À propos de Racine…

Portrait de Jean Racine d'après Jean-Baptiste Santerre
Portrait de Jean Racine d'après Jean-Baptiste Santerre

Est-ce vrai ? Maurice Barrès, dans Du sang, de la volupté et de la mort, raconte cette anecdote horrible, que Jean Racine assistait aux prises de voile des jeunes filles parce qu’il aimait pleurer.
C’est plutôt lui qui nous fait pleurer. Il est la perfection tragique et poétique, « tendre et cruel », pour reprendre le mot de Jean d’Ormesson dans Une autre histoire de la littérature française – et l’académicien, au passage, fait de Racine « définitivement le plus grand tragédien de son temps, et peut-être de tous les temps ». La louange n’est pas exagérée : qui veut apprendre ce que c’est que la littérature n’a qu’à lire Phèdre, cette pièce d’une beauté supérieure, cette pure œuvre d’art qui rendait le jeune Proust littéralement malade !

Le médecin qui me soignait — celui qui m’avait défendu tout voyage — déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre ; j’en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j’aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m’arrêter si ce que j’avais attendu d’une telle représentation eût été seulement un plaisir qu’en somme une souffrance ultérieure peut annuler, par compensation. Mais — de même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j’avais tant désirés — ce que je demandais à cette matinée, c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j’aurais pendant le spectacle m’apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités ; et c’était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu’une fois la représentation finie, afin qu’il ne fût pas par eux compromis et faussé. J’implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d’aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous », cherchant toutes les intonations qu’on pouvait y mettre, afin de mieux mesurer l’inattendu de celle que la Berma trouverait.
(M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Phèdre, c’est une leçon, et c’est un modèle de poésie avec Mithridate, Bérénice, Andromaque et même Iphigénie. Athalie ? « un chef-d’œuvre, et son chef-d’œuvre », pour G. Lanson qui s’y connaissait en littérature – et pour Voltaire, le chef-d’œuvre « de l’esprit humain » !
Si l’on peut juger un artiste à ses détracteurs, après avoir lu ses laudateurs, alors le génie de Racine est incontestable et sans appel. Comme le remarque ce même Lanson dans son Histoire de la littérature française, « nulle question de doctrine ou d’art n’est enveloppée dans ces attaques » ; ce serait devoir faire preuve d’une mauvaise foi qui confondrait ! et, ajoute le critique, « l’étude des pamphlets dirigés contre Racine n’a qu’un intérêt anecdotique. » La messe est dite.

Si Racine est si puissamment artiste, c’est peut-être parce qu’il écrit dans un cadre moral – le jansénisme – et littéraire – le classicisme – d’une rigueur extrême. Après tout, « l’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté », écrivait André Gide. Les contraintes, Racine ne cherche jamais à les abattre mais à les dépasser, et c’est comme cela qu’il se grandit. Il s’interdit la prose ; les trois unités, la bienséance, la vraisemblance, sont pour lui des nécessités : c’est aussi de leur strict respect qu’émerge son talent.
Et quel talent ! On l’a suffisamment répété : il n’y a presque rien dans Bérénice. « Invitus invitam », l’action tient en deux lignes : « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. » Et de ce presque rien, voici ce qu’il fait naître :

BÉRÉNICE
Non, je crois tout facile à votre barbarie :
Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici :
Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée,
D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N’attendez pas ici que j’éclate en injures,
Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ;
Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice,
Si, devant que mourir, la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.
Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang qu’en ce palais je veux même verser,
Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser :
Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
(Racine, Bérénice, IV, 5)

D’Ormesson écrivait « que Corneille, c’est un théâtre d’hommes, avec des femmes ; et que Racine, c’est un théâtre de femmes, avec des hommes. » Et Lanson, qu’à « la tragédie de caractères, telle que de plus en plus la pratiquait Corneille, Racine substitua la tragédie de passion. » J’ajouterai que Corneille, c’est un théâtre de la liberté sans la responsabilité ; et que Racine, c’est un théâtre de la responsabilité sans la liberté.

Ce n’est pas si étonnant, notait Paul Bénichou, qu’on ait toujours tant comparé Racine et Corneille pour les mettre en opposition, mettant en exergue l’optimisme du second, plein d’héroïque volonté, contre le pessimisme du premier, tout en passions déraisonnables et meurtrières ; car Jean Racine, ce grand classique, fut paradoxalement aussi un grand disrupteur (« partisan des Anciens, note d’Ormesson, plus que personne il fait triompher les Modernes »). Il « détruit d’un trait de plume » (P. Bénichou) la vieille tragédie cornélienne, tout empreinte de féodalité, c’est-à-dire, en amour, de dévouement et de soumission.

Aussi peut-on penser finalement que nul n’a mieux situé, sinon défini, Racine que Heine, quand il écrit : « Racine se présente déjà comme le héraut de l’âge moderne près du grand roi avec qui commencent les temps nouveaux. Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV fut le premier roi moderne. Dans Corneille respire encore le moyen âge. En lui et dans la Fronde râle la voix de la vieille chevalerie… Mais dans Racine les sentiments du moyen âge sont complètement éteints ; c’est l’organe d’une société neuve. »
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Et certes, qu’y a-t-il de chevaleresque dans les attitudes d’Andromaque ou de Phèdre ?

L’équivalence de l’amour et de la haine, nés sans cesse l’un de l’autre, cet axiome qui est la négation même du dévouement chevaleresque, est au centre de la psychologie racinienne de l’amour.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Une passion morbide, donc, « brutale et possessive », destructrice et surtout égoïste ; Racine, janséniste, relie comme La Rochefoucauld l’amour à la haine plutôt qu’à l’amitié. Rodrigue était l’ami de Chimène ; Phèdre est la meurtrière d’Hippolyte. Racine verse à plein dans cette morale chrétienne « qui donne au néant la nature humaine tout entière » (P. Bénichou), et qui s’oppose, dans le débat du siècle, à la morale héroïque de Corneille « qui ouvre un passage de la nature à la grandeur », et à la morale mondaine plutôt moliéresque, « sans illusions et sans angoisse, qui nous refuse la grandeur sans nous ôter la confiance ».

La violence pessimiste des peintures du cœur, inspirée du nihilisme janséniste, ne devait pas avoir beaucoup d’imitateurs. Cette violence est restée un exemple unique, à peine compris et vite rejeté ; comme celle de Pascal et sans doute pour les mêmes raisons, elle est sans lendemain.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)

Le classicisme disruptif, ce n’est pas le seul paradoxe de Racine. On pourrait aussi relever que c’est celui qui condamna ses héroïnes à la toute-puissance des passions, qui fit régner, dans le style, la raison dans la tragédie. Son style, si l’on devait le définir en deux mots, l’on dirait qu’il est raisonnable et poétique. Lemaître le définissait en une formule qui résume tout : « Il rase la prose, mais avec des ailes. »
Raisonnable, c’est-à-dire retenu, froid, tout en « sourdine », pour reprendre le mot de L. Spitzer. « Ses personnages mettent dans l’héroïsme une réserve spontanée, écrit P. Bénichou, une discrétion de style, qui rompent avec les habitudes de la gloire et du bel esprit. »
Ainsi, comment Monime bannit-elle Xipharès, juste après lui avoir annoncé que son amour est réciproque ? Par une douce tirade, sans effets de signes, sans épanchements, sans pleurs et sans « oh ! » criés tout en se jetant par terre :

J’entends ; vous gémissez : mais telle est ma misère,
Je ne suis point à vous, je suis à votre père.
Dans ce dessein vous-même il faut me soutenir,
Et de mon faible cœur m’aider à vous bannir.
J’attends du moins, j’attends de votre complaisance
Que désormais partout vous fuirez ma présence.
J’en viens de dire assez pour vous persuader
Que j’ai trop de raisons de vous le commander.
Mais après ce moment, si ce cœur magnanime
D’un véritable amour a brûlé pour Monime,
Je ne reconnais plus la foi de vos discours,
Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours.
(J. Racine, Mithridate, II, 6)

Dans sa manière même de traiter ses sujets, « Racine fit régner la raison » (Lanson). S’il nous parle tant, encore aujourd’hui, c’est parce que derrière Phèdre, Andromaque, Bajazet ou Mithridate, il traite des éternels ressorts de l’humanité, la femme trompée ou délaissée, la rivalité fraternelle, la haine de la belle-mère.

On s’est étonné de certaines affinités qu’on a saisies entre la tragédie de Racine et la comédie de Molière : rien de plus naturel. Mithridate est avec Xipharès dans le même rapport qu’Harpagon avec Géronte. Si les deux peintres rendent la même passion, quoi d’étonnant qu’ils dessinent le même geste, et que les deux pères emploient la même ruse pour s’assurer de la rivalité des deux fils ? Seulement des mêmes passions, de la même situation, du même moyen, l’un tire du comique, et l’autre du tragique : chacun suit la loi du genre qu’il traite.
Le style est pareil : simple et naturel avant tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Un style raisonnable, un style poétique, aussi. C’est peut-être ce qu’il y a de plus shakespearien chez Racine, et la comparaison s’arrêtera là ; il n’empêche : « Shakespeare allait aussi chercher la poésie des passions », écrit Lanson. Et certes, quelle image, que Phèdre qui pour avouer son amour à Hippolyte, l’imagine comme son père « lorsque de notre Crète il traversa les flots », et désespère qu’il n’eût pas été là pour le remplacer ! Phèdre, que Racine décrit d’un vers grandiose et qui la résume tout entière, et qui la sublime : « La fille de Minos et de Pasiphaé. »

« Une sensibilité infiniment délicate, écrivait Lanson, un esprit mordant, un amour-propre ardent, beaucoup d’impétuosité à suivre le premier mouvement, peu de possession de soi jusqu’à ce que la religion l’eût réglé, voilà ce que la vie de Racine nous montre en lui : c’est une âme de poète, vibrante et passionnée. » Et d’ajouter : « Il a mis la poésie dans la tragédie, cette poésie si rare dans Corneille. »

Il paraît qu’une anecdote dépeint mieux un homme que six cents pages d’analyse de l’âme. En voici une, rapportée par Jean-Pierre Collinet (Racine, Jean, Théâtre complet II, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique »). Qu’est-il besoin d’ajouter ? Elle nous servira de conclusion :

Racine, rapporte Valincour à l’abbé d’Olivet, « possédait au suprême degré le talent de la déclamation. C’était même assez sa coutume de déclamer ses vers avec feu, à mesure qu’il les composait. Il m’a plusieurs fois conté que pendant qu’il faisait sa tragédie de Mithridate, il allait tous les matins aux Tuileries, où travaillaient alors toutes sortes d’ouvriers ; et que récitant ses vers à haute voix, sans s’apercevoir qu’il y eût personne dans le jardin, tout d’un coup il s’y trouva environné de tous ces ouvriers. Ils avaient quitté leur travail pour le suivre, le prenant pour un homme qui par désespoir allait se jeter dans le bassin ».
(Jean-Pierre Collinet in Racine, Jean, Théâtre complet II, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 1983)

 

Lectures conseillées :

  • Toutes les tragédies de Racine. La collection de Jean-Pierre Collinet, « Folio classique » des éditions Gallimard, est excellente.
  • Pour aller plus loin : les pages sur Racine dans l’Histoire de la littérature française de G. Lanson, et celles de P. Bénichou dans Morales du grand siècle. L’article de Léo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine ».

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