La Foire aux Vanités, de Thackeray – Les Comédiens sans le savoir

Francis Montague Holl, d'après Samuel Lawrence : William Makepeace Thackeray. Gravure sur acier, publiée par Smith, Elder & Co., 1853
Francis Montague Holl, d'après Samuel Lawrence : William Makepeace Thackeray. Gravure sur acier, publiée par Smith, Elder & Co., 1853

« Le rideau se lève », écrivait Thackeray le 28 juin 1848 au terme du prologue de La Foire aux Vanités, pour inviter le lecteur à entrer dans son œuvre. L’auteur n’était pas tout à fait un inconnu : en 1844, il avait déjà publié Barry Lyndon en feuilleton dans Fraser’s – le livre à l’origine du célèbre film de Stanley Kubrick –, et, entre 1846 et 1847, The Book of Snobs, dans le mensuel Punch. À peine un an plus tard, entre 1847 et 1848, c’est également dans Punch que paraissait Vanity Fair. Thackeray, pour l’exécution de son ouvrage, avait fourni au directeur du magazine vingt livraisons mensuelles de trente-deux pages, au prix d’un shilling, conformément à la « forme imposée depuis une dizaine d’années à tous les romanciers contemporains par le succès de Dickens » (S. Monod).
Dickens, Thackeray en avait « beaucoup d’admiration mais peu d’estime » (S. Monod), se jugeant plus cultivé, et meilleur écrivain : et certes, La Foire aux Vanités tient beaucoup moins du roman dickensien, que du roman réaliste façon Austen, ou Balzac. Quinze ans après Le Rouge et le Noir, à peu près au même moment que La Cousine Bette et Le Cousin Pons, et dix ans avant Madame Bovary, William Makepeace Thackeray s’imposait, outre-manche, comme l’un des plus grands maîtres du réalisme en littérature, de ce réalisme sous-tendu de la morale héritée du Grand Siècle et si propre au dix-neuvième, de ce réalisme rempli de vérité romanesque, pour reprendre le mot de René Girard, de ce réalisme pas dupe sur les ressorts de l’âme humaine, et porté par des auteurs tantôt envieux, et tantôt désenchantés.

Tout le monde n’éprouva pas le même enthousiasme qu’une romancière débutant au même moment que Thackeray (Charlotte Brontë, auteur de Jane Eyre), mais la plupart des comptes rendus se plurent à reconnaître de grandes qualités dans l’œuvre : on l’accusait certes çà et là de pratiquer le sarcasme, on jugeait parfois décousue la composition de son roman, on émettait certains doutes sur la valeur morale de ses conclusions et de ses attitudes […] ; mais il savait écrire, il racontait bien, il créait des personnages convaincants, sa satire de la société anglaise portait, et dans ses nombreux passages de réflexion, il se montrait intelligent et homme de bonne compagnie.
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Le rideau se lève au début du roman, donc, mais ce n’est pas le rideau du théâtre : c’est celui de la foire, du spectacle de marionnettes, de la comédie bouffonne et cruelle, de celle qui met à nu le biblique péché de l’homme, la vanité.
Si La Foire aux Vanités fait référence à l’Ecclésiaste, elle renvoie surtout au Voyage du pèlerin, de Bunyan, œuvre que personne ne pouvait ignorer au temps de Thackeray.

Pour toute conscience anglaise tant soit peu instruite, en tout cas au temps de Thackeray, la référence aux vanités de l’Ecclésiaste passe par un relais incontournable ; dans The Pilgrim’s Progress (Le Voyage du pèlerin, 1678-1684) de John Bunyan, cet étonnant récit allégorique qui est l’un des ancêtres involontaires du roman, est décrite une « Foire aux Vanités » où le chaland, c’est-à-dire l’être humain moyen, trouve de tout ; car Bunyan sait sa Bible par cœur et n’ignore pas que tout, absolument tout, est vanité ; son énumération des marchandises étalées sous les yeux des visiteurs de la foire ressemble à un poème de Prévert : y voisinent en effet, par exemple, des maisons, des honneurs, des royaumes, des voluptés, des épouses et des prostituées, des maîtres et des serviteurs, des enfants, des corps, des âmes, des perles, et de l’or.
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994.)

