Notre cœur, de Maupassant

Portrait de Guy de Maupassant gravé par Marcellin Desboutin, source Gallica.
Portrait de Guy de Maupassant gravé par Marcellin Desboutin

Comment ne pas penser à Terrence Malick en lisant Notre cœur de Maupassant, surtout dans ces descriptions sublimes du Mont-Saint-Michel, qui rappellent tant l’escapade de Neil et Marina joués par Ben Affleck et Olga Kurylenko dans le film À la merveille ?

Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle qu’ils s’arrêtèrent devant ce grand préau carré qu’enferme la plus légère, la plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous les cloîtres du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffés de chapiteaux délicieux portent, tout le long des quatre galeries, une guirlande ininterrompue d’ornements et de fleurs gothiques d’une variété infinie, d’une invention toujours nouvelle, fantaisie élégante et simple des vieux artistes naïfs, dont le rêve et la pensée creusaient la pierre avec leur marteau.
Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à tout petits pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peu fatigués, admiraient de loin, debout près de la porte d’entrée.
« Dieu que j’aime ceci ! » dit-elle en s’arrêtant.
Il répondit :
« Moi, je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que je vois. Je sens que vous êtes près de moi, voilà tout. »
Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura :
« André ! »
Il comprit qu’elle se donnait.
(Maupassant, Notre cœur)

Certes, Terrence Malick aimerait cette grande œuvre de l’un des écrivains les plus puissants, les plus tragiques de la littérature française ; peut-être l’a-t-il lue, d’ailleurs. S’il fallait la résumer, on dirait que c’est l’histoire d’une femme un peu trop narcissique qui se comporte comme un homme ; elle séduit, elle délaisse ; elle croit plus volontiers au désir qu’à l’amour ; l’amour pour elle est une passion, et la passion un caprice et rien d’autre, un désir fugitif.

Notre cœur met […] en scène […] un homme qui ne parvient pas à se détacher de la fascination qu’exerce sur lui une femme du monde ; pourtant celle-ci est devenue sa maîtresse, mais tout en ne comblant pas sa soif d’amour. De son côté, elle reconnaît qu’elle ne pourra jamais être une femme toute acquise à lui, tendre, ne vivant que pour sa passion. Par la suite, amant de la petite servante Élisabeth, Mariolle, qui a fui son amour et Paris, se rend compte qu’il ne peut oublier Michèle de Burne. Il la retrouvera dans son salon parisien, à jamais attaché à elle, tout en gardant pour maîtresse Élisabeth, à laquelle il voue une simple affection. Telle est l’intrigue, facile à résumer de Notre cœur.
(« Préface » de Marie-Claire Blancquart, in Notre cœur, éd. Gallimard 1993)

Maupassant n’a écrit que six romans, tous sublimes, tous sur l’amour, d’une manière ou d’une autre. Notre cœur ne fait pas exception à la règle. Mais l’auteur nous surprend en abordant ce thème éternel d’un point de vue étrangement moderne, où les genres sont inversés, où l’homme a les passions d’une femme, et la femme la volonté d’un homme.

Dans Notre cœur, […] l’homme est dévasté comme naguère l’était la femme dans les romans de Maupassant. Celui-ci est fort conscient de cette inversion. Après avoir présenté Mariolle comme un martyr crucifié et une bête blessée, il évoque la légende normande de la côte des Deux-Amants, mais curieusement il la modifie : il présente une jeune fille mourant d’avoir porté sur son dos, tout au long de la côte, le jeune homme qu’elle aime. Or, dans la véritable légende, c’est le jeune homme qui porte sur son dos la jeune fille et meurt de son effort. Maupassant a inversé les rôles, pour mieux montrer que Mariolle joue ici le rôle de la femme martyrisée.
(« Préface » de Marie-Claire Blancquart, in Notre cœur, éd. Gallimard 1993)

Mme de Burne porte bien son nom ! Ce mot « avait alors, écrit Marie-Claire Blancquart, les dictionnaires d’argot l’attestent, le sens qu’il a encore aujourd’hui ». Et puis Mme de Burne est peut-être lesbienne ; cela est insinué. Le lesbianisme est très à la mode à la fin du siècle. Des rumeurs couraient sur les rapports qu’entretenaient les trois femmes qui auraient pu inspirer Maupassant pour la création du personnage de Mme de Burne, Mme Kann, Mme Potocka et Mme Straus ; mais je n’entrerai pas plus avant dans les détails : le lecteur curieux lira la préface de M.-C. Blancquart.
Un roman de l’inversion, donc. C’est incontestable ; mais un roman dans la pleine veine du réalisme également, avec une narration en dominos d’une originalité exemplaire. Donnez à un écrivain de ce siècle deux hommes et une femme, ou deux femmes et un homme : il vous fera un triangle amoureux. Maupassant, lui, opte pour la ligne droite. Chez lui, les personnages ne se rencontrent pas, ils se succèdent. La maîtresse de Mariolle, Élisabeth, est bien plus importante qu’elle n’y paraît : elle n’est pas qu’une passade en arrière-plan ; elle est la reproduction même du rapport entre Burne et Mariolle. S’il fallait inventer une suite à ce roman, elle se concentrerait sur Élisabeth ; comme Mariolle, elle souffrirait du manque de réciprocité d’un amour déséquilibré ; peut-être, devenue femme du monde, se distrairait-elle avec un domestique ? Et ce dernier, pris de passion, reproduirait le schéma éternel !

