Stendhal, moraliste et révolutionnaire

Portrait de Stendhal par Olof Johan Södermark
Portrait de Stendhal par Olof Johan Södermark, huile sur toile, 1840, Palais de Versailles

Stendhal, dans l’histoire des lettres, est une espèce de pont magique, ou un carrefour de son siècle, reliant le romanesque et le réalisme. Ses deux livres les plus lus témoignent de cette dualité : La Chartreuse de Parme, à l’esprit résolument romantique ; et Le Rouge et le Noir, à l’esprit non moins réaliste. Un pont ou un carrefour, avons-nous dit : nous eussions pu évoquer un abîme, dans lequel se mélangent les genres et les pensées. Car même quand il est romanesque, il est réaliste : il y a du désir mimétique dans La Chartreuse de Parme ; et même quand il est réaliste, il est romanesque : il y a du fabuleux dans Le Rouge et le Noir. En politique, Stendhal se positionne également au carrefour de sa modernité : libéral partisan d’une révolution dans l’art, il s’oppose aux libéraux néoclassiques, favorables au maintien des formes du Grand Siècle, sans pour autant s’allier aux romantiques contre-révolutionnaires ; mais là encore, la lecture de ses deux romans phares brouille quelque peu l’esprit du lecteur quant à ses pensées profondes – si bien que d’aucuns ont pu voir en lui un « athée politique », à la manière de Flaubert.
L’auteur de la Chartreuse a été sur-analysé : l’on ne compte plus les milliers d’articles, thèses, et ouvrages qui lui ont été consacrés. Nous nous en tiendrons, pour notre part, à deux grands penseurs : René Girard, le philosophe du désir mimétique, et Paul Bénichou, qui fut peut-être l’un des plus grands spécialistes du romantisme français. Pourquoi avoir choisi ces deux intellectuels ? Parce qu’ils présentent l’intérêt de développer des pensées non seulement originales, mais encore concrètes – combien d’analyses brumeuses, parfois plus troubles que des brouillards d’hiver, ont été écrites au sujet de Stendhal !
Le premier, R. Girard, voit dans Beyle d’abord et avant tout un observateur moraliste des vanités, pas dupe sur les ressorts profonds de l’humanité, et qui ne peut donc être réduit à un qualificatif partisan qui serait trop réducteur. Le second, P. Bénichou, analyse Stendhal comme le champion du « romanticisme libéral » : un révolutionnaire en matière d’art, pleinement lié, en ce sens, au mouvement romantique du dix-neuvième siècle.

1. René Girard : Stendhal, observateur moraliste des vanités

1.1. De la « vanité gaie » à la « vanité triste »

Si Stendhal est si spécial, c’est parce qu’il est une sorte de singularité dans le grand flot romantique, comme une île solitaire au milieu d’un océan. Là où la plupart des romantiques, comme l’a démontré P. Bénichou, se voient comme les héritiers directs, les continuateurs des philosophes, Stendhal, lui, se démarque de ses pères.

Stendhal est un des rares penseurs de son temps qui ait conquis son indépendance sur les géants de l’époque précédente. C’est bien pourquoi il peut rendre aux dieux de sa jeunesse l’hommage d’un égal. La plupart de ses contemporains romantiques sont incapables d’en faire autant. Grande est leur condescendance envers le Panthéon rationaliste, mais qu’il leur prenne fantaisie de raisonner et l’on se croit revenu au Siècle des lumières.
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

Quelle était donc la pensée de Stendhal, si indépendante de sa contemporanéité ? Pour René Girard, « il faut tout extraire des romans ». « Seule la fiction ne ment pas », disait Mauriac ; Girard, appliquant cette sentence à la lettre, cherche dans le roman stendhalien le vrai fond de sa philosophie.
Beyle commence par faire le constat suivant, que les philosophes du siècle précédent se sont manifestement trompés : alors même que la Révolution s’est faite sur le terreau de leurs idéologies, le progrès qui s’en est suivi n’a pas entraîné « chez les administrés l’accroissement de bonheur prévu par les théoriciens. »
Stendhal, dès lors, va s’évertuer à rechercher l’erreur des philosophes. Pour cela, il observe le monde : Napoléon qu’il a servi, la monarchie constitutionnelle, mais aussi l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre qu’il a visitées, enfin les États-Unis, sur lesquels il s’informe en lisant de nombreux ouvrages. Après cette phase d’observation, ou de maturation – phase également relevée par P. Bénichou, comme nous allons le voir –, il passe à la phase d’expérimentation, choisissant, pour « laboratoire », le support du roman.