La foire, cependant, prend chez Thackeray comme une allure de grand spectacle. Là où Bunyan se voulait inquisiteur des pécheurs, et dénonciateur des mauvais comportements, Thackeray, lui, fut « davantage mêlé à tous les aspects de la vie du monde », et ne manqua pas « de complaisance, voire d’affection », pour ses « marionnettes » (S. Monod) : à ce point qu’il n’eut pas le courage de noircir entièrement le cœur de la diabolique Becky Sharp, ce que des critiques, trop futiles pour pouvoir comprendre que tout réalisme en littérature doit être contradictoire, parce que la vie, la société, la morale ne cessent d’être contradictoires, ne manquèrent pas de lui reprocher.
Qu’est-ce donc que La Foire aux vanités ? Une critique du temps ? Un regard désabusé ? Une leçon pour réussir dans le monde ? Peut-être est-elle tout cela en même temps : car elle est, au plein sens du mot, une œuvre complète, c’est-à-dire ouverte à tous les possibles, et à tous les paradoxes. Un paradoxe, l’auteur de la Foire aux Vanités le fut lui-même : un anti-romantique, dans un siècle romantique ; un grand moralisateur, adepte des plaisirs du monde ; enfin, un romancier, mais un romancier du médiocre, étonnamment disruptif – en somme, le romancier d’un « roman sans héros », ainsi qu’il sous-titra son œuvre la plus aboutie.

1. Thackeray contre l’école sentimentale

« La mère de notre écrivain, écrit S. Monod dans la préface à La Foire aux Vanités, s’était remariée avec l’homme qu’elle avait toujours aimé, le major Carmichael-Smyth, et contribua à l’éducation des petites Thackeray [les filles de William Makepeace], non sans faire peser sur elles, et sur son fils, le poids d’une affection envahissante et de tendances pieusement moralisatrices. »
L’on comprend mieux, à la lumière de cette indication, pourquoi le roman de Thackeray est imprégné de cette « tendance moralisatrice » : comme la plupart des œuvres des romanciers réalistes (lire, pour s’en convaincre, Mensonge romantique et vérité romanesque, de R. Girard), il est avant tout l’œuvre d’un moraliste : l’auteur n’est pas dupe des illusions du sentiment, et sait toujours discerner, derrière les élans d’affection, les intérêts matériels, ou les réflexes du snobisme.
Sa fine connaissance des réalités du cœur, et sa manière de les dégager – de lever le voile qui les couvre pudiquement –, le pose en réaction d’un certain sentimentalisme propre au romantisme : et c’est pourquoi son roman est parsemé de critiques, parfois acerbes, à l’égard de ce qu’il nomme lui-même « l’école sentimentale » :

L’affection des jeunes femmes pousse comme les arbres du pas des fées, et atteint jusqu’au ciel en une nuit. Il ne faut pas leur en vouloir si, après leur mariage, ce besoin d’aimer se dissipe. C’est ce que l’école sentimentale, qui aime à se repaître de grands mots, appelle un transport de l’âme vers l’idéal, et cela signifie simplement que les femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles ont des maris et des enfants sur lesquels elles peuvent concentrer leur affection, qui se dépense pour eux en menue monnaie.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

La cruauté apparente de Thackeray – car c’est toujours une cruauté de rationaliser le sentiment –, est toutefois contrebalancée par le don qu’il veut bien nous faire de ses sages conseils. Car l’auteur, nous l’avons dit, aime ses « marionnettes » : et s’il leur adresse parfois de vertes remontrances, il sait aussi les excuser ou les mettre en garde, quand le besoin s’en fait sentir. Ces mises en garde, bien sûr, ne s’adressent jamais directement à ses personnages : elles sont d’abord et avant tout destinées à ses lecteurs – à ses lectrices, en l’occurrence :

