La Recherche de l’absolu, de Balzac – La lutte de la passion contre la raison

Portrait de Balzac par Maxime Dastugue (1851-1909), d'après un original par Louis Boulanger exposé au Salon de 1837. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. Huile sur toile, 1886. Collection Musée de l'Histoire de France.
Portrait de Balzac par Maxime Dastugue (1851-1909), d'après un original par Louis Boulanger exposé au Salon de 1837. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. Huile sur toile, 1886. Collection Musée de l'Histoire de France.

La Recherche de l’absolu, de Balzac, commence par une critique sévère de ceux qui déjà, à l’époque, lui reprochaient les longueurs de ses descriptions, ces « personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. » Raymond Abellio, pour qui ce roman est l’un « des plus dépouillés, des mieux composés, des plus équilibrés de Balzac », ne dit pas autre chose dans sa préface aux éditions Gallimard (1967), quand il écrit que « c’est justement l’accumulation des détails concrets […] qui nous a permis de croire […] à cette histoire incroyable. »

Belle entrée en matière ! Mais qu’est-ce donc, que La Recherche de l’absolu ? Pour R. Abellio, un mélange de conte de fée et de science-fiction, dont voici l’intrigue, en deux mots : un riche Flamand se passionne pour la recherche de l’absolu chimique, c’est-à-dire l’unité de la matière dont la découverte rendra l’homme aussi puissant que Dieu, au grand dam de sa famille qui se retrouve peu à peu ruinée par l’ampleur énorme de ses travaux. L’œuvre n’est ni une critique de la chimère, tant le romancier, à force de justifier la passion de ce grand Flamand, finit par nous le rendre pathétique ; ni une critique du matérialisme bourgeois, tant sa femme et sa fille nous semblent sympathiques, par les souffrances inouïes qu’elles endurent à cause d’une folie vaguement icarienne.

Les deux femmes défendent l’ordre familial et sentimental, l’alchimiste le détruit au nom d’un autre ordre, et ces deux ambitions sont également estimables. [Les] critiques ont remarqué que, ce faisant, Balzac était somme toute fidèle à lui-même : professant en matière de doctrine sociale les idées les plus conservatrices, les plus respectueuses de l’ordre établi, il n’en est pas moins fasciné, en tant que romancier, par les héros les plus aventureux, les plus rebelles, les plus portés au défi.
(R. Abellio, « Préface », in La Recherche de l’absolu, Balzac, éd. Gallimard 1967)

À dire le vrai, comme dans tous les ouvrages de Balzac, il y a beaucoup de Balzac dans cet ouvrage. « Seule la fiction ne ment pas », écrivait Mauriac, pour qui la vie des auteurs se retrouvait plus sûrement dans le roman que dans l’autobiographie. Ici, pas d’exception ; comment ne pas reconnaître l’écrivain lui-même dans cette interrogation lancée l’air de rien, et qui lui correspond à merveille : « Le génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? »
Balthazar et Balzac, à bien des égards, c’est tout un, et le nom du personnage n’a peut-être pas été choisi au hasard. Le narrateur sent l’auteur, jusqu’au bout ; et les questionnements du premier, régulièrement saupoudrés au fil des pages, sont trop évidemment ceux du second. J’en cite quelques-uns : « Que tenter contre la coquetterie des idées qui se rafraîchissent, renaissent plus belles dans les difficultés, et entraînent un homme si loin du monde qu’il en oublie jusqu’à ses plus chères affections ? » « Ne faudrait-il pas souvent le ramener à des questions positives, quand il planerait dans les hautes régions de la science, le tirer violemment d’un riant avenir pour le plonger dans ce que la matérialité présente de plus hideux, aux artistes et aux grands hommes ? » « Que ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle, où, comme dans tous les autres, le talent expire sous une indifférence aussi brutale que l’était celle des temps où moururent Dante, Cervantès, Tasse e tutti quanti. Les peuples comprennent encore plus tardivement les créations du génie que ne les comprenaient les rois. »

Mais Balzac n’est pas que dans Balthazar ; créateur de son œuvre, démiurge comme rêve de l’être Balthazar, il infuse la diégèse dans son ensemble. Dans ce mysticisme imprégnant, par exemple, fait de symboles religieux et de correspondances ; dans cette chimie pleine de fluides, de vibrations, de magnétisme et de concepts inspirés, l’absolu, le mystérieux ternaire ; cette chimie qui paraît évidente pour cet univers, et qui n’est qu’une projection de la mentalité balzacienne. « Sa science, écrit R. Abellio, est un mélange syncrétique de chimie récente selon Lavoisier, d’alchimie traditionnelle et de spiritualisme martiniste et swedenborgien. »

– Crois-moi, Balthazar, la nature nous a faits pour sentir, et quoique tu veuilles que nous ne soyons que des machines électriques, tes gaz, tes matières éthérées n’expliqueront jamais le don que nous possédons d’entrevoir l’avenir.
– Si, reprit-il, par les affinités. La puissance de vision qui fait le poète, et la puissance de déduction qui fait le savant, sont fondées sur des affinités invisibles, intangibles et impondérables que le vulgaire range dans la classe des phénomènes moraux, mais qui sont des effets physiques.
(La Recherche de l’absolu, Balzac)

L’auteur-narrateur Balzac se retrouve, également, dans ce réalisme pointilleux de la description, et puis dans ce génie de l’observation (n’en déplaise à Baudelaire, pour qui l’écrivain était moins observateur que visionnaire), qui rend tous ses récits un peu mythiques, car relatifs à l’homme et à ses hybris. La Recherche de l’absolu, c’est aussi la quête éternelle et vaine du mortel qui se prend pour Dieu, et « commet le péché d’orgueil dont fut coupable Satan ».

« Voilà donc ce roman, remarque R. Abellio, où Balzac est tout entier, aussi bien comme maître des études de mœurs que comme visionnaire d’une science et d’une humanité idéales. » Et je ne résiste pas, pour conclure, à citer cette description terrible de Balthazar, très balzacienne, et qui touche au cœur le lecteur par sa puissance évocatrice.

La morne tristesse de Balthazar et son affaissement rendaient les soirées difficiles à passer. Quoique Emmanuel eût réussi à faire jouer le chimiste au trictrac, Balthazar y était distrait ; et la plupart du temps cet homme, si grand par son intelligence, semblait stupide. Déchu de ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes, joueur sans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le fardeau de ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de génie, muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait un spectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plus insensible. Pierquin lui-même ne contemplait pas sans un sentiment de respect ce lion en cage, dont les yeux pleins de puissance refoulée étaient devenus calmes à force de tristesse, ternes à force de lumière, dont les regards demandaient une aumône que la bouche n’osait proférer. Parfois un éclair passait sur cette face desséchée qui se ranimait par la conception d’une nouvelle expérience ; puis, si, en contemplant le parloir, les yeux de Balthazar s’arrêtaient à la place où sa femme avait expiré, de légers pleurs roulaient comme d’ardents grains de sable dans le désert de ses prunelles que la pensée faisait immenses, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine.
(La Recherche de l’absolu, Balzac)

 

Lecture conseillée :

  • La Recherche de l’absolu, Balzac

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