L’Appel au soldat, de Maurice Barrès – « L’effondrement de l’illusion boulangiste »

Photographie du général Georges Boulanger, par Nadar
Photographie du général Georges Boulanger, par Nadar

En 1893, Maurice Barrès, vaincu aux élections législatives, perd son siège de député. « Fort atteint », car « brutalement privé de son cher poison », « un peu à la manière d’un drogué » – pour reprendre les mots d’Éric Roussel (préface aux Romans et voyages de M. Barrès, éd. Laffont, coll. « Bouquins », 2014) –, il trouve néanmoins du réconfort dans l’écriture, en prenant, pour quatre ans, la direction du journal La Cocarde.

Dans sa vie, cette expérience comptera beaucoup, elle témoigne en toute hypothèse de son éclectisme, de son ouverture d’esprit. Fondée au temps du boulangisme triomphant, La Cocarde va en effet devenir sous son impulsion un étonnant laboratoire d’idées, le point de rencontres de personnalités fort différentes. Au sen de la rédaction, des anarchistes, des socialistes proudhoniens et même le secrétaire particulier de Jean Jaurès, Eugène Cross (recommandé par son patron), côtoient de futurs collaborateurs de l’Action française, dont Charles Maurras qui nous a laissé ce précieux témoignage : « le secrétaire de La Cocarde était monarchiste, son rédacteur en chef, doctrinaire, socialiste malonien ; il y avait des légitimistes comme Amouretti, des juifs comme Ernest Lajeunesse et Lucien Mulhfeld. Il y avait aussi des protestants et tous ces fanatismes se battaient autour de la table de rédaction. Crise sans importance ! Tout le monde était accordé et harmonisé par l’amour – c’est le mot, il n’en est pas d’autre – l’amour d’un homme, la passion de tous ces hommes pour Maurice Barrès. »
(É. Roussel, préface aux Romans et voyages de M. Barrès, éd. Laffont, coll. « Bouquins », 2014)

Pour des raisons financières, l’expérience, hélas, tournera court. Mais Barrès n’a pas encore dit son dernier mot. Dégoûté par le spectacle du parlementarisme, il imagine en effet de publier ses « notes prises au Parlement », en reprenant « le titre qu’il avait déjà utilisé pour un article dans Le Figaro sur l’affaire de Panama, Leurs figures » (V. Rambaud).
Leurs figures deviendra finalement le troisième tome du vaste Roman de l’énergie nationale, les deux premiers étant consacrés aux échecs parisiens de jeunes Lorrains déracinés (Les Déracinés), et au parcours du général Boulanger (L’Appel au soldat).
Si Les Déracinés constituaient une grande apologie de la terre et des morts, doublée d’une dénonciation de la propagande scolaire de la France de la Troisième République, dont l’idéologie jacobine héritée du centralisme monarchique des deux derniers siècles tendait à trop nier les particularismes régionaux – ce que ne cessait de dénoncer Charles Maurras –, les deux derniers tomes se voulaient, quant à eux, plutôt centrés sur la critique du parlementarisme.

Dans L’Appel au soldat qui raconte les espoirs mis dans le général Boulanger pour renouveler le personnel et les mœurs politiques, la critique du parlementarisme, « où l’on distribue les places sans tenir compte du talent, où l’on pousse aux événements sans souci de l’avenir, sacrifiant toujours le bien public à des intérêts privés », occupe tout naturellement une place importante.
(V. Rambaud, Introduction au Roman de l’énergie nationale, in Romans et voyages (vol. I), Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2014)

L’Appel au soldat, pour reprendre le mot de V. Rambaud, est un « roman des illusions perdues » qui se veut, certes, biographie, voire apologie du général Boulanger ; mais surtout, narration exaltée – façon Barrès – de « l’effondrement de l’illusion boulangiste » :

Tandis que les premiers chapitres décrivent l’essor du boulangisme jusqu’au « point culminant » du 27 janvier 1889 où Boulanger, élu triomphalement à Paris, aurait pu marcher sur l’Elysée et prendre le pouvoir, la seconde partie du roman est consacrée à la retombée de la « fièvre » qui, deux ans plus tôt, était « dans chaque Français » et à « l’épuisement nerveux » du général jusqu’à son suicide sur la tombe de sa maîtresse. Le roman s’achève avec l’enterrement de Boulanger : c’est « la débâcle d’une multitude et d’une idée » et, dans la « boue » du cimetière, « sont couchés tous [les] rêves » des anciens élèves de Bouteiller venus assister aux funérailles du Soldat qui n’avait pas su répondre à l’appel que le pays lui avait lancé.
(V. Rambaud, Introduction au Roman de l’énergie nationale, in Romans et voyages (vol. I), Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2014)