Soyez prudentes, jeunes demoiselles. Regardez-y à deux fois en engageant votre cœur. Prenez garde de vous abandonner à un amour bien sincère. Ne dites jamais tout ce que vous éprouvez, et mieux encore n’éprouvez jamais grand-chose. Voyez où conduit une passion trop loyale et trop confiante ; ne vous fiez à personne. Mariez-vous comme en France, où le notaire tient lieu de confident, où les registres de l’état civil remplacent les billets amoureux. Enfin, n’ayez jamais de ces sentiments qui puissent devenir pour vous une source de chagrin. Ne faites jamais de ces promesses que vous ne puissiez pas retirer, en cas de besoin, sans qu’il vous en coûte. Suivez cette méthode, si vous voulez faire votre chemin et passer pour vertueuse dans la Foire aux Vanités.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Le lecteur aura tout de suite remarqué que la sincérité de Thackeray est presque constamment entachée d’une humoristique ironie dont il peine à se défaire, fidèle en cela à la tradition du roman victorien. Ses mises en garde ne sont pas de celles des Maximes de La Rochefoucauld, des Caractères de La Bruyère, ou encore des morales des Fables de La Fontaine, c’est-à-dire franches, directes, énoncées comme des leçons : elles sont diffuses, cachées sous les apparences ; il faut les rechercher par l’interprétation, et ne pas tomber dans le panneau, celui que son ironie nous signale comme un danger. Ainsi de cet extrait, où l’auteur se veut moqueur – et qui, pourtant, donne une leçon qui ne saurait être inutile à celui qui voudrait percer dans le monde !

Ayez des louanges pour tout le monde, c’est un conseil à ceux qui débutent dans la vie. Ne faites jamais les délicats, mais donnez de l’encensoir aux gens, quand vous devriez leur casser le nez ; louez-les encore par derrière, s’il y a une chance qu’ils vous entendent ; ne laissez jamais échapper l’occasion de dire un mot aimable. Faites enfin comme ce propriétaire qui ne voyait jamais un coin inoccupé de ses terres sans prendre aussitôt dans sa poche un gland pour l’y planter ; semez ainsi vos compliments dans la vie. Un gland, c’est peu de chose ; mais il pourra quelque jour produire une grosse pièce de bois.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Que l’on n’aille pas supposer que l’auteur, victime de l’illusion précisément romantique d’une image trop angélique des femmes, ne les perçoive tels de seuls objets de vénération. Bien au contraire : si les femmes sont les premières victimes de La Foire aux Vanités, elles y tiennent aussi le premier rôle en matière de manipulation, et sur ce point, ne le cèdent en rien à l’autre sexe. Dans le monde de Thackeray, il n’y a pas un personnage pour rattraper l’autre – même Amélia, le plus candide d’entre eux, cède presque toujours, à y regarder de près, peut-être inconsciemment, aux facilités d’un égoïsme manipulatoire – : les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres se mêlent en un tout indissociable dont seul l’intérêt, l’intérêt personnel, ajouterons-nous, commande les actes, comme un aristotélicien « moteur premier ». « La foire aux Vanités, écrit-il, est une place où l’on rencontre toutes les vanités, toutes les dépravations, toutes les folies, où l’on se coudoie avec toutes sortes de grimaces, de faussetés et de prétentions. » Et il ajoute, quelques lignes plus loin : « Un titre, une voiture à quatre chevaux, sont, dans la foire aux Vanités, des hochets plus précieux que le bonheur ; si Henri VIII et Barbe-Bleue vivaient encore et cherchaient une dixième femme, ils trouveraient toute prête, croyez-le bien, la plus jolie fille présentée cette année à la cour ! »

