Glenn Close, huit fois nommée aux Oscars, n’en a jamais reçu ; elle n’eût joué pourtant que dans Les Liaisons dangereuses qu’elle l’eût mérité amplement – car elle incarne à la perfection cette Merteuil de Laclos, « amas d’horreurs », dont le cynisme confine à la démence. La scène dernière du film de S. Frears donne des frissons : jamais regard n’exprima mieux la vanité mise à nu !
Le mot de vanité, en ce qui concerne Les Liaisons dangereuses, nous vient aux lèvres automatiquement, comme ceux d’orgueil et d’amour-propre ; car ce roman épistolaire s’inscrit bien dans la veine la plus pure du réalisme français. Je ne parle pas ici du strict courant que l’on date du dix-neuvième, mais de cette large tradition littéraire qui, au contraire de Rousseau (cité malgré lui avec tant d’ironie par Laclos), voit dans l’homme un mal qui lui est inhérent, et dans ses rapports avec autrui un calcul permanent de ses intérêts. J’invoque ici les grands moralistes, La Bruyère et La Rochefoucauld, mais aussi Balzac, Stendhal et Flaubert, Zola et Maupassant.
Ainsi le vicomte des Liaisons, ayant prodigué ses largesses à une famille chassée de sa demeure par la misère, fait du bien qu’il en ressent une analyse digne de l’auteur des Maximes :
J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien ; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire.
(Lettre XXI, de Valmont à Merteuil)
On a pu dire, ici et là, que les Maximes étaient l’œuvre d’un libertin, en ce qu’elles justifiaient les vices et démasquaient l’hypocrisie des vertus. C’eût été l’avis de Merteuil, qui n’est pas en reste à côté de Valmont ; elle, plus adroite encore que son compagnon de débauche, ne craint pas de décortiquer l’égoïsme de Volanges, la plus vertueuse en apparence, la plus innocente des créatures ; et l’on est en même temps frappé et terrifié par la justesse sinon implacable, du moins fort vraisemblable de sa conclusion :
Tourmentée par le désir de s’occuper de son amant, et par la crainte de se damner en s’en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier ; et comme elle renouvelle cette prière à chaque instant du jour, elle trouve le moyen d’y penser sans cesse.
(Lettre LI, de Merteuil à Valmont)
Vraiment, on se demande comment l’auteur de ces lettres a pu être un « rousseauiste appliqué » (F. Marmande). Rousseau condamnait la société corruptrice de l’homme, cette société qui s’opposait à l’amour pourtant naturel de Julie et de Saint-Preux ; Laclos, dans les Liaisons, a plutôt l’air de condamner l’homme qui s’émancipe des règles sociales, et viole les lois des mœurs et de la morale. Quel abîme sépare les épanchements de Valmont, et ceux de Saint-Preux ! Quelle froideur, quel cynisme de l’un, à côté des chaleurs de l’autre !
Mais, je le répète, Les Liaisons dangereuses sont moins une œuvre libertine qu’une œuvre moraliste ; et qui prendrait Merteuil ou Valmont pour modèles, n’aurait pas compris cet ouvrage qui est une mise en garde contre le paraître et la vanité. L’absence d’une morale clairement énoncée par l’auteur pourrait laisser un doute quant à ses véritables intentions. En réalité, Laclos fait exactement ce qu’accompliront plus tard les grands réalistes, Flaubert, son disciple Maupassant, et même Zola : il « dévoile les dedans par les dehors, sans aucune argumentation ». Il se contente de montrer : au lecteur de s’indigner, et de tirer les conclusions !
En 1782, Madame Riccoboni, outrée par le roman, adresse des reproches à l’auteur ; la réponse de celui-ci, témoignage précieux, nous éclaire sur ses intentions :
M. de L[aclos] commence par féliciter Mme Riccoboni de ne pas croire à l’existence des femmes méchantes et dépravées. Pour lui, éclairé par une expérience plus malheureuse, il assure avec chagrin, mais avec sincérité, qu’il ne pourrait effacer aucun des traits qu’il a rassemblés dans la personne de Mme de Merteuil sans mentir à sa conscience, sans taire, au moins, une partie de ce qu’il a vu. Serait-ce donc un tort d’avoir voulu, dans l’indignation de ces horreurs, les dévoiler, les combattre, et peut-être en prévenir de semblables ?
