Et s’il fallait ne retenir qu’un livre par siècle, lesquels choisirait-on ?
Le seizième était le siècle de l’humanisme, et de la naissance du français moderne ; aussi l’œuvre d’un humaniste, écrite en français moderne, s’imposait-elle : Pantagruel, de Rabelais. Le dix-septième a été le siècle du théâtre, du baroque, et du classicisme : et celui de Molière, le dieu majeur de notre langue, comme Shakespeare fut celui de l’anglais. Dom Juan était le drame parfait : à la fois baroque et classique, et l’une des plus belles pièces de notre littérature.
Pour le dix-huitième, mon choix s’est porté sur Voltaire.
Si l’œuvre, comme je vais l’expliquer, a été plus difficile à déterminer, l’auteur, en revanche, s’est imposé de lui-même : car, quoi que l’on pense de l’auteur de Zadig, ce siècle fut assurément celui de Voltaire. Et puisque je n’ai pas la prétention de décerner des lauriers, je citerai verbatim le pape du romantisme, le grand Victor Hugo, qui, dans son discours pour le centenaire de Voltaire, ne disait pas autre chose :
Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ; Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. A Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un citoyen.
(Discours de V. Hugo pour le centenaire de la mort de Voltaire, 1878)
Voltaire est le représentant le plus parfait de son siècle. Mais quel fut ce siècle ? Pour Gustave Lanson, une continuité du dix-septième, qui avait été le siècle de la raison, de Descartes : mais une continuité poursuivie jusqu’à l’excès. « Le XVIIIè, écrit-il dans son Histoire de la littérature française, reçut du XVIIè le principe de la souveraineté de la raison, et il en tira toutes les conséquences. Il supprima les limitations, les tempéraments que le XVIIè siècle avait apportés à l’autorité de la raison. » Et il ajoute : « Les philosophes du XVIIIè siècle confondirent leurs préjugés français, philosophiques et mondains avec la raison universelle. […] Leur erreur est d’avoir cru à la facilité de manier le réel et de changer la pratique d’un peuple : ils n’ont pas mesuré à l’avance (et comment l’auraient-ils pu ?) la résistance des faits, des habitudes, des intérêts, des instincts. […] Ce manque de prévoyance explique la vigueur avec laquelle on bat en brèche tout l’ancien régime, spirituel et temporel. On met en doute les principes de la religion et de la société, la révélation et le privilège. On fait la critique de toutes les institutions, de toutes les croyances. On croit au progrès, et l’on veut que le progrès soit un fait ; on démolit toutes les autorités qui veulent encore asservir les esprits, ou qui s’opposent à l’accroissement du bien-être. La même philosophie décide sur une question de voirie et sur l’existence de Dieu. »
Cette idée, Jean d’Ormesson, dans son Autre histoire de la littérature française, la résume d’une formule lapidaire : « Le XVIIIè est le prolongement et le contraire du XVIIè. Le classicisme se poursuit. La raison continue à régner. Elle accroît encore ses pouvoirs. Elle cesse de soutenir l’ordre : elle se retourne contre lui. »
Poursuivre la raison classique, mais pour la retourner contre l’ordre social, c’est là tout Voltaire, son ironie fameuse, son irrespect… et c’est là tout l’esprit du siècle.
1. Pourquoi pas le reste de son œuvre ?
L’on pourra s’étonner du choix d’une correspondance, pour l’œuvre d’un siècle ; mais avant d’expliquer ce choix, et de le justifier, je dirai pourquoi j’ai écarté le reste : le reste, c’est-à-dire les contes philosophiques, les pièces de théâtre et les poésies, les traités d’histoire, et ceux de philosophie.
Les contes philosophiques ? Il était tentant d’en choisir un, tant Voltaire s’est illustré dans le genre, et tant il lui est consubstantiel. Mais s’il fut à ne pas douter un « charmant conteur », « Zadig, Memnon, dit Lanson, sont d’un moraliste plutôt que d’un philosophe, et d’une ironie assez inoffensive ». Lanson n’a pas tort : Voltaire lui-même ne prenait pas au sérieux ce qu’il appelait ses coÿonnades ; et pour faire taire les rumeurs le disant auteur de Zadig, il écrivait même, certes ironiquement, comme toujours : « Je serais très fâché de passer pour l’auteur de Zadig. » J’ai malgré tout été fortement tenté par le choix du chef-d’œuvre du genre, Candide ; et puis je me suis demandé si, en dépit de son génie, il était vraiment représentatif du siècle ? – ce n’est après tout qu’une critique, un peu facile, de cette doctrine particulière qu’est l’optimisme de Leibniz.