Une femme, suivant ma grand-mère, ne peut être bonne si elle n’est hypocrite. Nous ne savons jamais tout ce que l’autre sexe nous dissimule ; quelle adresse et quels artifices se cachent sous ce masque de franchise et de confiance ; combien de manœuvres sont mises en jeu pour nous plaire, nous tromper, nous désarmer à l’aide de ces sourires en apparence si ouverts. Je ne parle point ici des grandes coquettes, mais de ces modèles domestiques, de ces prodiges de vertu féminine. On voit tous les jours des femmes couvrir avec habileté les sottises d’un mari imbécile, ou apaiser les transports d’un furibond. Une bonne ménagère commence toujours par être une excellente diplomate.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Non content de s’attaquer à l’hypocrisie féminine – mais toujours de manière nuancée, et avec une ironie mordante dont on ne sait si elle vient aggraver, ou diminuer, voire justifier le délit –, Thackeray s’en prend parfois directement au lecteur, façon Bossuet, comme dans cet extrait :

La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue ; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux ? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu’ils vous témoignent en retour. C’est l’argent que vous aimez, et non pas l’homme ; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Guignol est pervers : c’est là tout son paradoxe. Dans La Foire aux Vanités, comme au spectacle de Guignol, l’auteur assume la perversion humaine, la détourne sans la masquer, et s’en moque. Il oscille entre le sérieux et la raillerie. Sous couvert de la narration, il donne des leçons pour, et des leçons contre : des leçons pour briller dans le monde, et des leçons contre les errements du monde – si bien que l’on ne sait jamais vraiment ce qu’il pense, et, surtout, s’il est gentil, au sens manichéen, comme devrait l’être tout bon auteur d’une œuvre d’édification. Comme Balzac, comme Proust, Thackeray est ambigu : il paraît toujours faire semblant de nous donner des leçons à son insu. Il joue le revenu du monde de parvenus, le vieil habitué, celui qui sait précisément à quoi s’en tenir… et qui pourtant y a complaisamment cédé, et s’y sent toujours irrémédiablement attiré.

2. Rebecca Sharp : un double de l’auteur ?

L’un des personnages principaux, Rebecca Sharp, est typique du balancement perpétuel de l’auteur entre bien et mal, entre leçon pour et leçon contre : profondément mauvaise, l’auteur ne cesse pourtant de l’excuser en la justifiant, et va même jusqu’à la rendre responsable, après mille pages d’intrigues et de complots, du bonheur de l’angélique Amélia, par un élan du cœur soudain, et parfaitement désintéressé. Pourquoi tant de bienveillance ?

Il est bien difficile de croire que Thackeray n’aime pas du tout sa Becky, qu’il n’est pas un peu derrière elle ou même identifié à elle, comme il l’avoua d’ailleurs un jour à un journaliste : « J’aime Becky dans ce livre. J’ai parfois l’impression de partager ses goûts. »
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Si l’auteur aime Becky, c’est qu’il la comprend mieux que personne : comme elle, il sait ce qu’il faut attendre de l’homme. Son côté réaliste apparaît ici au grand jour : là où Dickens, l’optimiste du cœur, trouve l’innocence dans la veuve et l’orphelin, Thackeray, le pessimiste, comme le fut La Rochefoucauld en son temps, comme l’est Stendhal à la même époque, comme le sera, quarante ans plus tard, Nietzsche dans Le Gai savoir, connaît la nature humaine, et ne se berce d’aucune illusion quant aux profondeurs de l’âme.
Becky, ainsi que l’auteur-narrateur, qui s’identifie à elle, préviennent le lecteur dès les premières pages :

« Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine ?
— Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange. »
Elle ne mentait pas.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Si le pessimisme de Becky rejoint le pessimisme de l’auteur, un autre trait commun, qui les rassemble, rend sans doute le second particulièrement bienveillant à l’égard de la première : celui d’une connaissance profonde du mimétisme humain. « Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits, écrit Thackeray ; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d’œil renfrogné. » Et d’ajouter : « Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. » En d’autres termes, si vous voulez être riche, comportez-vous comme un riche :