Quel sujet, pour Barrès, que la vie du général Boulanger, qui fut un drame baroque plutôt qu’une tragédie classique, finissant dans l’épique et le pathétique, dans les larmes, et dans la mort ! « Populiste », comme on le qualifierait aujourd’hui, antiparlementaire, le général Revanche souleva l’émotion du peuple, et manqua bien renverser le pouvoir, et faire table rase des institutions ; mais n’osant pousser trop loin ses avantages, de peur, peut-être, de ne plus maîtriser sa force, il se laissa broyer par la censure républicaine, et finit ses jours en exil, dans la débâcle électorale…
Barrès, dès 1881, devait « témoigne[r] sa sympathie » à Boulanger, par un article élogieux publié dans La Revue indépendante. Comme beaucoup, il le soutenait alors par opposition à la « République opportuniste », qu’il « exécrait », avec « ses scandales à répétition » (E. Roussel). Mais c’est dans L’Appel au soldat, plus que dans n’importe quel article de journal, que l’écrivain devait lui rendre le plus vibrant hommage : il laissait, face à l’implacable réquisitoire de l’Histoire, une œuvre de défense admirable, digne des plus grands avocats.

1. Le triomphe

Georges Boulanger naît à Rennes, en 1837, dans un milieu populaire. Très jeune, il choisit la voie militaire et combat en Kabylie, en Italie, en Cochinchine. Il se conduit « honorablement » pendant la guerre de 1870, et participe à la répression de la Commune « sans pour autant renier ses convictions républicaines et démocrates » (E. Roussel), ce qui lui vaut de recevoir le commandement des troupes d’occupation en Tunisie.
En janvier 1886, Freycinet, président du Conseil, cherche à intégrer au gouvernement un militaire « fidèle au régime » et « modéré » : sur recommandation de Clemenceau, il nomme le général Boulanger au ministère de la Guerre.
Nul, alors, ne s’imagine que cet officier-général, qui « s’emploie à parfaire son image » d’homme « proche du peuple », sera amené, par le cours des événements, à jouer un rôle si dangereux pour les pouvoirs en place.
À peine Boulanger est-il entré en fonction, qu’une grève générale se déclare à Decazeville. On lui recommande de faire tirer sur la foule : il incite les soldats à fraterniser avec les mineurs.

« Les soldats partageront leur pain avec les grévistes ! » Aux destinées prodigieuses de ce mot sur tous les chemins de la France, il apparut que ce jour-là le général Boulanger avait parlé en français. Non seulement il s’exprimait avec la générosité, la netteté, la cordialité du Français, mais il employait à la tribune du Palais-Bourbon des expressions vraiment françaises, en place de ce jargon vague, que chacun écoute, recueille avec admiration peut-être, sans que personne touche une réalité. Il ne déclara pas : « Dans une démocratie, tous les éléments sont coordonnés et solidaires », ou bien encore : « L’armée saura s’inspirer des grands principes qui sont communs à toute la nation. » Il dit que la gamelle – humble nourriture, la vie du soldat, l’instant de son repos et le signe de sa fraternité – nos troupiers la partageraient avec les ouvriers au lieu de les fusiller. Et cela composait une image profondément humaine, un peu sentimentale, morale, juste et dont tout le pays fut ému parce que son imagination la recomposait très fortement et très clairement. Dans ce mot-là, les principes d’humanité, de fraternité, si flottants et tout abstraits à l’ordinaire, simples morceaux de bravoure, pénétraient la vie réelle. Ce n’était point une expression de tribune, qui meurt dans le Journal officiel après avoir éveillé des « Très bien ! très bien ! » sur les bancs de la Chambre, chez des êtres artificiels, chez des députés. Tous les Français la recueillirent, les ouvriers, les paysans dont le fils est à la caserne, et les bonnes femmes, et les petits vicaires, et les cabarets où l’on discute indéfiniment à la manière gauloise, et tous dirent : « Voilà qui est bien. »
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