Le romancier vit dans un véritable laboratoire d’observation historique et sociologique. Les romans stendhaliens ne sont, en un sens, que ce même laboratoire porté à la deuxième puissance. Stendhal y met en présence divers éléments qui resteraient isolés les uns des autres, même dans le monde moderne. Il confronte la province et Paris, les aristocrates et les bourgeois, la France et l’Italie et même le présent et le passé. Diverses expériences se déroulent et elles ont toutes le même but ; elles sont toutes destinées à répondre à la même question fondamentale : « Pourquoi les hommes ne sont-ils pas heureux dans le monde moderne ? »
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

À la « question fondamentale » qu’il se pose, Stendhal finit par trouver une réponse digne d’un moraliste du Grand Siècle : si nous ne sommes pas heureux dans le monde moderne, c’est parce que nous sommes vaniteux, d’une vanité bourgeoise héritée de la vanité noble des deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Mais notre vanité bourgeoise, démocratique, n’est pas de même nature que la vanité aristocratique : la première est rancunière, là où la seconde est plus insouciante.

Quel est l’état d’âme de ce courtisan d’Ancien Régime, ou plutôt quelle idée Stendhal s’en fait-il ? Quelques personnages secondaires de la fiction stendhalienne et les remarques rapides mais suggestives éparses dans plus de vingt ouvrages apportent à cette question une réponse assez précise. Les souffrances de la vanité sont vives, au XVIIIè siècle, mais elles ne sont pas intolérables. On sait encore s’amuser, à l’ombre protectrice du monarque, un peu comme des enfants aux pieds de leurs parents. On prend même un plaisir délicat à fronder les règles futiles et rigoureuses d’une existence toujours oisive.
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

Pour René Girard, la Révolution, en ayant aboli le droit divin et les privilèges nobles, a rendu tous les hommes rivaux les uns des autres, jusqu’au roi Louis-Philippe qui joue à la Bourse comme ses propres sujets. Cette rivalité excite une vanité triste : là où auparavant l’on se regardait les uns les autres – les bourgeois avaient les yeux rivés sur les seigneurs, et les seigneurs, sur le roi – sans pour autant songer à se concurrencer, les barrières des privilèges empêchant toute tentation, désormais l’on s’observe, l’on se compare, et l’on se jalouse.

Les révolutionnaires croyaient détruire toute la vanité en détruisant le privilège noble. Mais il en est de la vanité comme de ces cancers inopérables qui se propagent dans tout l’organisme sous une forme aggravée lorsqu’on les croit extirpés. Qui peut-on bien imiter lorsqu’on n’imite plus le « tyran » ? On se copie, désormais, les uns les autres. L’idolâtrie d’un seul est remplacée par la haine de cent mille rivaux.
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

Comme Balzac, Stendhal constate que désormais, « les hommes seront des dieux les uns pour les autres. » Les jeunes, nobles et bourgeois confondus, se rendent à Paris pour faire fortune « comme jadis les courtisans à Versailles » – que l’on relise Illusions perdues. C’est « l’esprit de cour » dont parle Tocqueville à propos des États-Unis : on ne s’entasse plus aux combles du château, mais aux mansardes de la capitale.
Si la vanité moderne est du même ordre que la vanité d’Ancien Régime, elle s’en démarque cependant sur sa nature : là où la seconde était « insouciante et frivole », la première est « triste et soupçonneuse », effrayée du ridicule, jalouse, haineuse.
Ce passage d’une vanité d’imitation à une vanité de jalousie a rendu les hommes maussades, graves, malheureux. Les nobles n’échappent pas à la règle, même après la Restauration : en cherchant à reprendre leurs privilèges aux mains des bourgeois, ils entrent dans le jeu de ce que René Girard appelle la « médiation interne » – qui consiste à faire de l’autre un rival, par désir de posséder ce qu’il possède, ou veut posséder.