(Lettre de Laclos à Madame Riccoboni, avril 1782)
Si cela ne suffisait pas à démontrer le côté moraliste de Laclos, nous rappellerions cette phrase de 1791, tirée d’un article paru au Journal des Amis de la Constitution : « La Révolution n’était pas moins nécessaire pour le rétablissement des mœurs, que pour celui de la liberté » ; et puis cette autre, tirée d’un traité sur l’éducation des femmes : « Sans liberté point de moralité et sans moralité point d’éducation. » À bon entendeur !
Laclos en vérité, ce révolutionnaire, plus royaliste que le roi, dépasse même en cynisme son maître véritable, non point Rousseau mais La Rochefoucauld. Dans cette lettre terrible de Merteuil à Valmont, la cent sixième, on sent percer l’auteur sous la plume de la marquise :
Je suis fâchée de n’avoir pas eu le temps de prendre copie de ma lettre, pour vous édifier sur l’austérité de ma morale. Vous verriez comme je méprise les femmes assez dépravées pour avoir un amant ! Il est si commode d’être rigoriste dans ses discours ! cela ne nuit jamais qu’aux autres, et ne nous gêne aucunement…
(Lettre CVI, de Merteuil à Valmont)
Que l’on ne s’y trompe pas ; ici, Laclos ne fait en rien la publicité des agissements de la marquise ; il dénonce au contraire, à travers une caricature – les personnages des Liaisons sont tous un peu caricaturaux –, l’hypocrisie des rigoristes.
Vraiment, c’est le cynisme qui traverse Les Liaisons dangereuses ; il est partout : dans les discours, mais aussi dans les agissements. Et ici je ne résiste pas à citer le début de la lettre cent dix, de Valmont à Merteuil, dont l’inconvenance tourne franchement au comique. Le marquis tente de reconquérir la présidente (Tourvel), qui refuse de se livrer :
Sachez donc que mon ingrate dévote me tient toujours rigueur. J’en suis à ma quatrième lettre renvoyée. J’ai peut-être tort de dire la quatrième ; car ayant bien deviné dès le premier renvoi, qu’il serait suivi de beaucoup d’autres, et ne voulant pas perdre ainsi mon temps, j’ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, et de ne point dater : et depuis le second courrier, c’est toujours la même lettre qui va et vient : je ne fais que changer d’enveloppe.
(Lettre CX, de Valmont à Merteuil)
Je fais un aparté, pour indiquer que l’humour saupoudre les Liaisons. On imagine le sourire de l’auteur, quand il écrivit cette lettre de Valmont à la pauvre Volanges, la quatre-vingt-quatre : le marquis, après avoir décrit à sa victime une rouerie des plus complexes visant à déjouer toutes les surveillances et lui permettre de retrouver son Danceny, conclut le plus tranquillement du monde par ces mots proprement incroyables : « Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie ; c’est là mon caractère. » Il fallait oser !
Mais revenons à la morale. Elle n’a pas pris une ride ; à bien des égards, elle est même plus que jamais d’actualité. Laclos, doué du génie de l’observation, a compris ce qu’était l’homme et ne sombre pas dans l’illusion romantique. Comme Rousseau fut pré-romantique, il fut pré-réaliste. Par exemple, il ne confond pas l’amour avec le désir ; et à ce propos, certaines des lettres de Merteuil dénotent une connaissance particulièrement acérée de la nature humaine :
N’avez-vous pas encore remarqué que le plaisir, qui est bien en effet l’unique mobile de la réunion des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour former une liaison entre eux ? et que, s’il est précédé du désir qui rapproche, il n’est pas moins suivi du dégoût qui repousse ? C’est une loi de la nature, que l’amour seul peut changer.