La gauche, la droite, le peuple : Boulanger, fait rare sous la Troisième République, s’attire la sympathie générale. Le ministre, rendu confiant par cette popularité soudaine, déploie une activité prodigieuse : « tambour battant, il réorganise l’armée, impose l’adoption du nouveau fusil Lebel, crée les premières troupes coloniales, revalorise la condition des sous-officiers et des hommes du rang, astreint les séminaristes à faire leur service militaire […]. Pour achever cette opération de séduction, le fringant général ne recule pas devant les mesures démagogiques : il autorise le port de la barbe au sein de la troupe et fait repeindre les guérites en tricolore » (E. Roussel).
Le 14 juillet 1886, à la revue de Longchamp, le ministre est ovationné par la foule.

Il faut toujours une traduction plastique aux sentiments des Français, qui ne peuvent rien éprouver sans l’incarner dans un homme. M. Thiers, dans sa dernière période, on se l’est représenté assis, avec de grosses lunettes, tandis que la Chambre debout acclame le « Libérateur du territoire » ! Et cela touche ceux qui s’intéressent aux opérations du budget. – Gambetta, ou le « Rempart de la République », on l’a vu, le bras toujours tendu, s’écriant : « Se soumettre ou se démettre ! » et cette bonne insolence enthousiasme les comités. – Mais un général, c’est encore plus significatif de force qu’un orateur, car il peut empoigner les bavards. Et celui-ci, Paris l’a suivi, acclamé, chanté, qui marchait à quinze pas en avant de toute l’armée. Comme il était jeune, et brave, et cher à cet immense public ! Sa revue du 14-Juillet, reproduite par les dessinateurs, commentée par les journaux et les cafés-concerts, c’est l’attitude où il se fixe dans les imaginations. En lui, pour la première fois, le peuple contemple l’armée moderne, pénétrée par l’esprit de toutes les classes, où les militaires non professionnels, réservistes, territoriaux, tiennent une si large place. Ce Boulanger, qui a tendu la gamelle aux grévistes, qui a voulu rapprocher le troupier des chefs, qui a « relevé le pompon » et devant qui l’Allemagne recule, la France le conçoit comme le soldat au service de la république et peut-être l’accepte protecteur de la république. En face du terne Élysée, habité par un vieux légiste incapable d’un mouvement venu du cœur qui seul toucherait les masses, le jeune ministre de la Guerre, chevauchant sur son cheval noir, dispose d’un éclat qui parle toujours à une nation guerrière ; en outre, son autorité constitutionnelle, par tel grand mot, par tel acte qui va jusqu’à l’âme, il saurait bien la multiplier : il convoquerait nos réserves d’énergie.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Boulanger inquiète : de tous côtés, l’on se méfie de cet homme de plus en plus populaire, qui pousse à la guerre contre l’Allemagne. En avril 1887, l’affaire Schnæbelé – « sérieux incident de frontière franco-allemand » (E. Roussel) – est l’occasion de précipiter sa chute : le 30 mai, Goblet, le nouveau président du Conseil, l’écarte du gouvernement.

2. La revanche

Si le pouvoir respire, le peuple, qui surnomme Boulanger le général « La Revanche », digère mal l’éviction de celui que ses partisans idolâtrent. Ses « rodomontades » contre l’ennemi allemand ont en effet caressé « l’amour-propre », le « chauvinisme » d’une nation ayant subi comme un véritable traumatisme la défaite de 1870.
Les électeurs lui témoignent tant de chaleur que le gouvernement, inquiet, l’envoie en garnison à Clermont-Ferrand pour l’éloigner de Paris. À son départ, à la gare de Lyon, une foule formidable se presse autour du wagon, fait un triomphe au général populaire, et l’acclame avec force cris.