C’est parce qu’il a cessé d’être distinct que l’aristocrate cherche à se distinguer. Et il y réussit parfaitement mais il n’est pas plus noble pour autant. C’est un fait, par exemple, que l’aristocratie, sous la monarchie constitutionnelle, est devenue la classe la plus digne, la plus vertueuse de la nation. Au grand seigneur séduisant et léger de l’époque Louis XV a succédé le gentilhomme renfrogné et morose de la Restauration. Ce personnage attristant vit sur ses terres, il gagne de l’argent, il se couche de bonne heure et il parvient même, ô comble d’horreur, à faire des économies. Que signifie donc cette morale austère ? S’agit-il vraiment d’un retour aux « vertus ancestrales » ?
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

Non, il ne s’agit pas d’un retour aux vertus ancestrales, mais d’une imitation de la morale bourgeoise. En somme, la Révolution, dit Stendhal, a donné à l’aristocratie française des mœurs protestantes.
Autant que le noble copie le bourgeois, précise René Girard, le bourgeois copie le noble : c’est là toute la littérature de Stendhal (Lamiel), de Balzac, de Flaubert, et bien sûr de Proust (Mme Verdurin, dans La Recherche).
Ce nouvel état sociologique – le passage d’une vanité gaie à une vanité triste – est plus facile à exprimer dans le roman. Girard écrit que « le théâtre comique est mort avec la monarchie et la « vanité gaie ». Un genre plus souple est en effet nécessaire pour décrire les métamorphoses infinies de la « vanité triste », et dénoncer la nullité des oppositions qu’elle engendre. »
Mais, ajoute René Girard, comme Flaubert – Bouvard et Pécuchet –, comme Proust – le baron de Charlus –, Stendhal, qui, comme nous l’avons vu, avait l’esprit « Grand Siècle moraliste », inconsciemment continuateur du théâtre de Molière, n’a jamais renoncé au comique : et c’est pourquoi ses romans sont si pleins d’humour.

1.2. Stendhal, un « athée » de la politique

Résumons : l’homme, éternellement vaniteux, désire toujours par l’intermédiaire des autres. Sous l’Ancien Régime, cette vanité généralisée était quelque peu contenue et par le système des privilèges – empêchant les bourgeois de voir les seigneurs comme des rivaux –, et par le principe du droit divin – empêchant les seigneurs de voir le roi comme un rival. Si la vanité existait malgré tout, elle était « gaie », insouciante : les moralistes (La Rochefoucauld, La Bruyère) ne manquaient jamais une occasion de la pointer du doigt, et Molière s’en moquait sur scène. La Révolution, en détruisant les barrières sociales, a fait de tous les hommes des rivaux de tous les hommes, charriant ainsi la rancœur et la jalousie.
Stendhal, attristé, comme les autres réalistes, par l’observation de cette vérité implacable, ne trouve plus en France de héros comme il aimerait en rencontrer, mais pléthore de bourgeois gentilshommes arrivistes et de gentilshommes bourgeois, remplis de bile. Dans La Chartreuse, il cherche, peut-être par dépit, à ressusciter par l’écriture le héros selon son cœur.

Il n’est plus permis, depuis la Révolution, d’être privilégié sans le savoir. Un héros selon le cœur de Stendhal est impossible en France. Stendhal aime à croire qu’il est encore un peu possible en Italie. Dans cet heureux pays que la Révolution a seulement effleuré, la réflexion et le souci de l’Autre n’ont pas complètement empoisonné la jouissance du monde et de soi-même. Une âme véritablement héroïque reste compatible avec les circonstances privilégiées qui en permettent le libre jeu. Fabrice del Dongo peut être spontané et généreux au sein d’une injustice dont il bénéficie.
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

Voici comment, selon R. Girard, il faut analyser la Chartreuse : non comme l’archétype du roman romanesque, œuvre légère d’un « conteur aimant conter pour conter » (M. Crouzet), mais comme l’apologie d’un héros traditionnel, pas encore pris dans les tristes filets de la médiation interne.
Qu’en est-il donc de son autre œuvre maîtresse, Le Rouge et le Noir ? Pour René Girard, il ne faut surtout pas y voir un roman « revendicateur et jacobin », mais bien une dénonciation des passions mauvaises de la modernité, celles de l’envie et de la jalousie.

