À celui que la mythologie intéresse, qu’elle soit sémitique, méditerranéenne, indo-européenne ou judéo-chrétienne, je recommande chaleureusement ce que j’ai toujours considéré comme l’une des bibles en la matière, Au cœur des mythologies de Jacques Lacarrière. Le lecteur y trouvera une admirable compilation de mythes, non seulement racontés par un narrateur plein d’humour, mais en prime explicités par un cerveau brillant à la culture étonnante.
Mais s’il y a l’esprit, il y a aussi la lettre ; et il est parfois bon de revenir aux sources. C’est dans cet esprit, justement, que la collection « L’aube des peuples » des éditions Gallimard (lien en cliquant juste ici) propose une magnifique « collection anthologique des textes fondateurs des grandes civilisations passées » : parmi eux, les Textes sacrés d’Afrique noire, L’épopée de Gilgames, ou La Chanson des Nibelungen.
L’on trouvera également dans cette collection, qui est un trésor, le poète islandais Snorri Sturluson qui fut l’auteur de l’une des sources principales de la mythologie scandinave, l’Edda, mais également d’une monumentale Histoire des rois de Norvège.
1. Snorri Sturluson
Avant un commentaire succinct de l’Edda et de l’Histoire des rois de Norvège, l’on me permettra d’en présenter brièvement l’auteur (supposé certes, mais très fortement présumé). Cet article, d’une manière générale, s’appuiera largement sur les introductions de François-Xavier Dillmann pour la NRF.
Le « fils de Sturla » naît en 1179 à Hvamm, en Islande, d’une famille prestigieuse. Après diverses péripéties hautes en couleur, il est envoyé à trois ans chez Jon Loftsson, « l’un des hommes les plus instruits de son temps » (toutes les citations entre guillemets seront de F.-X. Dillmann), au sud du pays. Son enfance y est particulièrement studieuse : il lit des auteurs du Moyen Âge chrétien ; il apprend le latin, les poèmes mythologiques scandinaves ainsi que les grandes sagas retraçant l’histoire des rois de Norvège.
En 1199, il obtient la main de Herdis, fille de Bersi. Trois ans plus tard, le couple s’installe à l’ouest de l’île, au domaine de Bersi qui vient de rendre l’âme. Snorri acquiert alors beaucoup de richesse, et l’une n’allant pas sans l’autre, une certaine autorité politique et juridique sur les habitants de la région. En 1206, il quitte Borg pour Reykjaholt, dans les vallées du nord, où il étend son influence.
En 1215, il est élu « récitateur de la loi », l’une des plus hautes fonctions de la société islandaise. Jusqu’en 1231, il préside régulièrement l’assemblée du parlement national.
Poète remarquable, Snorri Sturluson excelle dans l’art scaldique, « genre poétique souvent raffiné, parfois contourné, mais toujours tenu en haute estime en Islande comme dans l’ensemble du monde norrois ». En 1218, après avoir composé un poème en l’honneur d’un duc norvégien, Hakon, il est invité à la cour de Norvège. Il y demeure deux ans ; accompagné du jeune roi Hakon et du prince Skuli, il s’intéresse à l’histoire du royaume et voyage dans le pays ainsi que dans les provinces suédoises du Götaland.
Mais la Norvège est « de plus en plus désireuse d’étendre son autorité sur l’île » : et Snorri se retrouve ainsi dans une position fort délicate à son retour en Islande !
Sa situation devenant de plus en plus périlleuse (je passe les intrigues), il repart en 1237 pour la Norvège. Il retrouve un pays quasiment en guerre civile, à cause des tensions qui se sont accrues entre Hakon et Skuli. Snorri séjourne malgré tout deux ans avec Skuli, puis regagne l’Islande, en dépit de l’interdiction de Hakon.
Un an plus tard, Hakon remporte la victoire contre Skuli. Il ordonne dans la foulée au chef du parti norvégien en Islande, Gissur Thorvaldsson, d’abattre Snorri. Ce dernier est assassiné en 1241. Hakon venait de faire tuer « le principal historien de la royauté norvégienne ».
