Salammbô, de Flaubert – « L’embardée dans l’imaginaire »

Salammbô, détail d'une huile sur toile d'après le roman de Gustave Flaubert, 1885, Jean-Paul Sinibaldi.
Salammbô, détail d'une huile sur toile d'après le roman de Gustave Flaubert, 1885, Jean-Paul Sinibaldi.

Dans une lettre à Feydeau datée du mois d’octobre 1858, Flaubert écrivait, à propos de Salammbô qu’il commençait à composer : « Ça peut être bien beau, mais ça peut être aussi très bête. Depuis que la littérature existe, on n’a pas entrepris quelque chose d’aussi insensé. » En lisant ces lignes, comment ne pas penser à la fameuse dédicace de Pierre Corneille pour L’Illusion comique ? « Mademoiselle, voici un étrange monstre que je vous dédie. » Rien là de surprenant ! Car Salammbô, certes, est baroque à bien des égards – baroque au sens de Wölfflin :

C’est Heinrich Wölfflin, disciple de Jacob Burckhardt, qui, le premier, a pensé le classique et le baroque dans une conception cyclique. Il développe, dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, cinq critères de définition de ces « mouvements ». Pour le classique : linéarité, construction par plans, forme fermée, unité multiple et clarté. Pour le baroque : picturalité, profondeur, forme ouverte, multiplicité unifiée et clair-obscur.
(J.-P. Aubrit, P. Gendrel, Littérature : les mouvements et écoles littéraires)

Pour Wölfflin, on l’aura compris, le romantisme est un « cycle baroque ». Or Salammbô, que l’on a pris parfois audacieusement, bien que non sans justes raisons, pour une œuvre réaliste (tantôt « épique », tantôt « scientifique »), est bien autrement romantique stricto sensu ; elle est donc baroque – n’oublions pas que Hugo était le « dieu » de Flaubert, selon Lanson. Cependant chacun sait que Flaubert, qui « se disait romantique » (Lanson), fut aussi celui qui « sort[it] du romantisme » (Lanson). Et c’est pourquoi j’oserai dire que les descriptions savantes, l’abondance documentaire et la profusion d’un vocabulaire érudit font de son grand roman, plus qu’une œuvre baroque-romantique, naturaliste ou parnassienne, d’abord et avant tout un chef-d’œuvre impressionniste. Ses précisions minutieuses, ajoutées les unes sur les autres interminablement, finissent en effet par former une ambiance, une atmosphère plutôt qu’une reproduction nette. Si bien qu’au final, ce roman n’est plus en rien le miroir d’une époque, ni même l’œuvre d’un mouvement défini – non, il est le miroir de l’âme même de Flaubert, cette grande âme mystique de Viking, de Normand des origines !

1. Une histoire dans l’Histoire

Salammbô, écrivait en 1970 Henri Thomas dans sa préface (« Flaubert et les démons puniques », éd. Gallimard), c’est « l’embardée dans l’imaginaire », splendide pour ceux qui considèrent le réalisme de Flaubert comme un appauvrissement, excessive pour les tenants d’une littérature en miroir du réel ; c’est aussi une œuvre « fermée sur sa propre étrangeté », innocente pour les uns et qui « exalte » la vie, mais « horriblement sérieu[se] » pour les autres, et reflet d’un esprit malade.
Donc, on ne s’étonnera guère que Sainte-Beuve, critique austère partisan de la vérité humaine, auteur de l’interminable, académique et franchement illisible Volupté, ait considéré ce roman comme « étrange et bizarre » dans Le Constitutionnel. Eh bien non ! Salammbô, ce n’est pas Madame Bovary, ce n’est pas Bouvard et Pécuchet ; et Sainte-Beuve a tort d’y chercher « la vérité, l’âpre vérité » stendhalienne.
Est-ce à dire qu’il y a plusieurs Flaubert ? Non plus ! C’est pourquoi je ne suis pas plus d’accord avec Sainte-Beuve qu’avec Henri Thomas, quand ce dernier écrit qu’auprès de cette œuvre (Salammbô) « les prurits de l’éros bovaryque sont des chaleurs angéliques ».
Il n’y a qu’à voir le grand fond de bourbe, unique, duquel sont nées les héroïnes de Flaubert :