L’imagination populaire simplifie les conditions du monde réel ; elle suppose que, pour faire son bonheur, il suffit d’un homme de bonne volonté. « Ne sommes-nous pas le nombre ? Affirmons par la violence et la multiplicité de nos acclamations qu’en lui seul est notre confiance ! » Formidable sérénade d’une foule, à la fenêtre d’un wagon, pour un général dont elle aime si fort le caractère français, qu’elle le voudrait Espagnol…
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Autour de l’ancien ministre, et presque malgré lui, se réunit un courant trans-partisan fait de conservateurs et de gens de gauche, dont le fonds commun est la critique, parfois outrancière, du parlementarisme si décrié de cette république née dans la débâcle.
Le gouvernement, affolé par la popularité du militaire, commet une erreur de taille : en mars 1888, le président la République, Sadi Carnot, le met à la retraite d’office. Le général La Revanche, libéré de ses fonctions, a désormais carte blanche : il peut se présenter aux élections pour siéger à la Chambre, et développer comme il l’entend « son programme revanchard, nationaliste et anti-parlementaire. »
C’est à cette époque que Barrès, après avoir écrit son article « M. le général Boulanger et la nouvelle génération », reproduit dans Le Figaro, rencontre le général. À l’été 1888, le Comité national boulangiste décide de lancer un journal dans l’est de la France, et de présenter des candidats aux élections législatives dans les trois circonscriptions de Nancy : Barrès est chargé de diriger l’affaire – le journal deviendra bientôt Le Courrier de l’Est –, et de défendre, en tant que candidat, les « couleurs boulangistes ».
Barrès, voix de Boulanger, demande alors une révision de la Constitution par référendum, afin de mettre en place une séparation rigoureuse des pouvoirs, de pratiquer plus souvent la démocratie directe, et de renforcer substantiellement l’exécutif.

Partant on voit bien à quoi [Barrès] aspire : une démocratie un peu musclée, d’essence plébiscitaire, s’incarnant à travers la personne d’un homme providentiel en charge des intérêts supérieurs de la patrie, fort différents selon lui de ceux de l’oligarchie dont le règne ne peut se perpétuer que par le jeu des combines, des tractations occultes, des coalitions contre nature. Député, Barrès prendra goût à l’atmosphère de la Chambre sans jamais se départir d’une méfiance profonde vis-à-vis du système qu’elle symbolise.
(É. Roussel, préface aux Romans et voyages de M. Barrès, éd. Laffont, coll. « Bouquins », 2014)

Le boulangisme, s’il conserve des accents socialistes, se rapproche néanmoins de plus en plus du monarchisme orléaniste. Il ne se dépare pourtant jamais de ses deux piliers, le césarisme –

À ses côtés, heureux de montrer aux troupes quel amour il leur inspire, voilà le vieux Naquet, le jeune Laguerre : les véritables césariens, les légistes prêts à justifier et à organiser les pouvoirs que la démocratie remettra à son favori. – En latin, César, de coedere, couper, fut d’abord le surnom des enfants que l’on tirait du sein de leur mère par une incision, dite « césarienne ». – Pour extraire de la démocratie un homme et le porter à l’empire, il faut, avec des formules de droit, un fer audacieux.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

– et le contournement du parlementarisme par la pratique de la démocratie directe :

Le Général marchait de long en large :
— Expliquez bien à vos amis que le parlementarisme, tel que nous le voyons fonctionner, tend à établir une façon d’aristocratie. Je suis un démocrate, et non pas un partisan de ce corps parlementaire où chacun pense à ses intérêts, jamais à ceux de la patrie. Aucune responsabilité n’existe aujourd’hui. Elle est éparpillée de telle façon que le peuple se trouve en présence de capes tendues par des professionnels qui toujours se dérobent, jusqu’à ce que, lassée, la pauvre bête populaire plie les jarrets, soit à leur discrétion. Nous voudrions, n’est-ce pas, que le pays fût le plus souvent possible consulté sur les réformes. Et pour les nombreuses questions qu’il ne peut résoudre directement, qu’il sache du moins à qui réclamer des comptes.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Au fond, Boulanger plaît à tous parce qu’il parle à tous, et répond, peut-être avec facilité, peut-être avec outrance, peut-être avec démagogie, aux critiques que l’on adresse alors sans relâche à la Troisième République.

Les royalistes attendaient de Boulanger leur roi ; les républicains, leur république ; les césariens, leur César ; les patriotes, Metz et Strasbourg ; les gens paisibles, l’ordre.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

3. La chute

En janvier 1889, Boulanger, candidat à une élection législative partielle, se démène comme un titan pour accomplir une campagne digne d’éloges, et faire sortir « de leur indifférence les plus obstinés abstentionnistes » :

