Les Contes du jour et de la nuit, de Maupassant

Guy de Maupassant - photographie atelier Nadar. 1888. Source Gallica.
Guy de Maupassant - photographie atelier Nadar. 1888. Source Gallica.

Il y a des livres qui sont des écrins de pierres précieuses. Les chapitres de Salammbô brillent comme des diamants, les nouvelles fantastiques de Théophile Gautier comme des saphirs et les poèmes des Châtiments, ou des Contemplations, comme des rubis d’une valeur inestimable. Les Contes du jour et de la nuit, de Maupassant, c’est pareillement un coffre à joyaux : chaque nouvelle y est une œuvre d’orfèvre. Celui qui fut formé par Flaubert dépasse ici le maître ; le maître a été bon.

Flaubert avait poussé le réalisme jusqu’au ridicule, jusqu’au au pathétique ; Maupassant le mène jusqu’au sordide. Le réalisme, Aubrit et Gendrel, dans Littérature : les mouvements et écoles littéraires (Armand Colin, 2019) le qualifient comme une littérature d’où disparaît un certain type de héros : « l’homme moyen est décrit sous un jour médiocre. » C’est exactement cela, Maupassant : la médiocrité dans toute sa splendeur, dans ce qu’elle a d’horrible, de tragique, de profondément angoissant.
Mais quelle médiocrité ? Un écrivain ne parle bien que de ce qu’il connaît : et c’est pourquoi l’on retrouve dans ces contes, publiés dans divers journaux (Le Gaulois, Gil Blas), entre le 14 avril 1882 et le 16 mars 1884, le Maupassant fin connaisseur du milieu des ministères et des habitudes mesquines des fonctionnaires, celui qui passa lui-même huit ans dans ces administrations. Pierre Reboul (« Préface », in Maupassant, Guy (de), Contes du jour et de la nuit, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1984), écrit qu’il « exprime la misère de l’homme », avant de rappeler ce mot adressé à son mentor Flaubert, le 3 août 1878 : « Je ne comprends plus qu’un mot de la langue française, parce qu’il exprime le changement, la transformation éternelle des meilleures choses et la désillusion avec énergie : c’est merde. »

À force de contempler la médiocrité, et de la décrire, Maupassant finit par s’en dégoûter ; il en arrive à ces propositions sinistres, également adressées à Flaubert, également rappelées par P. Reboul :

Je demande la suppression des classes dirigeantes, de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne société. Ils fourrent le doigt dans son vieux cul en murmurant que la Société est en péril, que la liberté de la presse les menace.
Eh bien – je trouve maintenant que 93 a été doux ; que les septembriseurs ont été cléments ; que Marat est un agneau ; Danton un lapin blanc, et Robespierre un tourtereau. Puisque les classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd’hui qu’alors ; aussi viles, trompeuses et gênantes aujourd’hui qu’alors, il faut supprimer les classes dirigeantes aujourd’hui comme alors ; et noyer les beaux messieurs crétins avec les belles dames catins.
(Lettre de Maupassant à Flaubert, 10 décembre 1877)

P. Reboul voit dans ces lignes atroces « le signe d’un refus » ; j’irai moi jusqu’à y trouver des prémices de sa folie, tant l’exagération qui s’y déploie est au-delà du ridicule, terrifiante. Cette folie qui dort au fond de son être, exacerbée par la maladie, provoque d’abord en lui des accès d’une tristesse profonde :

L’objectivité fictive des contes, leur impassibilité apparente, la tristesse lézardante des créations littéraires de Maupassant font écho à ce chagrin intime, à ce vertige d’une douleur à la fois personnelle et universelle, irrémédiable, puisqu’il ne peut diagnostiquer aucune cause positive. Douleur et chagrin ne sont pas, seulement, les siens (de ses yeux, d’une dilution d’un tout qui s’effrite, de l’insupportable poids de l’absence de Dieu) : ils culminent dans une pitoyable sympathie avec le dérèglement de tous et de tout, avec cette fêlure au cœur de chaque être et de chaque chose, avec la peine irrécusable, non rachetable (pas d’agneau qui tollit peccata mundi), de tous, hommes, animaux, végétaux. Partout, la mort insidieuse est tapie, dans chacun, dans tout acte, dans un geste. L’exacte lucidité dont se vantait Maupassant aboutit, quand elle s’exerce, à l’ébranlement, à l’effondrement de tout, c’est-à-dire au sentiment d’une solitude absolue. Ni Dieu, ni maître, ni amour, pas même, peut-être, d’amitié, mais, dans cet océan de vanités et d’ignominies, quelques havres de grâce, comme la pitié, l’exactitude, la sensualité, l’Art.
(P. Reboul, « Préface », in Maupassant, Guy (de), Contes du jour et de la nuit, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1984)