À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même, et ça m’emmerde considérablement : 1° Une nuit de Don Juan à laquelle j’ai pensé au Lazaret de Rhodes ; 2° l’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire baiser par le Dieu. – C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’eau de Robec. – Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans.
[…] Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les deux formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire, seulement on s’y baise et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre ; mon héroïne seulement en crève de masturbation religieuse après avoir exercé la masturbation digitale.
(Lettre de G. Flaubert à L. Bouilhet, 14 novembre 1850)

On aura reconnu là-dedans tout en même temps Salammbô et Bovary. Jacques Neefs, dans sa préface à Bovary (LGF 2019), observe lui aussi des « ramifications secrètes », des « liens obstinés et lointains » qui unissent chaque livre de Flaubert. Et il ajoute :

Flaubert pense encore au projet d’Anubis dans les premières années de la rédaction de Madame Bovary, jusqu’en septembre 1853. Toute mention disparaît ensuite, mais Salammbô en sera un écho amplifié.
(J. Neefs, « Préface » in Madame Bovary, éd. LGF, coll. « Livre de poche », 2019)

Flaubert, c’est Flaubert : il n’est pas la Sainte Trinité, il ne se divise pas. Ainsi, comme Sainte-Beuve plutôt que contre lui, Proust a également tort, il me semble, de séparer dans son article fameux le romancier de l’épistolier, puis de trouver sa correspondance « médiocre » avant de le comparer à Kant, pour l’usage qu’il fit du passé défini ! (lien). Mais pour revenir à Bovary et Salammbô, l’on notera cette remarque de Gustave Lanson, qui ne se trompait pas, lui, quand il relevait dans son Histoire de la littérature française qu’ « en réalité, il n’y a pas de contradiction entre les deux parties de l’œuvre de Flaubert ».
Je citerai enfin, parce que c’est de rigueur, la célèbre préface de M. Tournier pour les Trois Contes, éd. Gallimard 1973. En bon écrivain, il avait tout compris :

Le travail de reconstitution minutieuse qu’il a effectué en écrivant Madame Bovary ou Salammbô – comme d’ailleurs L’Éducation sentimentale – est inséparable du réalisme particulier de ces œuvres et contribue fondamentalement à leur grandeur, et ce n’est certainement pas un hasard si le plus fort de ces trois romans est aussi le plus « documenté », je veux parler de Salammbô. Mais ce n’est pas le lieu de le démontrer.
(M. Tournier, « Préface » in Trois Contes, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1973)

Qui a lu, relu et relu encore Bovary et Salammbô y voit trop les similitudes pour y discerner les dissemblances qu’une lecture unique, et nécessairement superficielle, exagère beaucoup. Ces deux romans, les deux pôles de l’esthétique flaubertienne (romantique et naturaliste, pour G. Lanson), sont bien de la même main : l’on y retrouve le « réalisme particulier » d’un écrivain chez qui, pour reprendre l’expression de Maupassant, « les dedans étaient dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation ».
Oublions un peu le fond, regardons la forme ; chez Flaubert disciple de Gautier, la seconde vaut plus chère que le premier ; et comparons ! Bovary n’a peut-être extérieurement rien de commun avec Salammbô, pourtant les mêmes expressions les accablent :

Madame Bovary :
Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre.
*
Salammbô :
Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater.

Et les mêmes outrances dans le style ponctuent ces deux romans, l’un prétendument romantique, l’autre prétendument réaliste :

Salammbô :
Étendu sur le dos, les bras contre les hanches et les genoux serrés, il avait l’air d’un mort disposé pour le sépulcre. Cependant, ses côtes maigres s’abaissaient et remontaient, et ses yeux, largement ouverts au milieu de sa figure toute pâle, regardaient d’une façon continue et intolérable.
*
Madame Bovary :
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher.