Pour louer et insulter le général Boulanger, on dépensa, dans cette courte campagne, un million. Son nom tapissait et assourdissait Paris. Il était lui seul l’opposition entière. Les circonstances l’avaient mis de niveau avec le gouvernement. On choisissait entre Boulanger et la république parlementaire.
[…] Tout cet immense Paris passa la soirée du samedi 26 janvier et la journée du dimanche dans l’état de professionnels qui attendent sur un vélodrome les coureurs partis de Bordeaux. C’était une fête, car les rues, les quais, les brasseries et les énormes faubourgs, tout travail suspendu, bavardaient, mais la crainte, l’espoir, la colère, l’incertitude, tant d’ambitions surexcitées déterminaient des battements de cœur qui pâlissaient les visages. Dès les premières heures du 27, quand les masses anonymes gravirent les lieux de vote, les connaisseurs discernèrent que Boulanger avait sorti de leur indifférence les plus obstinés abstentionnistes.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

L’effort paye : le 27, le général est élu triomphalement. Le voyant porté par une foule survoltée, ses partisans, Déroulède en tête, le pressent de marcher sur l’Élysée, et de faire envahir la Chambre par les cadres électoraux, les comités et « les deux cent mille hommes du peuple », après avoir officiellement demandé, à la tribune, la révision constitutionnelle.

Ceux qui connurent une fois les ivresses populaires ne peuvent rêver sans battements de cœur ce que serait une pareille journée ! La foule immense sur les quais, sur la place ; derrière les grilles fermées du Palais-Bourbon, les rares députés du parti saluant le peuple avec leurs mouchoirs, l’appelant à oser ; de maigres troupes un instant hésitantes et puis gagnées enfin par cet enthousiasme, comme des îlots par l’océan, et les fiers cavaliers penchés, fraternisant avec les patriotes, au milieu du délire de la délivrance : c’est alors qu’apparaîtrait, des couloirs au plein air, le chef, frappé peut-être, insulté par d’éloquents énergumènes, et qui vient se confier à l’ouragan. Souhaitons que, dès cette minute, les choses se concluent avec un minimum de brutalité et, par exemple, qu’on se contente de tremper à la Seine les parlementaires, comme des chiens qu’on veut épucer sans les noyer.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Le général commet alors sa plus grande erreur : il hésite, temporise trop, et laisse filer son avantage avant de renoncer, « assez piteusement », à « tenter l’aventure »…
Le 9 février 1889, Barrès, en dépit des incertitudes quant à l’avenir du général, entre dans la course à la députation : il est officiellement présenté en tant que candidat boulangiste à Nancy par le prince de Polignac. Pendant des mois, il fait campagne tout en observant, de loin, son parti s’enliser dans la logique parlementaire.

Il y eut le boulangisme primitif, pauvre, républicain, rêveur. Il s’agissait d’exciter le pays pour qu’il trouvât la force de briser les systèmes. On crut recevoir une nouvelle vie. Dans ces temps héroïques, le général Revanche fut beau par sa foi dans la nation ; il lui donnait l’armée pour base. Après cette première maigreur d’énergie, on vit une élite hardie qui donnait une voix politique à cette France enfiévrée ; elle pénétrait dans les salons réactionnaires pour y lever des troupes et de l’argent, elle risquait ainsi de transformer son tempérament, mais avec des éléments de premier choix. En moins d’une année, un nouvel état d’esprit vient d’apparaître ; on dirait d’une autre génération. Résultat fatal des victoires ! Après le 27 janvier, le malheur, comme un massage qui débarrasse le corps d’un homme mûr, rajeunit le parti parlementaire, restitue la prépondérance à ceux qui le fondèrent et qui gardent sa tradition ; cependant le boulangisme se charge. Les muscles du premier temps sont encombrés de graisse. Ainsi une armée se diminue par ses bagages trop enflés. Ces recrues font un parti à la fois riche et besogneux. Nulle d’elles ne sera jamais autre chose que son propre soldat. C’est au succès, non au principe, qu’elles se rallient. Elles attendent tant de choses qu’il faudra bien les mécontenter à l’heure des répartitions, et leurs concours ne la hâteront guère. Elles cherchent un appui, n’en apportent aucun. Elles ne se chargent pas de défendre ou d’organiser le boulangisme ; elles exigent d’en tirer profit. Au moindre fléchissement elles se déroberaient, et ne fournissent même pas un peu de clairvoyance.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Si personne n’est dupe sur l’avenir du mouvement, le général, entouré de sa vieille garde qui le protège envers et contre tout, ne succombe pas tout de suite à « ce boulangisme impur, solliciteur plutôt que soldat ».