Sous les coups des affidés du roi Hakon disparaissait l’Islandais le plus éminent de son temps et aussi – par un paradoxe ô combien tragique – le plus proche de la Norvège, de ses institutions et de ses coutumes.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
2. L’Edda
Le poème de l’Edda, rédigé par Snorri Sturluson sans doute vers 1220, constitue « le recueil de mythologie nordique le plus complet, le plus cohérent et le plus intelligible que nous ait légué le Moyen Âge scandinave. Sans cette œuvre, nos connaissances de nombreux dieux seraient assurément lacunaires ; plusieurs mythes, certains d’entre eux fondamentaux, nous paraîtraient difficilement conciliables ; et il n’est pas jusqu’à la cosmogonie et l’eschatologie, jusqu’aux récits relatant les origines du monde et annonçant sa fin – le célèbre Crépuscule des dieux –, qui nous demeureraient hermétiques. »
C’est dire son importance ! Le projet, conçu au retour de son premier voyage en Norvège, est divisé en trois parties : la Gylfaginning, un exposé de la mythologie scandinave ; les Skaldskaparmal, une sorte d’art poétique ; et le Hattatal, un poème et son commentaire.
Afin de rendre hommage au roi Hakon et au prince Skuli qui l’avaient accueilli à leur cour et avec lesquels il s’était lié d’amitié, Snorri entreprit en effet de louer leur grandeur, leur bravoure et leur libéralité au cours de cent deux strophes illustrant chacune un genre métrique ou stylistique différent. De la sorte, toute la richesse prosodique de l’ancienne poésie norroise scintilla dans ces vers, mais, comme nombre d’entre eux se révélaient être d’une grande complexité, il parut souhaitable à leur auteur d’en expliquer les principes. Aussi Snorri adjoignit-il au poème un commentaire théorique, lequel prit la forme, au moins au début de l’hymne, d’un dialogue savant entre un maître et son élève. Le prodigieux tour de force artistique que représentait le Hattatal se doubla donc d’un dessein didactique, celui consistant à montrer aux jeunes scaldes de ce début du XIIIè siècle comment composer de bons vers norrois – c’est-à-dire de « longs vers » contenant notamment certaines allitérations à l’initiale, parfois accompagnées de rimes intérieures plus ou moins riches, et respectant, entre autres règles, celle de l’alternance dans l’accentuation et la quantité des syllabes –, alors que les courants littéraires venus d’Europe occidentale menaçaient les fondements mêmes de la poésie ancestrale en proposant l’exemple, certainement plus facile à suivre, de vers aux simples rimes finales.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in L’Edda, éd. Gallimard)
Sauf pour la linguistique, il n’est guère utile, sans une connaissance solide du vieux norrois, de s’attarder sur le Hattatal ; bien plus intéressante est la Gylfaginning, cet étonnant précis de mythologie scandinave. Un document d’autant plus précieux qu’il aurait pu ne jamais voir le jour, ayant été écrit plus de deux siècles après l’adoption du christianisme par les Islandais.
Mais là est tout le génie de Snorri Sturluson, qu’en bon historien il croit à l’importance de la connaissance des faits et des mythologies, ainsi qu’à la nécessité visionnaire de leur préservation. Assez peu catholique – assez peu religieux d’une manière générale, il ne croit guère aux miracles – le poète est avant tout un érudit et un passionné, désireux de transmettre une mythologie qui le fascine.