Maupassant, le disciple de Flaubert, n’avait peut-être pas tort de se méfier des critiques trop systémiques, qui cherchent à enfermer les écrivains dans des esthétiques. Flaubert est bien l’illustration des limites d’une telle méthode. Où le situer ? Il n’adhère à aucune esthétique, il les traverse toutes. Lui-même d’ailleurs en est bien conscient, quand il écrit à Sainte-Beuve cette formule si souvent reprise : « Moi, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne, et j’ai tâché d’être simple. »

Mais je m’égare, je reprends le fil ; Sainte-Beuve, donc, qui cherchait dans le roman la vérité humaine, ne pouvait comprendre Flaubert, peut-être moins naturaliste au sens propre, que mystique d’une certaine manière. Une autre erreur fut de chercher dans Salammbô la vérité archéologique : Frœhner, qui démonta sur ce terrain-là point par point le roman dans La Revue contemporaine, s’en mordit les doigts. Flaubert, dans une réponse cinglante, l’accusa d’avoir été « léger » ; et parce que l’archéologue s’en plaignit, il lui répondit le 2 février 1863 :

Je retire un mot qui me paraît l’avoir contrarié. Non, M. Frœhner n’est pas léger, il est tout le contraire.

Les réponses de Flaubert furent puériles cependant ; ce n’est que par blessure d’amour-propre qu’il s’aventura à répliquer par des conclusions techniques aux réquisitoires de ses adversaires. Celui qui veut apprendre l’histoire de Carthage n’ira, de toute façon, jamais lire Salammbô, sauf par curiosité esthétique. Salammbô ne pouvait pas être un livre d’histoire ; ce ne fut jamais que le livre d’une histoire dont l’action se déroule dans un monde imaginaire, dont le dieu suprême s’appelle Flaubert. Ce dernier, d’ailleurs, pas dupe, écrivait dans sa réponse à Sainte-Beuve datée de décembre 1862 : « Je me moque de l’archéologie ! Si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions… s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. » Et à Ernest Feydeau, dans une lettre d’août ou juillet 1857 : « Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. »
Ainsi Lanson, à mon humble avis, commet à son tour une erreur d’analyse, quand il écrit qu’ « il est sûr que l’œuvre n’est ni symbolique ni philosophique, mais strictement historique. »
Non, Salammbô, n’a rien d’historique, sauf son cadre, vaguement. C’est un roman plein d’effets d’où surgit une ambiance hallucinante, presque cinématographique, romantique peut-être, impressionniste certainement ; mais l’auteur décidément sacrifie trop à la forme, à l’image, pour prétendre à la moindre historicité. À ce propos, Pierre Moreau écrit, dans l’Introduction aux éditions Gallimard (1970) :

Il y a un reste de romantisme dans ces entraînements irrésistibles, dans ces forces qui vont. Flaubert a créé un Mâtho romantique, pleurant d’amour ou peut-être de haine, et qui se sent « misérable, chétif, abandonné ». Ces héros farouches sont des émotifs. Des cœurs battent, bondissent ; des artères, des tempes bourdonnent ; on se perd dans les sentiments indéfinis. Les accablements sont pleins de délices ; les admirations envahies par les exécrations ; et l’on peut éprouver à la fois de la terreur, de la jalousie, une espèce d’amour, une singulière volupté. À certains moments les pensées sont comme des attouchements ; à d’autres l’on aspire à se dissoudre panthéistiquement dans le Grand Tout ; on vit au rythme de la nature ; et, comme Salammbô, on est dans le jour un autre être que dans la nuit. Il semble qu’une fascination appelle, pousse ou repousse des créatures habitées par un envoûtement.
(P. Moreau, « Introduction » in Salammbô, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970)

Et P. Moreau d’ajouter, dans cette même introduction, que « de chapitre en chapitre Salammbô nous fait passer par la galerie des symboles ».