Le meilleur moyen pour vivre au sein de l’opulence, c’est d’être criblé de dettes ; on n’a rien alors à se refuser, et, dans cette situation, l’esprit se trouve toujours allègre et dispos. Rawdon et sa femme [Becky] occupaient le plus bel appartement du plus bel hôtel de Brighton ; l’hôte, en leur présentant chaque plat, les saluait comme ses plus gros consommateurs ; Rawdon vilipendait ses dîners et son vin avec un aplomb de magnat ou de prince russe. Des allures de grand seigneur, des bottes et un costume irréprochables, de l’arrogance dans la tournure, enfin une certaine rouerie, posent souvent beaucoup mieux un homme que des fonds placés chez un banquier.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

L’auteur n’ignorait rien de cet épineux problème de l’argent, des dettes, et de comment y faire face, lui qui dissipa sa fortune, par snobisme – peut-être faut-il trouver la cause réelle de l’intérêt porté à Becky par Thackeray dans ce simple fait qu’en la justifiant, il se justifiait du même coup. Ainsi, à l’image de l’ensemble de ses personnages, il croit éprouver pour Becky un amour désintéressé, quand seul l’intérêt, celui de s’excuser en l’excusant, l’anime dans son affection.

William Makepeace Thackeray dissipa de bonne heure l’héritage reçu de son père et fut contraint de travailler dur pour faire face à ses diverses responsabilités. Quand il entama, d’abord avec hésitation et lenteur, la rédaction de La Foire aux Vanités, on peut dire sans malveillance qu’il avait déjà beaucoup vécu ; il avait joué de malchance en laissant engloutir une partie de son argent dans de mauvaises affaires ; mais il avait aussi joué, et perdu, de fortes sommes aux cartes ; il avait bien mangé et beaucoup bu, et devait continuer, malgré de sérieux ennuis de santé, jusqu’à la fin de son existence.
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Thackeray, en somme, comme Rawdon Crawley, n’eût peut-être pas été malheureux d’avoir une Becky pour le soutenir…

3. Un « roman sans héros »

« Le premier titre ou sous-titre envisagé par l’auteur pour son nouveau roman, écrit S. Monod, Pen and Pencil Sketches of English Society (« Esquisses au crayon et à la plume de la société anglaise ») marquait la continuité d’intention avec le travail accompli pour Punch. » C’est finalement la mention « Roman sans héros » que Thackeray décidera d’inscrire en-dessous du titre de son œuvre. Un roman sans héros, La Foire aux Vanités l’est sans doute ; mais d’aucuns pourraient suggérer que si les héros lui manquent, elle n’est pas, en revanche, exempte de femmes approchant – approchant seulement – du statut d’héroïnes, qui sont les véritables moteurs de l’intrigue.

C’est encore un bienfait du ciel que les femmes n’exercent pas leur pouvoir plus souvent, car nous ne pourrions leur résister. Elles n’ont qu’à montrer la plus légère inclination, les hommes sont aussitôt à leurs genoux. Vieux ou laids, nous sommes tous les mêmes. Je pose en principe qu’une femme, à moins d’être absolument bossue, peut épouser celui qu’elle préfère. Félicitons-nous donc si ces aimables créatures sont comme les oiseaux du ciel, et ne connaissent pas leur pouvoir ; autrement elles nous tiendraient à leur entière discrétion.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Même sur ce point, on voit que Thackeray se montre prudent, et se garde bien d’angéliser la femme. En vérité, cinq personnages, que l’on pourrait qualifier de principaux, sont au centre du livre : le couple Rawdon Crawley et Becky Sharp, le couple George Osborne et Amélia Sedley, enfin William Dobbin. L’auteur, à partir de ce « schéma classique comportant un simple trio composé d’un couple plus un rival », construit une véritable intrigue à la roman-feuilleton : Becky manque faire tomber George dans ses filets, William est secrètement amoureux d’Amélia, et Rawdon est généralement le dindon de la foire. Dans cet ensemble de personnages, et quoique certains, comme Amélia ou William, soient plus désintéressés que d’autres, on s’échinerait en vain à trouver un héros : car Rawdon est stupide, Becky manipulatrice, George « vaniteux et égoïste, fort sot, et d’une affligeante faiblesse face à toute tentation » (S. Monod), Amélia candide à l’excès, et William, gauche, « un dadais sentimental » (Thackeray).