Julien n’est pas tant la victime des ultras que des bourgeois enrichis et jaloux qui vont triompher en juillet…
[…]
Julien doit sa réussite à ce qui subsiste de plus authentiquement « ancien régime » sous le régime nouveau. Étrange manière pour Stendhal de faire campagne contre le retour au passé. Même si le romancier nous avait montré l’échec d’un de ces nombreux jeunes gens qui n’ont pas eu la chance de rencontrer leurs marquis de la Mole, son roman n’eût encore rien prouvé contre « l’ancien régime ». C’est en effet la Révolution qui a multiplié les ambitions roturières et c’est la Révolution qui a multiplié les obstacles puisque c’est à la Révolution que la plupart des gens en place doivent « leur caractère de grand seigneur », c’est-à-dire leur ultracisme implacable.
(Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard)

L’on a fait de Stendhal un libéral. Mais l’était-il vraiment, au fond ? L’auteur de La Chartreuse regrettait le héros féodal, celui qui déjoue, par sa noblesse d’esprit, les pièges de la vanité. L’auteur du Rouge et le Noir critiquait quant à lui la bourgeoisie jalouse et les ultras, moins pour leurs convictions monarchiques, que pour leur terrible et implacable embourgeoisement…
Si Stendhal échappe à toute analyse politique ; si l’on constate, dans ses opinions personnelles, des « boutades » et des « paradoxes », c’est parce qu’il n’a jamais eu de pensée partisane. Comme dit René Girard, il fut un « athée » en politique, « chose à peine croyable, et de son temps, et du nôtre. » Mais cet athéisme n’est pas une paresse, une posture, ou une peur de prendre position : c’est, au contraire, le résultat d’une très longue méditation, qui l’a fait cesser d’être dupe des apparences de la politique.
René Girard dirait que Stendhal ne croyait qu’en un seul parti, celui du désir mimétique : il ne fut pas un grand politique, mais un grand sociologue – en d’autres termes, un moraliste.

2. Paul Bénichou : Stendhal, champion du « romanticisme libéral »

2.1. Stendhal, libéral partisan d’une révolution dans l’art

L’analyse de P. Bénichou n’a rien à voir avec celle de R. Girard : là où le second se concentrait sur la portée moralisatrice des œuvres de Stendhal, le premier s’arrête plutôt sur son aspect « libéral révolutionnaire » : il montre comment Stendhal, héritier en pensée du siècle des Lumières aux canons classiques, chercha néanmoins à s’en démarquer sur la forme, afin d’acter, par la révolution des codes, la révolution sociale.
Le romantisme a fait sourdre, en effet, le besoin d’une révolution littéraire. Chez les libéraux, cette nécessité de réforme a été ressentie très tôt ; mais c’est aussi, paradoxalement, « chez les libéraux que la résistance a été la plus vive et la plus tenace. »
Pourquoi ? Parce que le libéralisme littéraire, qui se voulait une contradiction de la littérature classique du Grand Siècle, s’inscrivait dans la continuité de la littérature des Lumières, elle-même inspirée, du moins sur la forme… de la littérature classique du Grand Siècle. Révolutionner la littérature, c’était, par conséquent, renverser les vieux codes du siècle de Louis XIV – si durement critiqué –, mais aussi ceux des Philosophes, les pères spirituels de toute la pensée libérale : dilemme cornélien !

On répugnait à modifier, en quelque domaine que ce fût, un héritage si durement critiqué dans le camp adverse et à concevoir la littérature autrement que Voltaire et les académiciens philosophes de 1760.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Ce sont pourtant bien les libéraux qui amenèrent en France non seulement le mot de « romantique » – on pense notamment à De l’Allemagne, de Mme de Staël –, mais encore l’idée d’une révolution des lettres – Prosper de Barante. À eux, par conséquent, de résoudre le dilemme.
Deux camps s’affrontèrent aussitôt ; comme le rappelle P. Bénichou, Pictet note en 1826 : « Il y a des libéraux classiques et des libéraux romantiques, des ultras romantiques et des ultras classiques. »
La « forteresse » de « l’antiromantisme libéral », comme l’appelle Bénichou, fut le journal Le Constitutionnel : l’on y trouvait de vieux écrivains impériaux, et plus généralement des collaborateurs libéraux hostiles à la révolution romantique.
Stendhal, objet de notre article, devait quant à lui choisir le camp adverse : celui des réformistes.

Hors de la presse, le groupe d’avant-garde, du côté libéral, fut celui qui, dès 1819 et jusqu’en 1830, se réunissait chez Delécluze : ceux qui devinrent les rédacteurs du Globe, Jean-Jacques Ampère, Duvergier de Hauranne, Vitet, Rémusat, Magin, y voisinaient avec des libéraux d’esprit aussi incisif que Stendhal et Mérimée. C’est dans ce milieu surtout que s’est élaborée l’idée d’une révolution littéraire telle que pouvait la concevoir et devait la souhaiter le libéralisme. On sait comment Stendhal jugeait ce moment de l’histoire intellectuelle française : « Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable. »
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Les libéraux antiromantiques n’objectèrent que leur « simple répugnance aux nouveautés », mettant l’accent sur le côté « trop vague » de la nouvelle littérature. Ils voyaient dans celle-ci une atteinte à l’esprit rationaliste propre à la philosophie des Lumières, ce en quoi ils n’avaient pas tort.