Les pièces de théâtre, et les poésies ? Je ne m’attarderai pas. Retenir Voltaire pour son théâtre et sa poésie, ce serait faire injure à sa mémoire ; il eut, dans l’un comme dans l’autre, un ou deux siècles de retard ; et, de l’avis général, il ne brilla ni dans l’un et ni dans l’autre. Je citerai encore Jean d’Ormesson : « Il est tout – sauf poète. » Et Gustave Lanson : « Il fait des tragédies – fort mauvaises » ; et sur Nanine : « Ce n’est pas la peine d’être Voltaire pour faire Nanine. »
Les ouvrages d’histoire ? Il y a chez Voltaire un mélange de génie encyclopédique, et de synthèse ; il paraît tout savoir : il le résume admirablement. Mais cette intelligence prodigieuse manque de style ; quand il écrit l’histoire, Voltaire, le grand séducteur, manque de séduction : il est aride, dépassionné ; il ne sent pas, eût dit Balzac, il raisonne : et ainsi, il manque de portée. Son Siècle de Louis XIV est impressionnant par sa taille, autant que par son détail : et pourtant, c’est un défi d’aller au bout. L’histoire ne palpite pas sous sa plume : elle n’est qu’une liste de notes et de notions, à la composition « défectueuse » (Lanson). « Il y manque, écrit Lanson, ce que Saint-Simon, bien moins intelligent, a mis surabondamment dans ses Mémoires : la vie. » Le philosophe veut exposer le grand siècle dans son ensemble : mais à force de détailler cet ensemble… il perd l’ensemble. Quant à son Histoire universelle, elle n’est qu’une « œuvre de parti » : « Il est impossible de se faire l’historien du Moyen Âge, si l’on est de parti pris, par une détermination rationnelle, l’irréconciliable ennemi du christianisme » (ibid).
La philosophie ? Voltaire fut l’un des plus grands, sinon le plus grand philosophe du siècle de la philosophie : une œuvre philosophique s’imposait donc. Mais laquelle ? – ce qui fait à la fois le génie de Voltaire, et sa légèreté, c’est qu’il fut moins le penseur d’une grande idée, que le distributeur pléthorique de « rogatons », de « petits pâtés » (ce sont ses propres mots), de brochures de quelques pages, sur tous les sujets, sur toutes les causes. Ses Lettres philosophiques sont passionnantes, mais elles ne le résument pas, pas plus qu’elles ne résument l’esprit du siècle : elle sont « les impressions de ses trois années de séjour en Angleterre » (Lanson), où il apprit le libéralisme, et fortifia son rationalisme. Un moment, j’ai pensé choisir le Traité sur la tolérance : car s’il fallait associer trois mots à Voltaire, il y aurait, à côté de ceux d’irréligion et d’irrespect, celui de tolérance. Mais ce traité est d’abord et avant tout une réaction à l’affaire Calas : l’affaire Calas a marqué le siècle, elle ne le symbolise pas.
Voici tout Voltaire : sauf la religion, qu’il attaque de façon systématique – on sait qu’il terminait certaines de ses lettres par la formule « écrasons l’Infâme », c’est-à-dire la superstition fanatique –, il philosophe sur tout, au cas par cas ; plutôt conservateur, il ne cherche pas à remettre en cause les fondements de la société, à la manière de Rousseau (bien que, pour citer Lanson, « si l’on faisait la somme de tous les changements qu’il a demandés, on se trouverait en présence d’une France toute renouvelée »), mais réagit nerveusement, presque au jour le jour, aux faits divers qui le passionnent.
Il philosophe au gré de ses intérêts personnels. Retenir une œuvre qui serait celle du siècle, chez Voltaire, paraît donc impossible… à moins de la chercher là où l’on ne l’attend pas, et là où pourtant elle éclate avec le plus d’intensité, et rayonne le plus loin : dans sa tentaculaire correspondance.