Au total, c’est un traité en bonne et due forme que Snorri a élaboré dans la Gylfaginning [première partie de l’Edda] : après avoir créé un cadre fictif grâce à la légende de Gylfi abusé par les Ases, il a ordonné sa matière selon un plan chronologique des plus rigoureux ; il a utilisé un fil conducteur – l’annonce de l’inéluctable affrontement eschatologique – afin de relier entre eux les différents mythes relatés et de donner une remarquable unité à l’ensemble ; il a aussi tenu à citer ses sources en puisant généreusement dans le fonds des poèmes composés à l’époque païenne.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in L’Edda, éd. Gallimard)
Snorri fut-il donc fidèle au paganisme nordique ? Ou fut-il influencé par les conceptions judéo-chrétiennes de l’univers « dans la relation qu’il fournit de l’origine du monde et de la fin des temps ? »
Sans doute, il y a des influences chrétiennes dans l’exposé de Sturluson ; mais il ne faudrait pas nier, précise F.-X. Dillmann, l’inclination de Snorri pour la mythologie ancestrale : il donne le nom de « Valhalle » au campement qu’il occupait lors des sessions du parlement islandais ; et il compose en l’honneur du prince Skuli une strophe consacrée à Odin – il a chéri les mythes.
Cette entreprise de réhabilitation de l’Edda ne doit pas occulter le fait que son auteur poursuivit d’abord un dessein didactique ni qu’il fut à l’occasion influencé par la théologie chrétienne. Mais, autant qu’un « art poétique » du Moyen Âge norrois, l’Edda mérite bien d’être considéré comme un véritable trésor de mythes scandinaves, car, en définitive, l’œuvre de Snorri apparaît profondément enracinée dans la tradition païenne.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in L’Edda, éd. Gallimard)
3. L’Histoire des rois de Norvège
L’Histoire des rois de Norvège est sans doute rédigée par Snorri vers 1230, une dizaine d’années après l’Edda. Initialement, le poète voulait retracer l’histoire du plus célèbre des rois de Norvège, saint Olaf. Il écrira finalement toute l’histoire des fondateurs du royaume de Norvège, depuis leurs origines mythiques jusqu’à la bataille de Ré en janvier 1177.
Le récit s’arrête principalement sur les IXè et Xè siècles « qui vit les Norvégiens tout à la fois se livrer à des raids contre nombre de pays d’Europe occidentale, avant de s’implanter dans plusieurs régions de la Grande-Bretagne et de l’Empire franc ; coloniser îles et archipels de l’Atlantique nord (en particulier les Shetland, les Orcades, les Féroés et l’Islande) ; se doter progressivement d’un État unitaire, après les victoires remportées par Harald à la Belle Chevelure vers la fin du IXè siècle ; puis se rallier, non sans de farouches résistances, à la religion chrétienne que leur imposèrent par le fer et par le feu deux rois évangélisateurs, Olaf Fils Tryggvi, à l’extrême fin du Xè siècle, et Olaf le Gros, qui trouva la mort à la bataille de Stiklestad en 1030 et passa à la postérité sous le nom de saint Olaf. »
Plus simplement, notons que l’ouvrage est divisé en trois parties :
- 1) L’arrivée des Ases en Suède, les règnes « plus ou moins légendaires » de leurs successeurs au royaume d’Upsal, puis le départ de l’un d’entre eux vers l’ouest de la Suède, et les conquêtes de cette dynastie dans les provinces orientales de la Norvège.
- 2) Une série de biographies de rois de Norvège, de Halfdan jusqu’au roi Olaf.
- 3) Les biographies des souverains suivants, jusqu’à la bataille de Ré en 1177.
Au cours de cette admirable fresque historique, Snorri fit preuve non seulement d’un art consommé du portrait, du dialogue et de la composition, mais aussi d’un remarquable sens critique dans l’utilisation de ses sources.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in L’Edda, éd. Gallimard)
Mais de quelles sources parle F.-X. Dillmann ?
Pour composer ce vaste ensemble, Sturluson dut s’appuyer sur les vieux récits des savants – notamment ceux de son tuteur Loptsson –, les anciens chants et poèmes épiques, et sur les œuvres des scaldes, – ces « poètes de cour », – d’une grande importance pour l’historien-poète, car garanties selon lui d’une grande authenticité. Citons encore l’œuvre historiographique d’Ari le Savant et d’autres livres que comportait sans doute la bibliothèque de Snorri à Reykjaholt, des histoires de moines islandais ou de clercs norvégiens, et des œuvres de la littérature hagiographique de l’occident médiéval, du folklore scandinave ou de l’historiographie contemporaine.