À ses côtés, se pressent et l’assistent ceux de sa garde : Déroulède, Laguerre, Naquet, Laisant, Millevoye, Le Hérissé, Laur, toujours pareils à eux-mêmes, ceux-là, et le visage maigri par leurs terribles efforts d’agitateurs. Dans cet état-major, nulle jalousie qu’on sache. Tant que dure la bataille, il y a une série indéfinie de mérites ouverts à tous ; et autour du chef, un peu mystérieux comme sa popularité, si parfaitement aimable, quel agréable et animé mélange de déférence et de familiarité ! Ils lui obéissent, mais il n’y a pas de servage, car ils le protègent, ils reçoivent des coups pour lui. Ils l’ont accepté de plein gré, ils l’ont créé, et maintenant, à chaque minute, ils l’acceptent encore et le créent. De sa force, de son optimisme, ils jouissent comme de leur œuvre. Eux-mêmes, si clairvoyants, sont à demi grisés de leur fatigue. Derniers feux, les plus beaux, d’un soleil qui va bientôt pâlir ! C’est en même temps l’heure de la plus haute marée ; sur toute la France, le flot boulangiste fait son écume, et des espaces qui, depuis, redevinrent des grèves désertes, communiquent par cette nappe. Ils sont « la Bande », cette fière et aventureuse bande, bien imparfaite elle-même, à qui l’on peut reprocher des tares comme à tous ceux qui sortent du parlementarisme, mais fut quelques jours l’âme de la nation.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

La survie politique du général Boulanger n’est que de courte durée. Le gouvernement, tirant profit des hésitations trop prolongées de l’ancien ministre, finit par l’inculper de complot contre la sûreté de l’État.
Au début du mois d’avril, Boulanger s’enfuit à Bruxelles en compagnie de sa maîtresse, Mme de Bonnemains. « À partir de ce moment, écrit E. Roussel, le boulangisme est virtuellement mort. »

Ce Boulanger ! Il amusa la malice française du traitement qu’il réservait aux parlementaires, et ce sont eux qui le bafouent. Il disait qu’il sauverait la France ; et voilà qu’il se sauve ! Un bon soldat, un juste, mais c’est sa force qu’on aimait : faudra-t-il affronter à cause de lui les persécutions auxquelles il jurait de nous soustraire ? Les officiers de réserve, gens influents dispersés sur tout le territoire et mêlés à tous les métiers, à tous les intérêts, de façon à constituer une sorte d’aristocratie, avaient montré au jeune ministre de la Guerre un dévouement passionné, parce qu’ils avaient en commun des idées vagues sur la dignité éminente de l’armée dans la république, mais, à mesure que le boulangisme devenait une expression politique et désignait des mécontents, des rebelles, ces hommes, qui, dans la force de l’âge et dans l’indépendance civile, se rappelaient avec un bien-être moral la discipline militaire, se trouvèrent désorientés et, sans juger le fond des choses, reportant leur sentiment national sur les généraux de Miribel, Jamont, de Boisdeffre, de Boisdenemets, ils conclurent avec un accent de regret : « La politique, ce n’était pas l’affaire de Boulanger. »
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Barrès demeure fidèle. En dépit de l’exil de son chef, l’auteur de L’Appel au soldat porte haut et fier les couleurs du boulangisme. À l’automne, sa fidélité est récompensée : il est élu député au second tour du scrutin, par 7 183 voix, contre 6 108 à son adversaire – républicain opportuniste.
Partout ailleurs, c’est la déroute : le boulangisme ne récolte que 700 000 voix, et 42 sièges à la Chambre – sur 578 !

