Quelques mots sur Hamlet

Eugène Delacroix, Hamlet et Horatio dans le cimetière, 1839. Musée du Louvre.
Eugène Delacroix, Hamlet et Horatio dans le cimetière, 1839. Musée du Louvre.

On connaît le mot de Voltaire sur Hamlet, de Shakespeare : « C’est une pièce grossière et barbare qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de l’Italie. […] On croirait que cet ouvrage est le fruit de l’imagination d’un sauvage ivre. » Même s’il avoue, quelques lignes plus loin, que « parmi les beautés qui étincellent au milieu de ces terribles extravagances, l’ombre du père d’Hamlet est un des coups de théâtre les plus frappants », le mot est horrible.
Et puis il y a ces mots de Suarès, fort utilement rappelés par M. Yves Florenne (Shakespeare, Hamlet Othello Macbeth, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1984) :

André Suarès réunit « Hamlet, avec Timon, Macbeth, le roi Lear, le noir Othello » : ces « Titans se dressent sur l’horizon et portent le ciel de la tragédie. »

On sait aussi que Hugo, le père, prenant occasion d’une préface qu’il devait rédiger pour Hugo, le fils, qui venait de traduire Shakespeare, écrivit à partir de l’auteur d’Hamlet un éloge monstrueusement long du génie.
Qui a raison, qui a tort ? L’analyse de l’œuvre shakespearienne est pleine d’avis contradictoires ; tout le monde a raison, et tout le monde a tort ; chacun n’y voit bien que ce qu’il y veut voir. Hugo, romantique, n’a pas tort d’en faire son pape ; et Voltaire, classique, n’a pas si tort de le honnir. L’anglais Shakespeare est comme le français Pascal, à propos de qui G. Lanson écrit qu’il « n’est pas de ces auteurs qu’une étude peut épuiser », mais qu’il est « du petit nombre que la lecture seule révèle, et qui, une fois lus peuvent toujours se relire, découvrant, suggérant toujours de nouvelles idées à l’esprit attentif. »

Ainsi donc, Voltaire a raison. Il y a assurément du barbare dans les pièces de Shakespeare, et surtout dans Hamlet, quand on les compare à la pureté des tragédies raciniennes, et même des drames de Corneille. Dans Shakespeare, tout est brouillon, et parfois bouffon : pourquoi Hamlet simule-t-il la folie ? Pourquoi toute la pièce a-t-elle l’air de se passer à la Renaissance, quand elle est censée raconter un épisode du haut moyen âge ?

Johnson sera des premiers à blâmer les « faiblesses » d’Hamlet, son caractère velléitaire, l’absence de nécessité de la folie simulée. Que ne penseront pas là-dessus les Français de l’esprit classique !
(Commentaire d’Yves Florenne, in Shakespeare, Hamlet Othello Macbeth, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1984)

Dans Hamlet, les sous-entendus politiques, bien mal voilés, tombent pareils à des cheveux sur la soupe, comme dans cette scène II de l’acte II, prétexte à un commentaire sur la querelle des théâtres « qui, de 1600 à 1601, opposa notamment Ben Johnson, champion des « Enfants de la Chapelle », à Dekker et Marston joués au Globe » (Y. Florenne).
Les romantiques ont loué Shakespeare (être Shakespeare ou rien, disait Musset) : c’est que « le mal d’Hamlet, c’est le mal du siècle » (Y. Florenne) ; c’est aussi que ses pièces sont pleines de sublime et de grotesque ; mais chez Hugo, le grotesque s’élève au sublime ; chez Shakespeare, le grotesque est bouffon, et descend le sublime. Il nous faut encore citer Voltaire : « Hamlet devient fou au second acte, et sa maîtresse devient folle au troisième ; le prince tue le père de sa maîtresse, feignant de tuer un rat, et l’héroïne se jette dans la rivière. On fait sa fosse sur le théâtre ; des fossoyeurs disent des quolibets dignes d’eux, en tenant dans leurs mains des têtes de morts ; le prince Hamlet répond à leurs grossièretés abominables par des folies non moins dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère, et son beau-père, boivent ensemble sur le théâtre : on chante à table, on s’y querelle, on se bat, on se tue. » La messe est dite !

Hugo, bien sûr, n’a pas moins raison que Voltaire. Il y a chez Shakespeare du génie immense, du génie moliéresque, de ce génie énorme qui donne son nom à une langue. Il est presque un mythe : de lui, on ne sait à peu près rien. On dit la langue de Shakespeare, quand on parle de l’anglais : et pourtant, de l’écriture de Shakespeare, nous n’avons gardé en tout et pour tout… que trois signatures ! De mauvais esprits doutent même qu’il ait écrit ses pièces – « la biographie de Shakespeare est largement imaginaire », écrit Y. Florenne. Comme Molière, que d’ombres camouflent la vie de la figure même de l’anglais littéraire !

Des manuscrits originaux, rien ne nous est parvenu. À peine possédons-nous des traces de l’écriture autographe de Shakespeare. Au juste, six signatures, et aucune ne figurant sur un texte littéraire : les premières, assez dérisoirement, sur un acte judiciaire et des actes relatifs à des opérations immobilières ; les trois dernières, sur le testament.
(Commentaire d’Yves Florenne, in Shakespeare, Hamlet Othello Macbeth, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1984)

Mais n’est-ce pas naturel, au fond ? L’on n’idolâtre que ce que l’on divinise, et l’on ne peut diviniser, par essence, l’homme que quand il est plein de mystères. Shakespeare est semblable à Molière : les mystères, chez l’un et chez l’autre, font que l’individu s’efface devant l’artiste. Puisqu’il ne reste que l’art, on les sacralise.
Les plus grands artistes, c’est à noter, excellent parfois moins dans la composition pure que dans le choix des sujets qu’ils décident de traiter, et dans la manière dont ils les traitent, c’est-à-dire dans le choix des images qu’ils créent. Le théâtre de Shakespeare heurte peut-être le bon goût, le goût classique de l’esprit français ; mais au-delà du commentaire, quelle image saisissante que ce spectre du roi mort qui apparaît à son fils, et qui lui dit : Venge-moi ! Qu’Hamlet pensant au suicide, y renonçant par peur de cet inconnu qu’est la mort, concluant que « la conscience fait de nous tous des lâches » ! Ou qu’Ophélie folle de douleur, qui se jette dans la rivière et s’y noie « pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse » ! Ophélie, Millais en a fait un tableau extraordinaire ; et Rimbaud, un poème magnifique :

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.
(« Ophélie », in Poésies complètes, A. Rimbaud)

Je n’avais promis que quelques mots. Je m’arrête là. Je laisse la conclusion à M. Florenne. Il écrit, après avoir cité Anatole France qui disait qu’Hamlet est « un homme, est l’homme, est tout l’homme » :

Certes, depuis que la question d’Hamlet est posée, au centre du mystère d’Hamlet, on a convoqué, découvert, identifié, scruté, éclairé, appelé à témoigner et à se déclarer, mille et un Hamlet. Et pour beaucoup de ceux qui ont posé devant lui, pour les romantiques surtout, Goethe en tête, Hamlet n’a été qu’un autoportrait, un miroir ; ils ont ingénument avoué à leur insu ce que Shakespeare n’a jamais dit : « Hamlet, c’est moi. » Non : Hamlet, c’est Hamlet, et à n’en plus finir. Il faudrait encore citer à la barre du siècle un Hamlet freudien, un Hamlet existentialiste, un Hamlet gauchiste, que sais-je ? Tous sont vrais, mais d’une parcelle de vérité. […] Hamlet est, n’est rien de moins que tout l’homme.
(Commentaire d’Yves Florenne, in Shakespeare, Hamlet Othello Macbeth, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1984)

 

Lecture conseillée :

  • Shakespeare, Hamlet Othello Macbeth, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 1984

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