Folie ou idéologie, ou les deux, Maupassant méprise donc, jusqu’à la détestation, une société industrielle, matérielle et mécanique, qu’il contemple dans sa nudité crasse, sans aucun filtre poétique. Il ne voit jamais le beau, toujours le mal ; comme La Rochefoucauld, comme Thackeray, il se veut pessimiste : pour lui, pas d’amour inconditionnel, pas d’altruisme sans intérêt. Cette haine de la société, cette certitude qu’elle est corruptrice, que les bourgeois les plus moraux sont en fait les plus mauvais, et que leur perversion provient précisément de cette société qu’ils croient à tort calquée sur l’état naturel, va jusqu’à le rendre nostalgique d’une sauvagerie originelle et bonne à la Rousseau, peut-être un peu trop idéale dans son esprit désespéré. Il vante « l’homme primitif », semblable « au cerf ou au lion » (!). Il voudrait être « un de ces faunes que chantaient autrefois les poètes » (Le Gaulois, 29 avril 81).
Ainsi, dans « Un lâche », Maupassant ne représente pas le duel comme l’acte d’honneur d’une pure noblesse ; il le montre pour ce qu’il est véritablement, « la sauvegarde des suspects », la « virginité d’occasion » des « douteux », des « véreux » et des « compromis ».
La lâcheté est partout chez l’auteur de Bel-Ami. Dans « Le Père », le héros s’enfuit honteusement après avoir mis sa maîtresse enceinte :

Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Il commençait à se lasser d’elle, quand elle lui apprit qu’elle était grosse. Alors, il n’eut plus qu’une idée en tête : rompre à tout prix.
Comme il n’y pouvait parvenir, ne sachant s’y prendre, ne sachant que dire, affolé d’inquiétude, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut.
(« Le Père », in Contes du jour et de la nuit, Maupassant)

Quand les héros de Maupassant ne sont pas lâches, ils sont hypocrites, cruels ou intolérants ; ou avares, comme ces paysans, dans « Le Vieux », qui reprochent au père de les forcer à payer deux fois les douillons des obsèques, parce qu’il prend trop son temps pour mourir !

Maupassant, comme tous les réalistes (ou les naturalistes si l’on veut, lui-même se moquait pas mal de ce genre de qualification) observe avec l’impartialité d’un juge, et puis décrit comme un procureur. Et comme tous les bons réalistes, Stendhal, Balzac, Flaubert, Proust plus tard (lire Mensonge romantique et vérité romanesque, de R. Girard), il déduit de ses observations que les deux grands moteurs de l’homme, ce sont l’égoïsme et le mimétisme. Cependant, il se refuse à dénuer de poésie cette âpre vérité ; il écrit en 1882 : « J’admire infiniment l’imagination et je place ce don au même rang que celui de l’observation. » Cela pourrait surprendre de prime abord : c’est son côté poète malgré tout, c’est l’art qui se révèle et transcende même sa mélancolie.
« Rose », « Le Bonheur », sont des proses poétiques dignes des plus belles descriptions de Rousseau. Et l’on ne se lasse pas de ces phrases qui tombent au fil des pages comme des morceaux de beauté, régulièrement : « La mer calme s’étend, bleue et claire, jusqu’à l’horizon où elle se mêle au ciel, et l’escadre, ancrée au milieu du golfe, a l’air d’un troupeau de bêtes monstrueuses, immobiles sur l’eau, animaux apocalyptiques, cuirassés et bossus, coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux qui s’allument quand vient la nuit » (« Rose »). « Et le soleil, le grand soleil d’un jour sans brise, s’abattait sur le long coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs » (« Le Père »). « Le soleil de midi tombe en large pluie sur les champs. Ils s’étendent, onduleux, entre les bouquets d’arbres des fermes, et les récoltes diverses, les seigles mûrs et les blés jaunissants, les avoines d’un vert clair, les trèfles d’un vert sombre, étalent un grand manteau rayé, remuant et doux sur le ventre nu de la terre » (« L’Aveu »).

Qui connaît bien Flaubert retrouvera chez Maupassant des élans similaires, dans les expressions, dans le vocabulaire, dans cette manière de remplacer la description psychologique par la description factuelle. Balzac disséquait le cerveau de sa femme de trente ans ; Flaubert montrait sa Bovary dans l’action, dans la suite des agissements de son quotidien morbide. « Les dedans, écrivait Maupassant parlant du style de Flaubert, étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation. » Cette description pointilliste finissait par créer une « atmosphère » d’où ressortait l’idée générale. Maupassant ira encore plus loin ; chez lui, « tout sera solide et réel » (G. Lanson, Histoire de la littérature française).

Je m’arrête là, j’ai déjà trop écrit. Rien de toute façon de ce que j’exprimerai ne pourra remplacer la lecture des Contes du jour et de la nuit, l’un des plus beaux livres, à mon humble avis de lecteur, de la littérature française. Balzac écrivait dans La Peau de chagrin que « chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. » Maupassant, qui a plusieurs fois tenté de se suicider, avec un pistolet, avec un coupe-papier, a bien été l’expression d’une poésie haute et noble, sublime dans son amertume, superbe dans son âpreté.
Et P. Reboul de rappeler ces quelques lignes de l’auteur d’Une vie, écrites quarante-sept ans après les Illusions perdues :

Elle [l’Illusion] s’appelle Poésie, elle s’appelle Foi, elle s’appelle Dieu ! […] Quelques-uns la perdent, cette illusion, la grande menteuse. Et soudain, ils voient la vie, la vie vraie, décolorée, déshabillée. Ce sont ceux-là qui se tuent […]. Ils ont compris ; ils aiment mieux en finir tout de suite.
(Le Gaulois, 25 février 1884).

 

 

Lecture conseillée :

  • Maupassant, Guy (de), Contes du jour et de la nuit, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1984

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