On reproche à la poésie romantique son obscurité, l’appel qu’elle fait à l’irrationnel : « Une philosophie exaltée, écrit le jeune Thiers, conduit les écrivains romantiques à chercher partout des rapports mystérieux entre ce qu’ils appellent le monde moral et physique, et ces rapports sont le plus souvent, ou faux, ou confus, ou inexplicables. » Au fond, c’est le danger d’un spiritualisme excessif, mysticisant, qui dans la littérature romantique éveille les méfiances des héritiers de Voltaire.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Cela peut surprendre aujourd’hui, mais il ne faut pas oublier que le romantisme fut aussi monarchiste et catholique, s’apparentant dès lors plus volontiers à une littérature de contre-révolution que de révolution : l’on pense ici, par exemple, aux Odes et ballades du jeune Victor Hugo conservateur. Les libéraux, révolutionnaires en politique, ne voulaient pas prendre le risque d’embrasser l’ennemi. Et c’est pourquoi Bénichou rappelle fort à propos que Théophile Gautier, en 1833, « dans un récit dont l’action se situe sous la Restauration, fait répéter à un partisan du classicisme la proverbiale expression qui fait des romantiques des « novateurs rétrogrades » ».
Pour le dire en un mot, il fallait distinguer alors le romantisme révolutionnaire et le romantisme contre-révolutionnaire, les libéraux romantiques et les libéraux anti-romantiques : ces derniers se méfiant, comme de la peste, du romantisme contre-révolutionnaire.

Les réformes auxquelles les libéraux peuvent penser impliquent en tout cas une condamnation du romantisme contre-révolutionnaire. Cette condamnation est aussi vive chez ceux d’entre eux qui professent en littérature les idées les plus hardies que chez les plus réservés. Témoin Stendhal, champion du « romanticisme » libéral, qui n’a que sarcasmes pour Chateaubriand.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Stendhal, rappelle P. Bénichou, voulut tourner en ridicule les contre-révolutionnaires dans une comédie bouffonne. Il n’était alors pas tendre pour ses ennemis :

En 1825-1826, Chateaubriand, passé dans l’opposition à Villèle, est toujours à ses yeux un hypocrite, un phraseur, un écrivain d’une absurde emphase. Il ne traite pas autrement les poètes de La Muse française, « pygmées », « poétereaux », « faux bardes », qui « enveloppent leurs rêveries mystiques et mornes dans des vers emphatiques ». Il prend à partie Vigny pour son Éloa, Soumet ; il les unit dans ses sarcasmes à la Société des Bonnes Lettres. Dans ces années, il voit en Hugo le poète du parti ultra et le tient en piètre estime ; son grand poète est alors Béranger ; il estime Casimir Delavigne ; aussi Lamartine, mais en mettant à part sa pensée, et toutes réserves faites sur la mélancolie.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Stendhal « tire dans le tas », comme on dirait aujourd’hui. Il n’épargne personne : pas même les libéraux classiques, antiromantiques, du Constitutionnel, rejoignant en cela Le Globe, qui repoussait « les anathèmes académiques d’une école vieillie ».

2.2. Stendhal en Molière de son temps

Stendhal, donc, se veut romantique libéral : ni romantique contre-révolutionnaire, ni libéral néoclassique. Il se lance, selon l’expression de Bénichou, dans une « longue et vigoureuse méditation » afin de révolutionner la littérature, pour qu’elle corresponde au mieux au monde nouveau né de la Révolution.