Sturel, député de Paris, le mardi débarqua dans Londres. Quel beau spectacle tragique l’attendait ! Sa curiosité cruelle ne fut pas trompée. Aux escaliers déjà il respira un air nouveau. C’était toujours les visages, les voix, les claquements de porte et cette agitation qu’à son dernier voyage pendant toute une journée il avait entendue, mais aujourd’hui de la sorte qui suit immédiatement une mort. Dans cette antichambre de la victoire, on venait de poser un cercueil.
Le mardi, au débarquer, le Général, seul dans son cabinet, reçut Sturel avec un corps tout mol, avec les yeux rouges d’un homme qui a pleuré. Et lui tendant les mains :
— Nous sommes f… ! moi, du moins.
Ainsi Boulanger a pleuré les 23 et 24 septembre, lundi et mardi après le scrutin. Même dans la nuit du lundi au mardi, il voulut se tuer. Les dépêches, l’une pire que l’autre, pendant vingt-quatre heures lui furent une suite d’assommades en plein front. Pas une minute il n’avait admis l’insuccès ! Vingt-deux élus, après un tel effort de millions et de dévouements, et quand il a sacrifié tous les fruits de sa vie ! Le peuple passe au camp des adversaires féroces dont la joie crucifie ce vaincu. Un chef militaire, du moins, se distrait violemment dans un effort pour pallier le désastre et couvrir la retraite. Depuis qu’à six heures du soir, le dimanche 22, sur toute la France, le scrutin a été clos, Boulanger ne peut plus que récriminer.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Sa vieille garde, Naquet, Laguerre, Laisant, Le Hérissé, Déroulède, presse le général de revenir en France, d’un grand coup audacieux, et de marcher de triomphe en triomphe, façon Napoléon, jusqu’aux tours de Notre-Dame. « Paraître ou disparaître ! » lance Déroulède. Mais rien n’y fait : si le général fut trop plein de courage militaire, il lui manqua toujours le courage civil.

4. Les larmes et la mort

Le 16 juillet 1891, Mme de Bonnemains, la maîtresse de Boulanger, rend son dernier soupir. Le général est anéanti. Le soir de l’enterrement, la délégation parisienne, venue lui rendre visite, le laisse avec sa solitude et retourne en France. Il les regarde partir le visage défait, labouré des sillons que les larmes ont creusés.

L’agonie dans la solitude commençait. Tant d’injures subies et les plus honteuses diffamations, les échecs électoraux, la trahison de ses partisans, sa méfiance éveillée envers les plus fidèles, l’accaparement de son programme par ses adversaires, le succès de la Revue de 1891, Constadt surtout, grande manifestation franco-russe qu’il avait toujours rêvé de présider et dont l’honneur lui échappait, voilà quelles secousses usèrent son énergie et l’amenèrent aux extrêmes frontières où l’on n’a plus qu’un pas pour entrer dans la mort. Et ce qui l’y jeta, ce fut ce désert moral dès le soir de l’enterrement.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

Ivre de tristesse, le général, vaincu non par la guerre, mais par le parlementarisme, erre parmi les rues d’Ixelles. Pas tout à fait au hasard : il se rend au cimetière afin de déposer, pour la dernière fois, un bouquet de roses sur la tombe de sa maîtresse.

Un condamné à mort claque des dents, se fond en sueur, invoque éperdument la vie, mais lui, derrière les vitres de son coupé, regarde sans intérêt les rues Montoyer, d’Arlon, du Parnasse, Caroly, de Dublin, de la Paix, la chaussée d’Ixelles, l’avenue des Éperons d’or et la chaussée de Boendael. Voilà donc la voie bien imprévue que la destinée ménageait à Georges-Ernest Boulanger, général français, ancien ministre de la Guerre, ancien député de la Dordogne, du Nord, de la Charente-Inférieure, de la Somme et de la Seine, pour que, la gloire et le pouvoir se fermant devant lui, il parvînt quand même aux imaginations de la postérité.
Vers onze heures, il arrive sur la tombe et dépose d’abord un bouquet de roses.
(L’Appel au soldat, M. Barrès)

La balle traverse le crâne, le corps tombe à terre ; le sang coule contre la barbe : le général Boulanger vient de se donner la mort.

Conclusion

Le peuple français a la passion des grands hommes : turbulent, insoumis, il a toujours admiré ces fortes têtes qui pénètrent dans le jeu politique comme des boulets de canon dans un jeu de quilles. « Le boulangisme, écrivit Barrès dans ses Cahiers, je ne vais pas raconter le boulangisme. Comme je me suis amusé ! Il y avait bien de la fantaisie, de l’allégresse, de la jeunesse, l’idée d’embêter le pion, le philistin, les grandes personnes. »
La contradiction pour la contradiction, en somme, ce qui n’est pas si déraisonnable : car n’est-ce pas aussi par l’opposition systématique, que l’on limite la tendance éternelle à l’autoritarisme du pouvoir ?

 

Lecture conseillée :

  • Barrès, Maurice, Romans et voyages (deux volumes), Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2014 et 2018.

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