2. Pourquoi la correspondance ?
« On s’extasie devant la correspondance de Voltaire », écrivait Flaubert (à Louise Colet, le 26 août 1853). Et Brunetière : cette correspondance « est la plus merveilleuse, assurément, qu’il y ait dans aucune langue ». Et Michelet : elle est « le grand monument historique du XVIIIè siècle. »
La correspondance de Voltaire, c’est tout le siècle ; il écrit à tous, et partout : à Pope et à Swift, à Frédéric II, à Vauvenargues, à Mme de Pompadour et à Diderot, à Rousseau, à d’Alembert, à Mme du Deffand et au pape Clément XIII, à Catherine II – en Angleterre, en Prusse, en Russie. Il écrit à près de 1.800 correspondants, en français, en anglais, en italien, en allemand, en latin. Il écrit sans fin ; que l’on en juge : il a fallu treize tomes à l’illustre collection « Pléiade », pour la consigner en partie – en partie seulement, car l’on estime à 40.000 le nombre total de lettres écrites par Voltaire ! « Un des besoins impérieux de Voltaire, écrit Lanson, et qui tient aux racines mêmes de son génie, c’est le besoin de dire tout ce qu’il pense. » Et d’ajouter : « Jamais il n’a pu tenir sa langue ni sa plume. »
Mais si cette correspondance contient le siècle à elle seule, à la manière d’une gigantesque toile d’araignée, elle représente aussi Voltaire lui-même dans son essence la plus pure, la plus géniale : dans son naturel.
Cette vaste correspondance est le chef-d’œuvre de Voltaire ; si l’on veut l’avoir tout entier, et toujours le plus pur et le meilleur, il faut le chercher là, et non ailleurs. C’est un charme de l’entendre causer librement, avec son infatigable curiosité, son universelle intelligence, avec son esprit pétillant, ce don étonnant qu’il a de saisir des rapports inattendus, ingénieux ou cocasses, avec ses passions aussi toujours bouillonnantes et débordantes, qui ne laissent pas un instant refroidir les choses sous sa plume. La correspondance de Voltaire est un des plus immenses répertoires d’idées que jamais homme ait constitués : elle est en cela l’image de son œuvre ; il n’est pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d’activité, qui n’ait fourni matière aux rapides investigations de sa pensée. À chacun de ses correspondants, il parlait des choses de son état, de sa condition, de son ressort.
Or la liste des correspondants de Voltaire, c’est le monde en raccourci.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)
Un « chef-d’œuvre fortuit », certes, pour reprendre l’expression de Nicholas Cronk (Lettres choisies, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 2017), mais un chef-d’œuvre quand même : par sa qualité, autant que par sa quantité.
La voix de Voltaire résonne partout ; et parfois, ses échos font l’effet de bombes, et poussent les réformes. « Il tient les hommes de son temps », écrit Lanson, en faisant feu de tout bois, en soufflant sur les braises des moindres faits divers, pour alimenter les polémiques.
En ce sens, il peut être considéré comme le premier grand journaliste de la modernité. Le mot, repris par J. d’Ormesson dans son Histoire, est d’abord de Lanson : « Voltaire est un journaliste de génie : agir sur l’opinion qui agit sur le pouvoir, dans un pays où le pouvoir est faible et l’opinion forte, c’est tout le système du journalisme contemporain ; et c’est Voltaire qui l’a créé. »
Jouer au journaliste, pour Voltaire, c’est jouer sur l’opinion. Et jouer sur l’opinion, c’est pousser le temps dans sa direction. Mais quelle direction ?… Celle de Voltaire, je l’ai dit plus haut, tient en trois mots : irréligion, irrespect, et tolérance.
Irréligion. « Le fond de Voltaire, c’est l’irréligion » (Lanson). Cette irréligion n’est pas une incrédulité de rationaliste (il est croyant), mais une volonté d’épicurien. Il ne s’attaque pas à la religion au nom de la raison ; mais parce qu’elle l’empêche de jouir. Voltaire est un matérialiste : toute sa philosophie ne vise, au fond, qu’à justifier le confort de la vie présente.