De William Dobbin l’histoire textuelle de ce roman nous apprend qu’il n’était pas à l’origine destiné à y trouver place ; c’est à une inspiration tardive, et heureuse, qu’on doit sa présence ; il est maladroit, mais sa générosité ne se dément pas un instant – encore que tous ses gestes en faveur d’Amélia se colorent d’un peu d’égoïsme puisqu’il aime passionnément, aveuglément, la jeune femme et ne peut se défendre d’espérer qu’elle sera sienne un jour. Dobbin est néanmoins une belle et émouvante figure et touche par sa délicatesse de sentiment, d’expression et d’attitude. Thackeray, qui a généralement mis dans chacun de ses romans un personnage de ce genre, un Esmond ou un Warrington (ce dernier dans Pendennis), invite sûrement le lecteur à lui accorder toute son estime et à découvrir ainsi qu’une vraie grandeur peut se cacher sous des dehors gauches et presque rebutants, que la noblesse d’un être ne se confond pas avec le brillant […].
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Pari tenu pour Thackeray : si La Foire aux Vanités a bien quelques personnages principaux, elle est en effet dénuée de héros. « Le livre, pour reprendre le mot de Monod, a tout au plus la moitié d’un héros et une demi-héroïne. »

4. L’emprise de l’auteur sur le narrateur

Thackeray, au contraire de Flaubert qui disait que « l’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant, qu’on le sente partout et qu’on ne le voie pas », énonce « ouvertement, indiscrètement, diront certains » (Monod), les leçons qu’il entend donner à ses lecteurs. Chez lui, non seulement l’auteur et le narrateur se confondent, mais l’auteur-narrateur va encore jusqu’à prendre directement le lecteur à partie.

On a pu définir la méthode de Thackeray, en anglais, comme celle du buttonholing, c’est-à-dire la pratique du bavard qui vous arrête dans la rue ou vous coince dans l’angle d’un salon pour vous infliger son discours et, pour être sûr de ne pas vous laisser échapper, plante son index dans la boutonnière (buttonhole) de votre habit.
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Et en effet, à tout moment, Thackeray met la narration sur pause et commente sa propre histoire, si bien que son ouvrage fait parfois l’effet d’un livre d’aphorismes, entre lesquels on aurait inséré tout un roman. L’argent, l’un des plus puissants aimants à vanités, est sur ce point l’un de ses thèmes de prédilection.

Combien de gens y a-t-il ici-bas dont les affections savent aller ainsi au-devant des écus et les saluent de loin ! Leurs plus tendres sympathies sont toujours prêtes pour ceux qui ont le bon esprit d’avoir beaucoup d’argent et qui justifient l’amitié qu’on leur accorde par leur rang dans le monde.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

