il avance l’idée d’une continuité d’esprit entre les dix-septième et dix-huitième siècles. Corneille, les jansénistes, Molière, en effet, forment un amas d’idées dont l’origine leur est largement antérieure, et qui produiront les fruits du siècle des Lumières.

Le grand siècle, trop souvent admiré ou combattu pour les seules puissances de contrainte qu’il renferme, témoigne déjà en faveur d’une conception de l’homme civilisé qui n’a cessé de se fortifier et de s’élargir après lui, que notre temps prétendrait en vain rejeter, et qu’il appartient à un avenir peut-être plus proche qu’il ne semble de sauver et d’approfondir encore.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Mais c’est une autre histoire…

 

Lecture conseillée :

  • Bénichou, Paul, Morales du grand siècle, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio essais », 1988

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