Et François-Xavier Dillmann, après avoir précisé la méthode de Sturluson (chronologique), de noter à la fois la précision factuelle et géographique de son histoire et son admirable précision de style, toute dans l’économie de moyen et l’image saisissante.
L’esprit critique de l’auteur, sa méthode rigoureuse, sa connaissance étendue des sources historiques, l’indéniable valeur de son témoignage sur nombre d’étapes de la carrière d’Olaf Fils Harald, et l’immense richesse documentaire que recèle son ouvrage, ne doivent pas dissimuler le fait que, si depuis sa redécouverte à l’époque moderne l’Histoire du roi Olaf le Saint est unanimement considérée comme un chef-d’œuvre, qui ne le dispute en intensité dramatique qu’aux plus belles sagas islandaises, elle le doit principalement au talent artistique de Snorri Sturluson.
[…]
Volontiers obtenue par le recours à l’allusion, l’anticipation des événements à venir, grands ou petits, a permis à Snorri Sturluson de donner à son récit un rythme à la fois régulier et soutenu, de le faire progresser d’une manière cohérente et graduée, à l’inverse de la succession, souvent décousue, d’épisodes isolés que contenaient les ouvrages de ses prédécesseurs, tels que l’Histoire légendaire de saint Olaf.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, II, éd. Gallimard)
Bien sûr, la question de la véracité de l’Histoire de Snorri n’a cessé d’alimenter les débats des historiens modernes, les partisans de l’hypercritique « la considérant essentiellement comme une œuvre littéraire certes remarquable, mais à laquelle il serait hasardeux d’ajouter foi pour retracer le cours des événements jusqu’au XIIè siècle. »
F.-X. Dillmann nuance ; après avoir écrit que –
La thèse qui domina longtemps au sujet du travail d’historien accompli par Snorri était que l’auteur aurait envisagé les règnes successifs sous l’angle d’une lutte permanente entre le pouvoir monarchique et l’aristocratie, et que, ce faisant, il aurait reporté sur l’époque ancienne sa propre expérience de la dernière phase de la guerre civile en Norvège aux alentours de l’an 1200.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
– il précise que cette thèse ne résiste pas à une lecture attentive, les conflits les plus sanglants survenant souvent à l’intérieur même de la dynastie royale. Je ne reviens pas sur l’ensemble des arguments développés, Dillmann nous convainc volontiers (mais après tout, c’est lui le spécialiste) : Sturluson, loin d’être sous influence, est à bien des égards d’une impartialité « qui tranche sur l’ensemble de l’historiographie médiévale ».
Bien sûr, Snorri n’a pas éliminé la totalité des récits surnaturels qu’il avait trouvés dans ses différentes sources : il a conservé par exemple l’épisode des amours du roi Harald à la Belle Chevelure avec une jeune Lapone, aventure qui au demeurant s’apparente au conte populaire de Blanche-Neige ; ou le récit de la conversion miraculeuse du jeune Olaf par un ermite qui possédait le don de prophétie ; ou encore la relation du prodige qu’aurait accompli l’évêque du roi Olaf afin de calmer une terrible tempête dans un fjord du nord de la Norvège. Ailleurs notre auteur n’a pas résisté au plaisir de conter la piquante anecdote, que lui fournissait certainement la tradition orale, du voyage de reconnaissance qu’aurait entrepris un magicien le long des côtes d’Islande, avec la réaction exemplaire des habitants de l’île…
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
4. Extraits
J’ai voulu pour l’Edda citer une partie du « Crépuscule des dieux », parce qu’il a inspiré le Götterdämmerung de Wagner, l’une des plus belles pièces de l’histoire de la musique occidentale :
« Les Ases se saisirent des fils de Loki, Vali et Narfi ; il métamorphosèrent Vali en loup, et il déchira Narfi, son frère. Les Ases prirent alors ses boyaux et s’en servirent pour attacher Loki sur les trois pierres, l’une étant placée sous ses épaules, la seconde sous ses reins et la troisième sous ses jarrets, et ces liens devinrent de fer. Puis Skadi prit un serpent venimeux et l’attacha au-dessus de Loki de sorte que le venin dégouttât sur son visage. Mais Sigyn, sa femme, est debout près de lui et tient une cuvette sous les gouttes de poison. Quand la cuvette est pleine, elle va vider le poison, mais, pendant ce temps, le venin dégoutte sur le visage de Loki : alors il tressaille si violemment que la terre tout entière se met à trembler. C’est cela que vous appelez « tremblements de terre ». Loki restera attaché là jusqu’au Crépuscule des dieux. »
Gangleri déclara alors : « Qu’y a-t-il à dire du Crépuscule des dieux ? Je n’en ai pas entendu parler jusqu’à présent. »
Le Très-Haut répondit : « Ce sont maintes choses de la plus grande importance qu’il y a à en dire. La première est qu’arrivera l’hiver appelé Fimbulvetr (« Grand Hiver ») : la neige tombera alors en rafales des quatre points cardinaux et il y aura de grandes gelées et des vents acérés. Le soleil ne brillera pas. Trois hivers semblables se succéderont, et, entre eux, il n’y aura pas d’été. Mais, auparavant, surviendront trois autres hivers au cours desquels de grandes batailles se dérouleront à travers le monde entier – alors, poussés par la cupidité, les frères s’entre-tueront, et ni le meurtre ni l’inceste n’épargneront les pères et les fils. Voici ce qui est dit dans la Voluspa :
Les frères s’affronteront
Et se mettrons à mort.
Les cousins violeront
Les lois sacrées du sang.
L’horreur régnera parmi les hommes,
La débauche dominera.
Viendra l’époque des haches et l’époque des épées,
Brisés seront les boucliers.
Viendra l’époque des tempêtes et l’époque des loups
Avant que le monde ne s’effondre.
Il se produira alors des événements qui seront considérés comme étant de la plus grande importance : un loup dévorera le soleil, et les hommes estimeront que cela est un terrible malheur. Un autre loup s’emparera de la lune, et il provoquera lui aussi un immense dommage. Les étoiles disparaîtront du ciel. »
(Snorri Sturluson, L’Edda, éd. Gallimard)
D’autres choses bien plus terribles arrivent ensuite, notamment les ravages du serpent géant et du loup Fenrir, et la mort des dieux. Mais il est promis qu’après la grande dévastation le monde s’apaisera, et qu’une humanité régénérée pourra renaître…
Le lecteur ne sera pas tout de suite dépaysé par l’Histoire des rois de Norvège, qui débute par l’installation du dieu Odin « dans les pays du Nord » :
On rapporte de façon véridique que, quand Odin, le chef des Ases, arriva dans les pays du Nord en compagnie des díar, ils introduisirent et enseignèrent les arts que les hommes ont longtemps pratiqué par la suite. Odin était le plus éminent d’entre eux, et ce fut lui qui leur apprit tous les arts – à tout le moins la plupart d’entre eux –, car il avait été le premier à en avoir eu connaissance. S’il faut indiquer pour quelle raison il était tenu en si grand honneur, ces faits doivent être mentionnés : il était si beau et si noble d’allure que sa présence emplissait de joie le cœur de tous ses amis. Mais quand il était aux armées, il paraissait farouche et terrible à ses ennemis, et la raison en était qu’il possédait l’art de changer à sa guise d’apparence et de forme. En outre, il parlait avec une telle éloquence et une telle aisance que tous ceux qui l’écoutaient étaient d’avis qu’il exprimait l’unique vérité. Son discours était entièrement constitué d’assonances, comme c’est le cas à présent lorsque l’on compose ce qui porte le nom de poésie. Odin, et avec lui, les prêtres qui desservaient les temples sont appelés les « forgerons des lais », car ce furent eux qui donnèrent naissance à cet art dans les pays du nord.
À la bataille, Odin avait le pouvoir de rendre ses ennemis aveugles ou sourds ou pris de frayeur, tandis que leurs armes ne coupaient pas plus que des bâtons. Ses hommes à lui, en revanche, allaient sans broigne, et ils étaient furieux comme des chiens ou des loups ; ils mordaient leurs boucliers, et ils étaient forts comme des ours ou des taureaux ; ils tuaient autrui, mais ni le feu ni le fer ne leur faisait de mal. On appelait cela la « fureur des guerriers-fauves ».
(Snorri Sturluson, Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
Et je ne résiste ni à donner cet extrait, qui démontre s’il en est besoin la puissance évocatrice de Sturluson –
Sur ce, Snæfrid mourut, mais son teint ne se modifia en rien et conserva le même aspect vermeil qui avait été le sien de son vivant. Le roi restait en permanence à son chevet dans l’espoir qu’elle reviendrait à la vie. Trois années s’écoulèrent pendant lesquelles il pleura sa mort tandis que tout le peuple s’affligeait de son désarroi. Désireux de trouver un remède pour apaiser le trouble du roi, Thorleif le Sage y parvint en lui tenant un discours flatteur : « Il n’est pas étonnant, mon roi, que tu veuilles conserver le souvenir d’une femme si belle et si noble, et que tu tiennes à l’honorer en la laissant reposer sur des coussins et des tapis précieux, mais l’hommage que tu lui rends n’est véritablement digne ni de toi ni d’elle, car elle est dans les mêmes vêtements depuis trop longtemps déjà. Aussi conviendrait-il de la déplacer et de changer sa literie. » Dès qu’elle fut soulevée de sa couche, une odeur de pourriture mêlée de puanteur et de toutes sortes de relents nauséabonds se dégagea du cadavre, en sorte qu’on s’empressa de le transporter sur un bûcher, où elle fut brûlée. Mais, entre-temps, de son cadavre devenu entièrement livide étaient sortis des serpents et des vipères, des grenouilles et des crapauds accompagnés de toute une vermine. Tandis qu’elle était réduite en cendres, le roi retrouvait la raison et renonçait à ses errements ; il se mit alors à gouverner le pays, avec toute la vigueur qui avait été la sienne auparavant, et il n’eut qu’à se satisfaire de ses sujets, ces derniers se réjouissant pareillement d’être à nouveau gouvernés par lui, pour le plus grand bien du royaume.
(Snorri Sturluson, Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
– ni cette anecdote savoureuse bien dans le style du poète, tirée de l’histoire du roi Olaf le Saint, qui illustre parfaitement « l’anticipation des événements à venir (…) obtenue par le recours à l’allusion » :
On raconte que, comme le roi Olaf participait au banquet chez Asta, sa mère, elle amena ses enfants et les lui montra. Le roi plaça son frère Guthorm sur un genou et sur l’autre genou son frère Halfdan. Le roi regarda les garçons. Il fronça alors les sourcils et les regarda de manière courroucée. Les garçons firent une mine effrayée. Asta lui apporta alors son plus jeune fils, qui s’appelait Harald. Il avait trois ans. Le roi fronça les sourcils en le regardant, mais il leva les yeux vers lui. Le roi saisit alors les cheveux du garçon et les tira. Le garçon tendit la main pour saisir la barbe du roi et la tira vivement. Le roi déclara alors : « Plus tard, tu sauras te venger, mon frère ! »
Le lendemain, le roi se promena dans le domaine en compagnie d’Asta, sa mère. Ils se dirigèrent alors vers un étang. Les garçons, Guthorm et Halfdan, les fils d’Asta, étaient là et s’amusaient. Ils s’étaient fait de grandes fermes et de vastes granges à blé, avec de nombreux bovins et des moutons. C’était là leur jeu. Non loin de là, sur le bord d’une anse boueuse de l’étang, se tenait Harald ; il avait des copeaux de bois qui flottaient en grand nombre le long du rivage. Le roi lui demanda ce que cela signifiait. Il déclara que c’étaient là ses navires de guerre. Le roi se mit à rire et déclara : « Il se peut, mon frère, que le temps arrivera où tu gouverneras des navires ! »
Le roi appela alors Halfdan et Guthorm. Il demanda à Guthorm : « Que voudrais-tu, mon frère, posséder en très grande quantité ? – Des champs », dit-il. « De quelle étendue voudrais-tu que soient les champs en ta possession ? » demanda le roi. Il répondit : « Je voudrais que ce promontoire qui s’avance dans le lac soit ensemencé chaque été. » Il y avait là dix fermes. Le roi répondit : « Beaucoup de blé pourrait y pousser. » Il demanda alors à Halfdan ce qu’il voudrait posséder en très grande quantité. « Des vaches », dit-il. Le roi demanda : « Combien de vaches voudrais-tu posséder ? » Halfdan dit : « Lorsqu’elles iraient au lac, elles seraient serrées les unes contre les autres tout le long du rivage. » Le roi répondit : « Ce sont de grands domaines que vous voulez posséder. Voilà qu ressemble bien à votre père. » Le roi interrogea alors Harald : « Que voudrais-tu posséder en très grande quantité ? » Il répondit : « Des valets. » Le roi dit : « Combien veux-tu en posséder ? – Je voudrais qu’ils mangent en un seul repas les vaches de mon frère Halfdan. » Le roi rit et déclara à Asta : « C’est un roi que tu élèves là, ma mère ! » On ne relate pas qu’ils aient alors échangé d’autres propos.
(Snorri Sturluson, Histoire des rois de Norvège, II, éd. Gallimard)
Conclusion
J’ai beaucoup cité dans cet article François-Xavier Dillmann. Je lui laisserai donc de bon gré l’avant-dernier mot –
En historien digne de ce nom, Snorri ne s’est donc pas contenté de collectionner des données brutes : il a trié les faits que lui léguait la tradition historiographique, en a écarté certains, a retenu ceux qui lui paraissaient être particulièrement mémorables ou qui pouvaient éclairer les actes de ses héros ; il a prêté à ces derniers des discours dans lesquels les conflits sont replacés dans un cadre plus vaste. Bref, l’auteur a construit un véritable récit historique, qui est devenu une admirable œuvre d’art, capable de frapper les imaginations et de susciter l’enthousiasme de ses lecteurs par-delà les siècles.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, I, éd. Gallimard)
– et même le dernier !
L’esprit critique de l’auteur, sa méthode rigoureuse, sa connaissance étendue des sources historiques, l’indéniable valeur de son témoignage sur nombre d’étapes de la carrière d’Olaf Fils Harald, et l’immense richesse documentaire que recèle son ouvrage, ne doivent pas dissimuler le fait que, si depuis sa redécouverte à l’époque moderne l’Histoire du roi Olaf le Saint est unanimement considérée comme un chef-d’œuvre, qui ne le dispute en intensité dramatique qu’aux plus belles sagas islandaises, elle le doit principalement au talent artistique de Snorri Sturluson.
(François-Xavier Dillmann, « Introduction » in Histoire des rois de Norvège, II, éd. Gallimard)
Lectures conseillées :
- Lacarrière, Jacques, Au cœur des mythologies, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1998.
- Sturluson, Snorri, L’Edda, Paris, éd. Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 1991.
- Sturluson, Snorri, Histoire des rois de Norvège, I, Paris, éd. Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 2000.
- Sturluson, Snorri, Histoire des rois de Norvège, II, Paris, éd. Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 2022.