2. Cinq années de travail : l’obsession du style

Je m’attarderai moins longuement sur la double question du labeur et du style de Flaubert. Il compensait son manque de génie par son travail, qui était immense. Le lecteur curieux se rendra sur le site de l’université de Rouen, qui a eu la bonne idée de publier les manuscrits de Flaubert. Les brouillons de Salammbô sont stupéfiants ! (lien en cliquant juste ici). Ce ne sont que suppressions, ratures, ajouts dans la marge, flèches et contre-flèches, coups de plume rageurs. On mesure la peine, l’effort brut, de celui qui écrivait à T. Gautier le 27 janvier 1859 : « Je me fous un mal de chien », à Mademoiselle Leroyer de Chantepie le 15 juin 1859 : « Lorsque ma journée est finie, je me trouve aussi brisé que si j’avais cassé un caillou sur la grande route », et à Ernest Feydeau, le 29 novembre 1859 : « Quelquefois, je me sens épuisé et las jusque dans la moelle des os, et je pense à la mort avec avidité, comme un terme à toutes ces angoisses ».
C’est sur place que Flaubert prend sa documentation, pour l’ambiance, mais aussi dans les livres, Polybe surtout dont les Histoires racontent la guerre des mercenaires.

Le roman s’appelait d’abord Carthage ou les Mercenaires ; son héroïne Pyra ou Pyrra, plus tard Hanna, plus tard encore Sallammbô, Sallambô. Ce n’est pas sur le festin des mercenaires que s’ouvrait le récit, mais sur un exposé de la situation politique de Carthage. Tel chapitre, celui de la bataille de Macar, allait demander trois mois de travail, et, en certaines parties, être repris jusqu’à neuf fois. De minutieuses mises en ordre se dessinaient avec leurs scènes successives. Pour l’épisode qui se déroule « sous la tente », un réalisme cru poussait jusqu’à l’extrême la réalisation du désir, audace que le texte définitif a voilée, pour des raisons esthétiques ou peut-être judiciaires.
[…] Ce roman tourne parfois au cours d’histoire ancienne. On nous dit que certaines machines changèrent plusieurs fois de nom dans le cours des siècles ; que certaines autres s’appelaient onagres et d’où vient ce nom. La grande époque hellénique et hellénistique est encore assez près pour que l’on s’enorgueillisse de se comparer à Épaminondas ou que l’on nourrisse l’ambition d’avoir le destin de généraux d’Alexandre. Et, passant aux anticipations, on nous dit ce que pensera de Carthage le vieux Caton.
(P. Moreau, « Introduction » in Salammbô, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970)

La littérature chez Flaubert est une obsession ; cette obsession, comme une hypnose, se focalise sur le style. Un peu parnassien, tel son ami Gautier, Flaubert « a tout sacrifié à l’Art » (J. d’Ormesson). Il crie ses phrases dans son fameux « gueuloir » pour entendre si elles sonnent convenablement. Il lit les maîtres, Hugo le « Grand Crocodile » qui le désespère d’écrire quand paraît La Légende des siècles (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 8 octobre 1859), Montesquieu, aussi, dont il admire la pureté.

Le ton ici, dans sa tension musclée, doit beaucoup à Montesquieu. Flaubert admirait son style, pareil à des biceps d’athlète. Il faisait passer par son célèbre « gueuloir » le triple coup de gong sur lequel s’ouvre un récit de Montesquieu : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans la colère. Elle le rendait cruel. » Cette suite de trois phrases, ce triple étage où le sujet change à chaque proposition, on en trouvera maints échos dans Salammbô : « Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ils s’en rapprochèrent. » – « Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. Il s’armait tout en parlant. » Effet analogue dans la juxtaposition de deux phrases : « Les Barbares s’accoutumaient à ses services ; il s’en faisait aimer. » C’est encore Montesquieu, celui des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence que l’on reconnaîtra, ici ou là, dans des considérations sur la grandeur des Carthaginois et leur décadence, des analyses politiques des rouages bien ou mal articulés d’un État, du caractère d’un peuple, de l’ingéniosité d’une entreprise, des ruses de guerre. Et, comme les historiens latins ont nourri la langue de Montesquieu et de Flaubert, on trouvera chez celui-ci comme chez celui-là l’imperatoria brevitas et des latinismes de syntaxe comme la règle Sicilia amissa : « La capture de Giscon, le vol du zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée. »
(P. Moreau, « Introduction » in Salammbô, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970)

Et puis, relève P. Moreau, il y a du Chateaubriand dans Salammbô, un autre des grands maîtres de Flaubert. Ce sont les chants lyriques, les invocations à la lune, les passions d’amour : c’est-à-dire les parties les plus strictement romantiques de ce roman traversé par un réalisme descriptif. C’est l’orientalisme, c’est la fameuse « couleur historique et locale ».

