Un livre par siècle – Pour le dix-neuvième, la Préface de Cromwell, « un code de littérature » (4/4)

Le Grand Chemin de la postérité, par Benjamin Roubaud.
"Le grand chemin de la postérité", lithographie de Benjamin Roubaud (1811-1847). Paris, maison de Balzac.

Et s’il fallait ne retenir qu’un livre par siècle ?…

Comme le dix-huitième, siècle des Lumières, était celui de Voltaire, le dix-neuvième, siècle du romantisme, fut celui de Hugo : c’est indiscutable. Hélas ! se désespérait Gide – hélas, peut-être, mais c’est ainsi : le génie a toujours ce trait distinctif, – qu’il s’impose.

« Il est bête », disait de lui un illustre adversaire. « Oui, répondait un bon juge, bête comme l’Himalaya. » Le mot, en fin de compte, qui s’applique le mieux à Hugo, avec tout ce qu’il peut avoir d’excessif et d’insupportable, est celui de génie.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Pas un seul instant, je n’ai hésité quant au nom : Hugo, né en 1802 (« Ce siècle avait deux ans ! »), mort en 1885 (« Ô seigneur ! Ouvrez-moi les portes de la nuit, / Afin que je m’en aille et que je disparaisse ! ») est le siècle presque à lui tout seul. Énorme, il occulte de son ombre les poètes sublimes, et les romanciers de génie de ces cent ans si féconds en littérature : il est le maître, il est le roi, il est l’empereur. À côté, les autres sont tout petits, même les plus grands.
Baudelaire ? Il eût été un choix particulièrement intéressant : car Les Fleurs du Mal, publiées en 1857, sont au carrefour des esthétiques. Il y a du romantisme, bien sûr, dans « L’homme et la mer » (« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! / La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer ») ; du réalisme morbide dans ses descriptions des charognes, des yeux vitreux des aveugles, dans « Brumes et pluies » ; déjà du symbolisme, dans « L’albatros » (« Le poëte est semblable au prince des nuées »), ou dans les synesthésies des « Correspondances » ; et même du Parnasse : le « Madrigal triste » fut aussi publié dans la première revue de Lemerre. Mais Baudelaire n’est pas Hugo ; et Les Fleurs du Mal, si sublimes soient-elles, ne pèsent rien face aux Orientales, aux Feuilles d’automne, aux Châtiments, aux Contemplations… à La Légende des siècles ! Mallarmé disait du grand poète des antithèses qu’il était « le vers personnellement », et que « dans sa tâche mystérieuse, [il] rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers ».
Balzac ? Il fut un écrivain prodigieux : le « secrétaire » de la société de son temps, selon ses propres mots. Et pendant un temps, comme cette anecdote tirée du trésor des lettres françaises en témoigne, le plus grand des romanciers : « On connaît l’histoire de Balzac apprenant que le premier roman important de Victor Hugo va sortir des presses. Hugo est déjà poète génial et célèbre. Balzac ne dort plus ; il se lève au petit jour, il court acheter le volume, il s’enferme pour le lire. Quand il ressort, il est rassuré : il restera au moins le plus grand romancier de son siècle. Anecdote bien digne de celui qui voulait, comme Chateaubriand, comme Hugo lui-même, être grand » (Dictionnaire des auteurs français, librairie Tallandier, 1965). Le roman des Illusions perdues était un choix tentant : car il est l’illustration parfaite du basculement d’un monde à l’autre – « Balzac est le créateur du monde moderne », disait Cendrars. Oui, mais voilà : Balzac n’est pas Hugo ! Romancier de génie (et dramaturge, et poète !…), Hugo le fut aussi : toute la Comédie humaine ne dépasse pas encore Les Misérables, cet ouvrage proprement monstrueux, en dépit de sa sensibilité niaise, et de sa pauvreté d’analyse quant aux ressorts profonds de la société.
Dumas ? Il fut avec Lamartine l’une des trois figures littéraires du siècle. En 1864, âgé de soixante-deux ans, il écrivait à Napoléon III : « Sire, il y avait en 1830 et il y a encore aujourd’hui trois hommes à la tête de la littérature française, ces trois hommes sont Victor Hugo, Lamartine et moi. » Il n’avait peut-être pas tort : Dumas a été le maître du roman historique ; et le dix-neuvième, la grande époque du roman historique (Les Chouans, Cinq-Mars, Salammbô,…) Il est encore aujourd’hui l’un des auteurs les plus traduits au monde. Mais Dumas n’est pas Hugo. Aucun de ses ouvrages, même Les Trois mousquetaires, même Le Comte de Monte-Cristo, ne valent ces chefs-d’œuvre que sont Notre-Dame de Paris, L’Homme qui rit, ou Quatrevingt-treize.