Fin mélancolique et cruelle. Mariolle se résout à dédoubler sa vie. Le roman lui-même se dédouble. Mme de Burne n’a jamais dit ou écrit à Mariolle qu’elle l’aimait. Elle « l’aime bien », elle « l’aime beaucoup » : son amant se désole de ces réserves. À son tour, Mariolle, « follement » aimé par Élisabeth, promet à la fin du roman de « l’aimer bien » – il ne dit pas « aimer » tout court. Les sentiments ne sont jamais réciproques, et celui qui souffre fera souffrir en retour.
(« Préface » de Marie-Claire Blancquart, in Notre cœur, éd. Gallimard 1993)

Oui, Maupassant est bien de l’école du réalisme ; sans doute il est son représentant le plus pur. Une vie, c’est atroce ; Bel-Ami, c’est morbide. Son héros type illustre parfaitement cette expression d’Aubrit et Gendrel : « l’homme moyen, décrit sous un jour médiocre ».
Ce n’est pas qu’un procédé d’écrivain ; le pessimisme de Maupassant est sincère. L’amour ? Un piège de la nature pour favoriser la reproduction, ainsi qu’il l’explique dans une lettre à Gisèle d’Estoc – le sentiment n’est que le beau nom du désir.

Je suis le plus désillusionnant et le plus désillusionné des hommes, le moins sentimental et le moins poétique. […] J’admire éperdument Schopenhauer, et sa théorie de l’amour me semble la seule acceptable. La nature, qui veut des êtres, a mis l’appât du sentiment au bout du piège de la reproduction.
(Lettre de Maupassant à Gisèle d’Estoc, 1881)

On pourrait croire que Notre cœur, par cette inversion des genres à laquelle se livre l’auteur, est le moins réaliste de ses romans, le plus surprenant, le plus « expérimental » ; il n’en est rien ; c’est au contraire l’un des plus réalistes, car il décrit une vérité pleinement vécue, cette actualité des salons fin de siècle un peu décadents, où l’homme en fin de race se féminise. C’est le décadentisme, et l’on pense au sordide À rebours de Huysmans, et puis à La Curée, où Maxime et Renée se prêtent admirablement au renversement des sexes. Dans ce milieu typique du temps, la dame triomphante et superficielle, lesbienne, s’octroie le rôle masculin dans un délire du paraître ; tout est confus, mélangé, indifférencié ; le désir mimétique tourne à fond, la violence couve, explose ; la civilisation, déjà trop vieille, finit par atteindre un tel degré de raffinement qu’elle en devient écœurante, et s’affaiblit paradoxalement.

Ce rejet du monde est l’expression exacerbée d’un goût pour la solitude, d’une crainte des autres hommes que Maupassant exprime dès 1881, et qui sont pour beaucoup dans sa passion des voyages ; mais il marque aussi une répulsion vis-à-vis de ceux qui, faisant la mode, se croient gens de goût, et dissolvent tout talent dans la banalité. Si bien que les deux derniers romans de Maupassant disent la peur de deux dissolutions : celle de l’artiste par les salons, celle de l’homme par la femme d’un type nouveau qui apparaît, en cette fin de siècle, dans les salons.
(« Préface » de Marie-Claire Blancquart, in Notre cœur, éd. Gallimard 1993)

Maupassant tenta de se suicider avec un coupe-papier, c’eût été une belle mort pour un écrivain. On conçoit qu’il dut être très malheureux, lui qui s’était enfermé dans cette contradiction insoluble : la société est nécessaire à l’homme, la société corrompt l’homme. Notre cœur, c’est un peu la description désenchantée d’un homme naturel qui exècre l’innaturel mondain, chose paradoxale en ce qu’il se livrait lui-même à cette innaturalité décadente, quand il présentait des femmes à sa propre maîtresse !
« C’est par l’écriture toujours, affirme Maupassant dans Notre cœur, qu’on pénètre le mieux les gens. » Et il ajoute, après avoir précisé que la parole éblouit et trompe : « Les mots noirs sur le papier blanc, c’est l’âme toute nue. »
Maupassant livre en effet toute son âme dans ses nouvelles, dans ses romans : presque toujours ils sont marqués du sceau de cette pensée que l’on pourrait qualifier de rousseauiste-pessimiste : la nature « est mal faite pour l’homme, la civilisation la rend plus supportable » (M.-C. Blancquart) ; mais la civilisation vieillit et se dégrade, et corrompt l’homme.

 

Lecture conseillée :

  • Maupassant, Guy (de), Notre cœur, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1993

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