Cherchant à définir et à créer, dans l’esprit des idéologues, une comédie fondée sur la science de l’homme, et convaincu qu’un « échafaudage » de pensées sur la nature humaine est toujours l’armature de la construction comique, il estime que Molière a édifié son comique sur les besoins et les maximes de l’ancienne société. D’ailleurs le rire, qui résulte de la découverte soudaine en nous d’une supériorité sur autrui, sert d’instrument à l’égoïsme inséparable des mœurs monarchiques : il punit le manquement aux bienséances qui couvrent cet égoïsme. […] Dans une société qui a cessé d’être monarchique et courtisane, la comédie telle que Molière l’a conçue est morte ; le triomphe des mœurs démocratiques la rend anachronique.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Stendhal affirme la nécessité de l’artiste, « organe indispensable du corps social » ; mais si l’artiste est indispensable à la société, alors il doit évoluer en même temps que la société, à moins de vouloir devenir un pilier fissuré. Il reconnaît que Molière fut certes indispensable à l’ordre social, mais qu’en 1820, il ne doit plus être question de faire du Molière, sauf à devenir anachronique.
« En vérité, écrit P. Bénichou, la question à laquelle tendent toutes les analyses de Stendhal est celle de la destinée du genre comique dans la société nouvelle. Que sera le Molière moderne et quel genre de ministère exercera-t-il ? Que pourra faire un auteur comique dans un monde où la dignité personnelle, le sentiment de l’égalité, l’indépendance par rapport à la mode et à l’opinion auront remplacé les anciens ressorts de l’existence sociale ? » Stendhal constate, hélas, que la société, devenue tristement concurrentielle – livrée à la vanité triste, à la médiation interne, aurait dit R. Girard –, oblige l’auteur comique à abandonner la vieille comédie classique, dont le format n’est plus adapté aux nouvelles données sociales.

Stendhal n’a jamais écrit vraiment la comédie qu’il projetait, et son projet n’a pas porté de fruits après lui. Retenons que chez lui la critique des formes classiques est liée à une réflexion sur la fonction sociale de l’écrivain, et que cette réflexion, tout en renouvelant à certains égards la tradition du philosophisme, ne rompt pas avec elle. L’essentiel de cette tradition est expressément réaffirmé en plus d’un endroit. Satire de la contre-révolution ou enseignement moral plus profond, la comédie sert les vraies valeurs sociales : « Voilà le sens dans lequel moi, poète comique, je dois travailler pour être utile à la nation, en détruisant la prise des tyrans sur elle, et la rapprochant par-delà la divina libertà. »
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Bénichou ne manque pas de rappeler la fameuse citation de Stendhal, issue de Racine et Shakespeare, dans laquelle il plaide pour que la littérature soit en accord avec sa société.

« Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » Cette définition réunit, dans un énoncé général, l’essentiel de la contribution libérale à la révolution littéraire : la littérature doit être, dans son objet et dans ses formes, un fait actuel, et le ministère de l’écrivain doit être repensé en accord avec les conditions de la société postrévolutionnaire.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Affirmer un tel principe, c’est rendre le Beau subjectif. Mais quelle subjectivité prendre en compte ? Les romantiques royalistes préconisent un renouvellement de l’élégie ou de l’épopée sacrée ; les libéraux comme Stendhal, eux, proposent une modernisation de la tragédie, « ou plus exactement sa disparition au profit du drame moderne. »
Comment donc renouveler la tragédie classique ? En brisant toutes ses règles, façon baroque :

De ce drame, Stendhal nous répète à satiété qu’il doit être en prose, durer plusieurs mois et se passer en divers lieux ; qu’il doit exclure le « galimatias » allemand et ne ressembler à celui de Shakespeare que parce que notre époque comme la sienne a des partis, des supplices, des conspirations.
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

Stendhal préconise, comme tous les libéraux de son époque, le drame historique ; l’on objectera qu’il s’agit là d’un retour au passé : ils répondront que c’est pour mieux affirmer le présent.

Un théâtre historique est, dans l’esprit des libéraux, un théâtre qui remet le passé à sa place et fait valoir les conquêtes du présent : « Tous les peuples, écrit l’un d’eux à propos de Shakespeare, qui ont attaché quelque importance à leurs droits et à leur liberté ont donné à leur littérature et à leurs représentations dramatiques un caractère national. »
(Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou)

En 1827, quatre ans après Racine et Shakespeare, le « maître » Hugo, dans la préface de Cromwell, devait donner naissance au drame romantique ; si Stendhal ne devait pas trouver pleine satisfaction dans ce texte, notamment à cause du maintien de la versification et du choix des sujets traités, il pouvait néanmoins se consoler : le géant du romantisme commençait d’abandonner ses idées monarchistes, et son génie révolutionnaire épousait l’idéologie libérale.

 

Lectures conseillées :

  • Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard
  • Le Sacre de l’écrivain, P. Bénichou
  • Le Rouge et le Noir, Stendhal
  • La Chartreuse de Parme, Stendhal

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