Hugo, hélas ! Le dix-neuvième, ce fut son siècle : nul autre écrivain n’eut droit à des funérailles nationales. Et il faut lire, dans Les Déracinés de Barrès, la ferveur gigantesque, l’émotion intense de ses obsèques : « De l’Étoile au Panthéon, Victor Hugo, escorté par tous, s’avance. De l’orgueil de la France il va au cœur de la France. » L’on juge de sa grandeur en lisant ces mots, qu’un journaliste écrivit après avoir visité son cadavre : « Il faut un effort de la pensée pour se replacer dans notre siècle de science et d’analyse, pour s’avouer que celui que nous pleurons n’a été qu’un homme… »

Poète satyrique, lyrique, épique – le seul poète épique de notre histoire avec Agrippa d’Aubigné –, romancier, historien, critique, homme de théâtre, dessinateur, chef d’école, journaliste – il faut lire dans Choses vues la mort de Talleyrand, de Chateaubriand ou de Balzac –, pair de France, député, sénateur, exilé et rebelle, amoureux aussi, Hugo est un géant qui occupe toute la scène et, avec Molière, peut-être, et Voltaire, l’incarnation de la France dans ce qu’elle a de plus universel aux yeux d’un monde époustouflé par un mélange sans précédent de virtuosité et de puissance.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Hugo, donc ; mais un nom ne me suffisait pas : il fallait que je choisisse l’œuvre. Un roman, pour ce siècle du roman ? – mais le romantisme fut aussi le grand retour de la poésie lyrique et épique, et Hugo, l’incarnation même de la poésie. Une poésie, donc ? – mais laquelle ? Et pourquoi pas un drame romantique ? – peine perdue ! comme le relève P. Bénichou, Notre-Dame de Paris a mieux résisté qu’Hernani.
J’ai voulu élire Les Misérables, le roman des romans ; Les Contemplations, le splendide crépuscule de la poésie lyrique ; Hernani, le champ de bataille épique, sur lequel les romantiques vainquirent les classiques. Comme chacune de ces œuvres excluait les autres, je les ai exclues, tour à tour.
Alors, je me suis demandé : que fut le dix-neuvième ? – Victor Hugo ; que fut Victor Hugo ? – le romantisme ; quelle œuvre marqua le romantisme ? – ni Les Misérables, ni Les Contemplations, ni même Hernani, qui n’en fut que la gloire : mais cette célébrissime Préface de Cromwell, qui fut l’acte officiel, avec Les Méditations poétiques, de sa naissance en France !

Lamartine, du fond de sa province, apporta ses Méditations où l’on reconnut d’abord un grand poète (1820). Cependant Vigny, dans ses loisirs de garnison, composait ses Poèmes, qui parurent en 1822. Le romantisme élégiaque et fiévreux, le romantisme philosophique et symbolique étaient nés. Mais il n’y avait pas d’école romantique : c’étaient deux manifestations isolées du génie poétique, et aucun des deux poètes, à cette heure, pas même Vigny, ne songeait à se poser en théoricien novateur ou révolté.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Le théoricien novateur et révolté, ce sera Hugo, dans la Préface ; et puisqu’on parle de Hugo, le choix d’une préface, pour l’œuvre du siècle, n’a rien de si surprenant. « La théorie hugolienne, écrit Clélia Anfray (éd. Flammarion, coll. « GF », Paris, 2020), se développe souvent en marge du livre auquel elle se rapporte ; […] la postérité a détaché le manifeste de la pièce au point que ce texte est devenu, notamment depuis l’édition critique de Maurice Souriau en 1897, une œuvre autonome. […] Théophile Gautier, romantique de la première heure, affirme que « la Préface de Cromwell rayonnait à [leurs] yeux comme les Tables de la Loi sur le Sinaï, et ses arguments [leur] semblaient sans réplique », et a tout l’air de suggérer qu’elle fut bien cet événement littéraire que la postérité a consacré. » Et C. Anfray ajoute, un peu plus loin : « Du côté des romantiques, en effet, il semble que la Préface ait rencontré un véritable écho. Nombreux sont ceux qui voient dans le grotesque une trouvaille révolutionnaire. »

Rousseau, Chateaubriand, Staël et Constant, Bernardin de Saint-Pierre, ces grands géniteurs parmi d’autres, conçurent le siècle : Hugo l’accoucha, dans Cromwell.

[Victor Hugo] devient progressivement le chef de file du mouvement [romantique] : sa préface de Cromwell est un véritable manifeste pour un nouveau théâtre, et la représentation d’Hernani en 1830 le consacre véritablement comme le premier des romantiques.
(J.-P. Aubrit, P. Gendrel, Littérature : les mouvements et écoles littéraires)

1. Le lac, le fleuve et l’océan

La théorie de Hugo est simple, trop simple, mais superbement écrite : comme toujours, le style, qui touche à la magie, rattrape la faiblesse du fond. La littérature, à ses yeux, a connu trois âges, qui correspondent aux trois âges de l’humanité : les temps primitifs, qu’en bon lecteur des philosophes il fantasme complètement, les temps antiques et les temps modernes.
Aux temps primitifs, l’homme, que Hugo, comme Rousseau, croit « bon sauvage », s’éveille – et « la poésie s’éveille avec lui ». Il faut bien l’avouer : son portrait de l’aube de l’humanité confine au « saint délire ». L’auteur imagine les premières familles sans propriété, sans loi, sans guerre, se laissant faire, se laissant aller, dans des vallons fertiles où « tout est à chacun et à tous ». Il écrit de ce premier homme imaginaire : « En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne. […] Il s’épanche, il chante comme il respire. » La poésie – entendons : la littérature – naturelle de cette ère, c’est l’ode. Et l’ode majeure des temps primitifs, c’est la Genèse.
Les siècles succèdent aux siècles. La famille devient tribu, la tribu nation : arrivent les royaumes et les religions. « À la communauté patriarcale succède la société théocratique » – à la genèse, les livres des rois. Les nations guerroient, les peuples bougent ; il faut raconter les « grands événements » : et c’est pourquoi la poésie, qui chantait la nature, chante désormais « les siècles, les peuples, les empires », et devient épique – « elle enfante Homère ».
Objectera-t-on que l’antiquité fut pleine de nuances ? Hugo balaye : son génie a réponse à tout ! Les poètes lyriques, Pindare ? « Pindare est plus sacerdotal que patriarcal, plus épique que lyrique. » Les historiens ? « Ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérodote est un Homère. » Les tragédiens ? « La tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie. » On est confondu. Cependant le temps passe à toute vitesse dans la verve hugolienne ; déjà, Rome « calque » la Grèce : Virgile « copie » Homère – le monde change, et la littérature, par conséquent, doit changer à son tour. « La poésie expire dans ce dernier enfantement. »
Les temps nouveaux, ce sont les temps modernes, et les temps modernes, ce sont d’abord ceux du christianisme. Que fait le christianisme ? Il dégage l’âme du corps, l’ange de la bête. La nouvelle poésie, celle qui doit correspondre à la société nouvelle, doit prendre en compte cette dualité nouvelle : d’où le drame, qui, selon la formule la plus célèbre du chef de file des romantiques, doit mêler le sublime et le grotesque, le beau et le laid.

La muse moderne sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière.
[…]
Ainsi voilà un principe étranger à l’Antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

Les classiques seront-ils outrés que l’on veuille ainsi mêler le grotesque au sublime, faire du laid des œuvres d’art ? – pourtant, « c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique. » L’ensemble des temps modernes, du moyen âge et jusqu’à aujourd’hui, est parsemé de grotesque : et ce grotesque est sublime.
L’auteur de Cromwell, cette pièce injouable parce que démesurée, voit trois géants qui ouvrent « la poésie moderne », trois « Homères bouffons » : Arioste, Cervantes et Rabelais. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, ils ne sont qu’au seuil : car la forme littéraire qui convient le mieux à cette nouvelle esthétique, celle de l’alliage du beau et du laid, c’est le drame : et là-dedans, Shakespeare, « la sommité poétique des temps modernes », excelle. « Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. »

Du jour où le christianisme a dit à l’homme : « Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie » ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?
La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

Ainsi donc le fleuve épique, qui s’écoulait à gros torrents depuis le lac des odes, a débouché sur un océan : l’océan dramatique.

2. Le grotesque

Donc, il y eut les temps primitifs, antiques, et modernes, tour à tour lyriques, épiques et dramatiques ; il y eut l’ode qui était l’éternité, l’épopée qui était l’histoire, le drame qui est la vérité ; il y eut les colosses (Adam, Caïn, Noé), les géants (Achille, Atrée, Oreste), puis les hommes (Hamlet, Macbeth, Othello). Il y eut La Bible, Homère et Shakespeare. La société, pour Hugo, d’abord chante ses rêves, puis raconte ses faits, enfin peint ce qu’elle pense.
Ne donnons pas dans le panneau ; Hugo est un grand poète, pas un grand penseur : ces beaux développements, – ternaires –, ne servent au fond qu’à ramener toute l’histoire de la littérature et de l’humanité… à lui.

Dans la Préface de Cromwell, « il entreprend de greffer sur le tronc chrétien de sa poétique antérieure toutes les découvertes de la révolution romantique : fantastique médiéval, couleur, représentation pittoresque du mal ou de la laideur. »
[…]
Il s’agit de faire aboutir toute l’histoire littéraire de l’humanité au drame romantique, tel que Hugo est alors en train de l’inventer.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Le grotesque, fait du drame, approprié par Hugo, est donc l’aboutissement de la littérature. Il ne s’en proclame pas l’inventeur ; mais d’une part, en affichant sa volonté d’en user consciemment et de façon militante, et d’autre part en l’érigeant au sommet de tout l’art moderne, il se fait, de facto, meneur du romantisme naissant. « Pour légitimer la puissance créatrice du grotesque, écrit C. Anfray, Hugo puise à tous les domaines des arts, comme autant d’autorités esthétiques : l’architecture (gargouilles et vitraux des cathédrales), la sculpture, la gravure, la peinture (Michel-Ange, Rubens, Véronèse), la littérature (Shakespeare, commedia dell’arte, etc.). »
L’alliance du beau et du laid, composante essentielle du troisième âge littéraire, le plus avancé ? Si cette grande thèse qui nous paraît banale aujourd’hui, tant nous l’avons entendue, apparaît pourtant fort étrange et dénuée de sens, à bien y réfléchir, c’est, je crois, qu’elle est moins liée à la raison qu’à l’homme. Victor Hugo, fils d’un père général d’Empire et d’une mère vendéenne, fut la vivante incarnation de l’oxymore, de l’antithèse et de l’amplification : le grotesque et le sublime, ce sont les deux gants de ses mains créatrices – des gants contraires.

Antithèse et [amplification] : les deux figures se retrouveront sans se lasser dans l’immense production de Hugo, dont la fécondité est le trait le plus frappant. Mais ni l’antithèse, ni l’amplification, ni la fécondité n’auraient le moindre prix si elles n’étaient soutenues d’un bout à l’autre par le jaillissement d’un talent poétique qui ne cesse presque jamais de s’élever au génie.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Comme souvent – spécialement dans la pensée occidentale –, il faut chercher dans le moi de l’artiste la clé de ses raisonnements théoriques. Hugo, figure de cette sorte de matérialisme universaliste, – avec Molière, avec Voltaire… avec Rabelais ! – ne pouvait manquer d’échapper à cette règle fondamentale de la modernité. Il dira : « Insensé, qui crois qui je ne suis pas toi ! » Lui dont l’enfance fut marquée par la contradiction, il a cru que le monde entier était antithétique ; cette croyance, il l’a poétisée ; et puis il l’a rationalisée.
Le grotesque hugolien, pourtant, dont Clélia Anfray dit qu’il est « probablement l’invention la plus neuve de la préface », n’a de neuf que le mot ; car, n’en déplaise au maître, la littérature est peut-être moins une ligne – un progrès – qu’un cercle : et le romantisme moins un nouvel âge, qu’une forme répétée du baroque, ce baroque aux figures grotesques que l’on retrouve un peu chez Molière, chez Scarron, et même chez Plaute.
Mais qu’importe ? L’important, c’est que par cette préface, « il se faisait lui, le tard-venu, il se faisait du droit du génie le chef du mouvement romantique » (G. Lanson).

Avec un grand fracas de formules hautaines, et de métaphores ambitieuses, à travers de prodigieuses ignorances et des audaces inouïes d’affirmation arbitraire, faisant défiler magnifiquement tous les âges, et se grisant de la couleur ou du son des noms propres, Hugo posait l’antithèse du beau et du laid, du sublime et du grotesque ; et en les opposant, il les unissait dans l’art. Cela revenait à mettre la beauté dans le caractère, comme avait indiqué déjà Diderot. Il se réclamait de l’Arioste, de Cervantès et de Rabelais, ces « trois Homère bouffons », et surtout de Shakespeare. Il établissait que « tout ce qui est dans la nature est dans l’art » : ainsi le romantisme devenait un retour à la vérité, à la vie. Il démolissait les lois du goût, les règles des genres, leur division surtout et leur convention, tout ce qui s’opposait à la libre et complète représentation de la nature, saisie en ce que chaque être possède de caractéristique, beau ou laid, il n’importe. Mais dans ce bouleversement de toutes les traditions, Hugo maintenait la nécessité d’une interprétation artistique, d’un choix, d’une concentration, de certaines conventions enfin, qui sont les moyens de l’art, et sans lesquelles l’art ne saurait subsister.
(Histoire de la littérature française, G. Lanson)

3. La théorie du drame

Après avoir fait se succéder les trois âges et développé son idée du grotesque, Hugo théorise le drame qu’il appelle de ses vœux. Sa règle première est de casser les règles : et plus précisément les règles classiques – surtout celle des unités de temps et de lieu –, qui rendent « artificiel » un théâtre auquel personne ne peut croire. Il écrit :

L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

Ces règles, ajoute-t-il, font qu’on « a borné l’essor de nos plus grands poètes. C’est avec les ciseaux des unités qu’on leur a coupé l’aile. »
La fameuse imitation, tant prônée par les classiques, n’est pas non plus du goût de Hugo : « Virgile n’est que la lune d’Homère ». Et d’abord, imiter qui ?… les Anciens ? – mais c’était un tout autre théâtre ! Les Modernes ! « Grâce ! »

Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que « les modèles sont inimitables » ! Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt : « Cela ne ressemble à rien ! » tantôt : « Cela ressemble à tout ! » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

Il n’y a rien d’étonnant, à vrai dire, à ce que le jeune homme (il n’a que vingt-cinq ans) s’acharne tant contre les réglementations surannées. C’est que depuis le classicisme, l’écrivain, comme l’a si bien démontré Paul Bénichou, a fait l’objet d’une « éclatante promotion ». Le poète, ayant pris dans la société la place de l’oracle, après les prêtres, les philosophes et les législateurs, « prétend embrasser la totalité de l’univers et de l’homme. »
Pour le dire en un mot : l’on n’impose pas de règle aux démiurges ; ils font, et c’est tout.

On comprend que la Préface de Cromwell fasse une si grande place à la proclamation de la liberté dans l’art. Cette liberté ne s’entend pas seulement par rapport à un système de conventions dont le rejet est la condition première d’une nouvelle poétique ; elle signifie la souveraineté du génie et de ses inspirations.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

« Le but de l’art est presque divin », écrit Hugo dans cette même Préface. Ce serait cependant une erreur de croire qu’il rejette en bloc l’ensemble des règles classiques. Il en garde deux : l’unité d’action, et l’alexandrin – quoiqu’avec beaucoup de tempéraments ! Voici ce qu’il écrit, à propos de la première :

Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

À propos de l’alexandrin, j’aimerais citer un long extrait, parce qu’il en vaut la peine, et parce qu’il n’y a rien à ajouter.

4. Un extrait

Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits. Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.
[…]
Pour se convaincre du peu d’obstacles que la nature de notre poésie oppose à la libre expression de tout ce qui est vrai, ce n’est peut-être pas dans Racine qu’il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours dans Molière, Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique. Il est temps de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.
Chez lui, le vers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la resserre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?
Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.
(V. Hugo, Préface de Cromwell)

Conclusion

Pantagruel de Rabelais, Dom Juan de Molière, la correspondance de Voltaire, la Préface de Cromwell : que dessinent ces œuvres ? Je les ai choisies sans idéologie ; uniquement sur la foi de critères que j’ai voulus les plus objectifs, et qui n’ont rien à voir avec mes goûts. Si j’avais suivi mes inclinations, j’aurais plus volontiers choisi du Bellay, Racine, Montesquieu et Baudelaire. Comme La Bruyère, je trouve Rabelais « incompréhensible » ; je préfère le Molière du Misanthrope à celui de Dom Juan ; Voltaire, l’intolérant qui prône la tolérance, le ricaneur bête et méchant, l’intellectuel qui affecte ne rien savoir, et qui sous-estime encore l’étendue de son ignorance, – pour reprendre le jugement sévère de Lanson –, a quelque chose d’insupportable.

Oui, mais Rabelais fut l’un des premiers modernes de l’occident : il fut l’individu matérialiste, le philosophe libertaire du fais ce que tu voudras ; Molière fit pénétrer le réalisme dans le théâtre, dessina des types universels – j’ajoute : intemporels – avec une incroyable intelligence, et comme Rabelais, se moqua durement des dévots, du dogme ; cet abattage de l’apparat religieux, abattage qui devait avoir tant de conséquences, Voltaire le poursuivit sans pitié (« Molière est tout près de Voltaire », écrit Lanson, par sa morale qui n’est pas chrétienne, mais humaine) ; quant à Hugo, parce qu’il porta le culte du moi jusqu’au fanatisme, il est emblématique de notre génie.

Notre nation, ce me semble, est […] peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. […] Parce que le moi est la réalité la plus immédiatement saisissable, la plus nettement déterminée (en apparence du moins), non par vanité seulement, elle s’y attache, elle s’y replie, et dans ce qui frappe ses sens, comme dans ce qu’atteint sa pensée, elle tend naturellement à chercher surtout les relations et les manifestations du moi : n’excédant guère la portée des sens ou du raisonnement, cherchant une évidence pour avoir une certitude absolue, dogmatique et pratique à la fois, objectivant ses conceptions, et les érigeant en lois pour les traduire en faits : sans imagination que celle qui convient à ce caractère, celle qui forme des enchaînements possibles ou nécessaires, l’imagination du dessin abstrait de la vie, et des vérités universelles de la science.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Rabelais, Molière et Voltaire : ce n’est pas un hasard, si Hugo les admira tous les trois, et en fit de sublimes éloges ! Ils représentent à merveille cet esprit positif, matérialiste et réaliste, qui ne comprend rien à la métaphysique mais qui « estime la nature toute bonne et toute-puissante », et qu’il « faut suivre l’instinct » (Lanson), et qui veut toujours dégager des principes universels, au nom d’un humanisme sincère. Tous, au nom d’un matérialisme, d’un réalisme proche de la nature, de la terre, ont sapé, consciemment ou non, les fondements mystiques et traditionnels de la religion ; tous ont bataillé contre les règles bridant les libertés (même Molière : « N’en déplaise à Boileau, écrit Lanson, si Molière est unique, c’est parce qu’il est, avec son génie, le moins académique des auteurs comiques »), le plus souvent par le rire (les bouffonneries pantagruéliques de Rabelais, le comique de Molière, l’ironie de Voltaire), sans toujours bien prédire où cela pouvait mener ; tous, même ceux qui ont professé le contraire, se sont « attachés » aux réalités tangibles, immédiatement perceptibles, plutôt qu’au ciel abstrait, mystique, poétique : chez Rabelais, Molière et Voltaire, c’est évident ; chez Hugo, c’est cette idée du grotesque, qui doit absolument se mêler au sublime – je l’ai déjà dit : La Légende des siècles s’appelait d’abord les Petites épopées. Avec passion, tous ont cru à trois forces, à trois idées fondamentales : le progrès au nom de la raison, l’homme, et la nature.

Ce MOI humaniste et jovial, plus rationnel que mystique, bourgeois, proche de la terre, qui aime la nature et voudrait le monde à son image… c’est peut-être ça, l’esprit français.

 

Lecture conseillée :

  • Hugo, Victor, Préface de Cromwell, Paris, éd. Flammarion, coll. « GF », 2020

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