Si Thackeray est à l’opposé d’une vision flaubertienne de l’art littéraire, il est, en revanche, assez proche d’un Balzac, qui n’hésite pas, comme l’auteur de La Foire aux Vanités, à parsemer ses récits de réflexions morales, s’invitant ainsi dans sa propre narration – comme un conteur au coin du feu. Certains critiques ont pu juger malvenues ces interventions. C’est une question de goût, peut-être ; c’est, en tout cas, à prendre ou à laisser : car ces indiscrétions font partie intégrante de l’œuvre. « La Foire aux Vanités, précise S. Monod, perdrait sans doute entre le cinquième et le quart de son volume, mais aussi entre le quart et le tiers de sa séduction » si elle était « amputée de toutes ses digressions ».
Ce qui ressort de la pensée de Thackeray, au travers de ses enseignements, c’est une dose de conformisme, certes, c’est-à-dire de « religiosité diffuse et de sentimentalisme victorien » ; mais, surtout, un pessimisme « amer et profond », la vision désillusionnée d’un esprit désenchanté du monde. Comme tous les grands observateurs, il critique le « snobisme », la propension des hommes à chercher des modèles dans les classes supérieures, jusqu’à la vanité. C’est par ce pessimisme que Thackeray, comme Balzac, comme Stendhal, comme Proust, touche à la vérité, et fait de son roman une œuvre éternelle. A-t-on pu reprocher à l’auteur ses contradictions ? – C’est que la vérité, par elle-même, est truffée de contradictions.

D’après une étude de 1973, la contradiction est au cœur de l’enseignement moral de Thackeray, qui « est en gros de deux espèces contradictoires ; on y trouve d’une part une analyse cynique mais indulgente de l’homme vivant en société ; de l’autre un cours régulier de morale théorique. » Juliet McMaster fournit une justification du procédé : « Les passages de commentaire ne sont pas des guides de la pensée. Chacun n’indique au mieux qu’une manière d’envisager un problème ; le passage suivant pourra fort bien indiquer une manière différente, voire une manière manifestement condamnable. »
(Sylvère Monod, Préface à La Foire aux Vanités, Thackeray, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994)

Conclusion

Laissons, pour conclure, la parole à l’auteur :

Certaines personnes tiennent les foires pour entièrement immorales ; ces personnes évitent de s’y rendre, ainsi que leurs domestiques et leurs enfants ; il est fort probable qu’elles ont raison. Mais les gens qui ne pensent pas comme elles, et sont d’humeur nonchalante, ou bienveillante, ou sarcastique, auront peut-être plaisir à aller y passer une demi-heure pour assister au spectacle. On y voit des scènes en tout genre : de terribles combats, de nobles et grandioses exploits équestres, des scènes du grand monde, et d’autres appartenant à un monde vraiment très moyen ; quelques échanges amoureux pour les sentimentaux, et un peu de comédie légère ; le tout accompagné des décors appropriés et brillamment illuminé par les bougies de l’auteur en personne.
Que pourrait dire de plus l’organisateur du spectacle ? – Sa reconnaissance pour la gentillesse avec laquelle on l’a accueilli dans toutes les principales villes d’Angleterre traversées par sa troupe, et où il a bénéficié d’une attention fort bienveillante de la part des respectables dirigeants de la grande presse, ainsi que de celle des classes supérieures. Il est fier de penser que ses marionnettes ont donné satisfaction au public le plus distingué de notre empire. La célèbre petite marionnette Becky a été déclarée exceptionnellement souple aux articulations, et agile au bout de ses fils ; la marionnette Amélia, bien qu’ayant eu un cercle d’admirateurs moins nombreux, avait néanmoins été sculptée et habillée par l’artiste avec le plus grand soin ; la figure de Dobbin, certes apparemment gauche, n’en danse pas moins de façon très amusante et naturelle ; la danse des petits garçons a plu à certains ; enfin veuillez observer le personnage somptueusement vêtu du Méchant Noble, pour lequel on n’a pas regardé à la dépense et que le Malin viendra chercher au terme de cette représentation exceptionnelle.
Là-dessus, en s’inclinant bien bas devant ses clients, le directeur se retire ; et le rideau se lève.
(La Foire aux Vanités, W.M. Thackeray)

 

Lecture conseillée :

  • Thackeray, La Foire aux Vanités, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1994

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