(Lettre CXXXI, de Merteuil à Valmont)
Et la marquise d’ajouter plus loin (lettre CXLV) cette sentence religieuse : « Où nous conduit pourtant la vanité ! Le sage a bien raison, quand il dit qu’elle est l’ennemie du bonheur. »
La « préface du rédacteur » elle-même, que l’on croirait écrite par un bon bourgeois engoncé de morale, est une leçon de probité. Si elle paraît ironique à la première lecture –
Loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d’éloigner d’elle toutes celles de ce genre. L’époque, où celle-ci peut cesser d’être dangereuse et devenir utile, me paraît avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère qui non seulement a de l’esprit, mais qui a du bon esprit. « Je croirais », me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette correspondance, « rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage. » Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l’avoir publié.
(« Préface du rédacteur », in Les Liaisons dangereuses, Laclos)
– elle reflète en vérité bien l’auteur, un homme réputé froid et sans histoire. Certes, Les Liaisons dangereuses ne sont pas une fable de La Fontaine : l’on n’y trouvera point l’énoncé d’un précepte, par une intervention de l’auteur dans la narration. Leur fin atroce est pourtant éloquente : elle dit assez où mènent le calcul et la vanité ; et si cette histoire n’a rien d’une fable, elle a revanche tout du conte, dont le récit se doit d’être édifiant.
J’abrège, car on écrirait sans fin sur Les Liaisons dangereuses ; 1° pour en étudier la narration, qui est un prodige : Laclos possède au plus haut degré l’art de jouer avec le genre épistolaire, afin de créer des surprises et des péripéties dignes des romans-feuilletons ; 2° pour en relever la poésie admirable (lire la lettre LXIX de Volanges à Danceny), et le style excellent ; 3° pour en analyser la polyphonie étonnante : le masochisme de Valmont (« Vous frappez et j’adore »), l’orgueil de Merteuil, la candeur de Volanges, ou l’insupportable immaturité de Danceny.
Sur ce livre également, Lamartine eût pu écrire ce qu’il disait à propos de la Nouvelle Héloïse : « Je suis étonné que le feu n’y prenne pas » – car vraiment, il tourne la tête ! Les références y abondent ; Valmont, lettre CXXV, se compare à Turenne, Annibal et Frédéric ; Merteuil, telle la Madame de Burnes de Maupassant (Notre cœur), a tous les caractères d’un homme, et gronde Volanges sévèrement quand elle se plaint d’avoir été violée, avant de lui apprendre le vice ; toutes les valeurs sont renversées, les méchants réussissent, les autres sont des dupes. Mais aussi, quelle époque !
Quand paraît ce roman dont l’avertissement et la préface amusent autant qu’ils éclairent, Laclos a quarante ans, Voltaire vient de mourir (1778), Kant, de publier La critique de la raison pure (1781), Rousseau les premiers livres des Confessions (1782). Fragonard peint des verrous, fouette les formes, saisit l’instant (L’instant désiré ou les amants heureux). Son cousin, l’autre Fragonard, fabrique pour les vétérinaires d’inquiétantes préparations anatomiques. Lavoisier et Laplace sont en pleines expériences de calorimétrie. Watt construit une machine à vapeur rotative. Les frères Montgolfier s’apprêtent à monter en ballon. Mirabeau a trente-trois ans, Mozart vingt-six. Robespierre vingt-quatre, Bonaparte, Hegel et Beethoven, douze. L’Amérique ne va plus tarder à gagner son indépendance. Sade est enfermé à Vincennes d’où il envoie des Étrennes philosophiques à Mlle de Rousset. On l’interdit de promenade. On lui retire ses livres « qui lui échauffent la tête ». Goya pressent-il déjà que « le sommeil de la Raison engendre des monstres » ?
(« Préface » de F. Marmande, in Les Liaisons dangereuses, éd. Presses Pocket, 1989)
F. Marmande cite cette confidence qu’aurait faite Laclos au comte de Tilly : « Je résolus de faire un ouvrage qui sortît de la route ordinaire, qui fît du bruit, et qui retentît encore sur la terre quand j’y aurais passé. » Phrase admirable ! – et bien là typique d’un auteur français, car la France a toujours eu la passion de la dispute, et la polémique y fut souvent favorable aux écrivains. Pari réussi, donc : ce livre retentit plus fort que jamais, et l’on peut honnêtement présager qu’il retentira encore longtemps.
Lecture conseillée :
- Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos