La Divine Comédie de Dante

Illustration de Dante par Gustave Doré pour la Divine Comédie, 1860
Illustration de Dante par Gustave Doré pour la Divine Comédie, 1860

S’il fallait ne retenir que dix, cinq, ou même trois œuvres poétiques monumentales de l’histoire du monde depuis sa création, il y aurait à coup sûr, à côté d’Homère et de Goethe, la Divine comédie de Dante. Mais peut-être que j’exagère ; il faut dire aussi que la poésie romantique a presque divinisé l’homme. Hugo lui consacrait des poèmes entiers ; Balzac le comparait à Homère et s’inspirait de son œuvre pour titrer la sienne, la Comédie humaine ; à ce propos, je ne puis m’empêcher de citer à mon tour cette phrase de l’auteur des Illusions perdues, rapportée par Christian Bec dans l’avant-propos des Œuvres complètes de Dante (édition LGF 1996, coll. « Livre de Poche ») : « L’étranger [Dante] gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité » (Les Proscrits, Balzac).

Dante Alighieri naît à Florence en mai 1265 ; il étudie à Bologne la philosophie et la théologie ; il lit Virgile, Cicéron, Ovide et Boèce. Il se lie d’amitié avec les jeunes poètes, les « stilnovistes » (Cavalcanti, Gianni, Frescobaldi), qui renouvellent la poésie en la rendant « plus complexe et raffinée » (C. Bec). Deux fois, à neuf ans et à dix-huit ans, il rencontre Béatrice qui la dédaignera, mais dont l’image l’obsédera tant qu’elle lui inspirera toutes ses œuvres :

Dès lors je dis qu’Amour s’empara de mon âme, qui lui fut si tôt soumise, et commença à prendre sur moi telle assurance et tel pouvoir, par la force que lui donnait mon imagination, qu’il me fallait exécuter complètement tous ses désirs. Il me recommandait maintes fois de chercher à voir ce jeune ange. Aussi durant mon enfance l’allai-je souvent cherchant ; et je lui voyais de si noble et louables manières que d’elle on pouvait assurément dire cette parole d’Homère : « Elle ne semblait pas la fille d’un homme mortel, mais d’un dieu. »
[…]
Après que furent passés assez de jours pour que fussent accomplies les neuf années suivant l’apparition susdite de cette très noble enfant, au dernier de ces jours il advint que cette admirable dame m’apparut vêtue d’une très blanche couleur, au milieu de deux nobles dames, qui étaient plus âgées. Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l’endroit où j’étais, plein d’effroi. De par son ineffable courtoisie, qui est aujourd’hui récompensée au monde d’en haut, elle me salua si vertueusement qu’il me sembla voir alors le sommet de la béatitude.
(Dante, Vie nouvelle, éd. LGF 1996)

Le père de Dante meurt en 1281 ; le poète épouse alors Gemma Donati. En 1295, après quelques campagnes militaires, il s’engage en politique au côté des Guelfes blancs (« désireux d’indépendance vis à vis de la papauté », C. Bec). C’est la gloire : il exerce la magistrature suprême au priorat de Florence, du 15 juin au 15 août 1300. En octobre de l’année suivante, il est envoyé comme ambassadeur à Rome auprès du pape Boniface VIII, en qualité de membre du Conseil des Cent. Pendant ce temps, les Guelfes noirs soutenus par Charles de Valois s’emparent de la ville. C’est la chute : Dante est d’abord condamné à l’exil, puis à mort par contumace.
Il participe à quelques opérations militaires des Blancs, avant d’errer à Trévise, à Padoue, au Casentino, et jusqu’à Ravenne où il meurt le 14 septembre 1321 de fièvres paludéennes.

Que nous laisse-t-il ? Quelques œuvres, la Vie nouvelle, des Rimes, un Banquet, des Épîtres, et des traités comme La Monarchie ou De l’éloquence en langue vulgaire. Mais surtout, la Commedia (« Divine » ne sera ajouté qu’en 1555 dans l’édition vénitienne), ce chef-d’œuvre absolu de la littérature, composé de 14 233 décasyllabes, 100 chants et 3 cantiches (Enfer, Purgatoire et Paradis).

Le choix de ces nombres n’est certainement pas gratuit, car le 3 renvoie à la Trinité et le 10 est un nombre parfait. Dans le « poème sacré », Béatrice apparaît pour la première fois à Dante au chant XXX du Purgatoire et elle déclare son nombre au milieu même de ce chant. Dans l’ensemble de la Comédie, ce chant XXX est précédé de 63 chants et suivi de 36 : nouvelle symbolique du 3 ! Mais il ne faut pas aller au-delà par le jeu trop facile (ou complexe) des opérations mathématiques. D’ancienne origine magico-mystique, la numérologie n’est pas la principale clé d’interprétation de la Comédie.
(C. Bec, Avant-propos des Œuvres complètes de Dante,édition LGF 1996, coll. « Livre de Poche »)

Je ne reviendrai pas sur l’intrigue, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi ; Dante voyage aux enfers, au purgatoire et au paradis guidé successivement par Virgile, Béatrice et Bernard de Clairvaux. Il en profite pour réfléchir sur la condition humaine et le péché ; il parle politique, il discute avec ceux qu’il reconnaît. « On voit, écrit C. Bec, combien toutes les préoccupations et tous les pôles d’intérêt (littéraires, moraux, politiques, philosophiques, théologiques) de Dante (et de son temps) confluent dans son chef-d’œuvre. »
La Divine comédie, il faut la lire d’une traite, comme on lit les Contemplations :

Parfois isolés – à tort – par certains critiques de leur contexte en raison de leur indéniable densité « humaine » ou « poétique », ces épisodes n’ont de sens qu’au sein du grand dessein de l’œuvre tout entière.
(C. Bec, Avant-propos des Œuvres complètes de Dante,édition LGF 1996, coll. « Livre de Poche »)

La beauté littéraire de l’œuvre n’est plus à démontrer ; elle est dans le style et surtout dans l’image, toujours mémorable et spectaculaire (que l’on revoie les illustrations qu’en fit Gustave Doré !), comme celle de Bertrand de Born condamné à se promener la tête coupée, pour avoir semé de son vivant la dissension entre le roi d’Angleterre Henri II et son fils, Henri le Jeune :

Certes je vis – et crois encor le voir –
un corps marcher sans sa tête, tout comme
marchaient les autres du triste troupeau,
tenant par les cheveux le chef tronqué
pendu au poing en guise de lanterne
et qui, nous regardant, disait : « Ô moi ! »
Il se faisait de soi-même un flambeau ;
ils étaient deux en un, et un en deux :
comment cela ? seul le sait qui l’ordonne.
(Dante, la Divine comédie, trad. Marc Scialom)

Mais surtout, quelle importance que la Divine Comédie pour la langue italienne ! Comme Shakespeare augmenta considérablement le poids du dictionnaire, comme Du Bellay peut se targuer en France d’avoir accompagné la domination du français moderne dans la littérature, Dante reste et restera l’un des pères de l’italien. Je cite encore Christian Bec :

Toutefois la Comédie est d’abord (pour le lecteur d’aujourd’hui en tout cas) une œuvre littéraire. De ce point de vue, elle a exercé des effets importants sur la littérature italienne en langue vulgaire. Elle en a enrichi le lexique, car Dante n’y emploie pas moins de 27 000 termes différents (contre 800 pour Cavalcanti, dont le registre est cependant plus restreint et les Rimes peu nombreuses). Contrairement à ses théories de l’Éloquence vulgaire, l’auteur de la Comédie recourt très largement au florentin et se situe (contrairement à ce qu’il dit dans l’Épître à Cangrande) dans les registres tantôt « bas » (« élégiaque »), tantôt « haut » (« tragique ») et tantôt « moyen » (« comique »).
(C. Bec, Avant-propos des Œuvres complètes de Dante,édition LGF 1996, coll. « Livre de Poche »)

Peu d’homme peuvent se vanter d’avoir contribué à la fondation d’une langue. Une langue, c’est aussi une patrie (« Une nation n’est qu’une langue », écrivait de Maistre). C’est dire l’importance de Dante non seulement pour l’italien, mais encore pour l’identité de l’Italie tout entière.

Mais on parlerait sans fin de Dante qu’on ne l’épuiserait pas encore. Il faut tout dire ou ne rien dire. Je m’arrête là. En guise de conclusion, je citerai seulement ce poème de V. Hugo, tiré des Voix intérieures :

Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés ;
Noir voyage obstrué de rencontres difformes ;
Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes,
Dont les cercles hideux vont toujours plus avant
Dans une ombre où se meut l’enfer vague et vivant !
Cette rampe se perd dans la brume indécise ;
*
Au bas de chaque marche une plainte est assise,
Et l’on y voit passer avec un faible bruit
Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit.
Là sont les visions, les rêves, les chimères ;
Les yeux que la douleur change en sources amères,
L’amour, couple enlacé, triste, et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc ;
Dans un coin la vengeance et la faim, sœurs impies,
Sur un crâne rongé côte à côte accroupies ;
Puis la pâle misère au sourire appauvri ;
L’ambition, l’orgueil, de soi-même nourri,
Et la luxure immonde, et l’avarice infâme,
Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l’âme !
Plus loin, la lâcheté, la peur, la trahison
Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison ;
Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre,
Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !
*
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré,
Et son chemin brumeux d’obstacles encombré.
Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !

 

Lecture conseillée :

  • Alighieri, Dante, Œuvres complètes, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1996

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