Un prestige d’imagination antique, d’Homère, de Virgile, donne sa grandeur à telle image où passent les scènes du stade ou du combat : « Laisse aller ta colère comme un char qui s’emporte », disait Spendius.
(P. Moreau, « Introduction » in Salammbô, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970)

Flaubert, bien sûr, n’est pas seulement un imitateur. Il a aussi sa personnalité propre, imitable : le rythme ternaire, les clausules spectaculaires de fins de chapitre (la dernière phrase du chapitre VII est digne d’une scène de cinéma), les adverbes évidemment, longs, rejetés hors des phrases (« Hamilcar pâlit extraordinairement »), et puis l’usage si particulier des temps, relevé par Proust dans son célèbre article à propos du style de Flaubert (lien).
Plus précisément, dans Salammbô, ce style c’est une poétique admirable, mélange parfait de concret et d’abstrait, de description parnassienne et de flou quasi symboliste. Pierre Moreau relève même un « matériel expressif » calculé en fonction du sujet :

L’Éducation sentimentale choisit ses arrière-plans et ses symboles dans l’eau courante, désespérément courante. Tout y coule ; tout se durcit et se traduit en minéral dans Salammbô. La nature même, les êtres vivants sont comme métallisés et orfévrés. La grande lagune miroite comme un miroir d’argent ; ou encore on y voit briller de gigantesques plats d’argent ; les grenadiers, les amandiers, les myrtes sont immobiles comme des feuilles de bronze ; les cyprès s’alignent comme des murailles de bronze ; le golfe et la plaine sont du plomb fondu. Terres de soleil et de sommeil, proches du désert. Les tas de sable sont de grandes vagues arrêtées, la mer un dallage de lapis-lazuli. Il n’est pas jusqu’au ciel, continuellement pur, qui ne s’étale plus lisse et plus froid à l’œil qu’une coupole de métal.
(P. Moreau, « Introduction » in Salammbô, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970)

Et P. Moreau de relever encore les spirales, les couleurs et les odeurs, idées fixes de Flaubert dans Salammbô, qui jouent comme des « correspondances » baudelairiennes, et puis la « syntaxe de la passivité », dans ces passions qui font des sujets : « Une pitié l’émut. » – « Une fureur m’emporte. » – « Une terreur les glaça. »
Voilà pour les particularités salammbesques. Pour le reste, comme je l’ai déjà dit, Flaubert reste Flaubert : et « la Tentation ou Salammbô, écrit G. Lanson, ne sont pas construits autrement que Madame Bovary ou le Cœur simple. Seulement, l’observation directe étant impossible ici, il y a suppléé par l’étude des documents qui permettaient de reconstituer la réalité disparue. »
Dévoiler les dedans par les dehors, et multiplier les dehors comme autant de points, pour créer une idée – technique particulière qui atteint son point d’orgue dans L’Éducation sentimentale –, c’est cela, Flaubert !

Conclusion

Salammbô ne pouvait être écrit que par Flaubert. C’est réaliste et romantique, c’est précis et vaporeux, c’est extérieur et profondément mystique, c’est unique.
On a pu dire que Flaubert faisait comme une transition entre les écoles romantique et naturaliste, une partie de son œuvre étant l’une, l’autre étant l’autre. Je crois que c’est une imprécision ; bien plus qu’une simple transition, il y a chez l’auteur de Salammbô, de Bovary, des Trois Contes, un amalgame admirablement réalisé entre le romantisme et le naturalisme, qui le rend sublime.

Entre les deux écoles romantique et naturaliste se place Gustave Flaubert, qui procède de l’une et fonde l’autre, corrigeant l’une par l’autre, et mêlant en lui les qualités de toutes les deux : d’où vient précisément la perfection de son œuvre.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

 

 

Lecture conseillée

  • Flaubert, Gustave, Salammbô, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1970

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