Aussi est-il le philosophe qui peut-être a le plus fait pour préparer la forme actuelle de la civilisation ; il eût applaudi aux merveilleux progrès de notre siècle utilitaire et pratique, aux inventions de toute sorte qui ont rendu la vie plus facile, plus douce, et plus active, plus intense en même temps. Le code civil, les machines, les chemins de fer, le télégraphe électrique, les grands magasins l’eussent ravi. Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs. C’est là surtout qu’il faut chercher l’action et l’esprit de Voltaire.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)
À mille lieues, donc, des préoccupations religieuses. À partir de 1760, la superstition (pour ne pas dire l’institution religieuse : il ne définit jamais vraiment l’objet de sa haine), il l’appelle l’infâme ; et invite, dans plusieurs de ses lettres, à « écraser l’infâme ». Dans l’une d’entre elles, adressée à Damilaville, il répète pas moins de cinq fois sa volonté destructrice.
Mon cher frère, écr[asez] l’inf[âme]. Je ne suis occupé que d’écr[aser] l’inf[âme]. C’est la consolation de mes derniers jours. Dites écr[asez] l’inf[âme] à tous ceux que vous rencontrerez.
(Lettre de Voltaire à Damilaville, 5 février 1765)
Voltaire est déiste ; mais il fait rimer la religion avec l’inquisition jusqu’à la déraison, et refuse, avec une constance qui force le respect, de reconnaître les apports heureux du catholicisme. Il ne voit que le revers de la médaille – les bûchers, l’ignorance –, jamais l’endroit : l’adoucissement des mœurs qu’apporte la religion, sa mise au pas de la barbarie naturelle de l’homme, et son rôle de moteur civilisationnel ; et parce qu’il a le culte de la raison, il confond ses vues étriquées avec les vérités générales.
Irrespect. « La marque Voltairienne, c’est l’irrespect », écrit Lanson. « Il n’a pas fait la démocratie révolutionnaire ; il a fait la bourgeoisie ingouvernable. Il n’a pas jeté à bas l’ancien régime, il l’a livré à ceux qui l’ont jeté à bas » (ibid). L’irrespect de Voltaire envers l’autorité et les institutions est une insolence, un « mépris » des fondements sociaux. Cette insolence, et ce mépris, il les manie avec toute la verve de quelqu’un qui règne sur l’idéologie dominante – car, par un paradoxe étrange, le dix-huitième fut à la fois le siècle de la monarchie absolue, et celui de sa constante remise en cause, appuyée par ceux-là même qui en profitaient le plus. Roland Barthes écrivait, dans Essais critiques, que Voltaire était « le dernier des écrivains heureux », parce que « du même côté que l’histoire ». Ses écrits ont ridiculisé les institutions ; et contribué en partie à les faire haïr, onze ans après sa mort.
Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être le témoin […]. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont très heureux ; ils verront de belles choses.
(Lettre de Voltaire au marquis de Chauvelin, 2 avril 1764)
En répandant l’incrédulité dans la société française, Voltaire a soufflé sur les braises d’un incendie gigantesque. Il faudra attendre presque un siècle – et des fleuves de sang – pour retrouver une critique véritablement savante de la religion : une critique la niant « avec sympathie », façon Renan, et la contredisant tout en reconnaissant sa grandeur immense.
Tolérance. Si dans ce « grand siècle », pour reprendre le mot fameux de Michelet, que fut le dix-huitième, il fallait associer une idée aux philosophes les plus remarquables, ce serait l’Encyclopédie, pour Diderot et d’Alembert ; la séparation des pouvoirs, pour Montesquieu ; la démocratie directe, pour Rousseau – et la lutte contre l’intolérance, pour Voltaire. Celle-ci va de pair avec l’irréligion ; mais si la seconde est plus haineuse que réfléchie, la première peut être un noble combat : elle éclatera dans l’affaire Calas.
La tolérance, qui est le « médium » des « audaces de l’esprit » du siècle, Voltaire, écrit Jean d’Ormesson, « en est le héraut, et bientôt le héros. »
Croyez-moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance prêche mieux que les bourreaux.
Vous citez l’exemple de Socrate, vous paraissez regarder sa mort comme une preuve de l’intolérance des Athéniens. On dirait à vous entendre que les lois d’Athènes mettaient à mort tous ceux qui s’étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes trop savant dans l’Antiquité pour ne pas convenir que la mort de Socrate fut l’effet d’une cabale criminelle, et d’un fanatisme passager, à peu près comme l’assassinat juridique commis à Toulouse contre Calas.
Songez, je vous en supplie, que les Athéniens punirent la cabale qui avait fait empoisonner Socrate, qu’ils condamnèrent à mort les principaux juges, qu’ils érigèrent à Socrate non seulement une statue, mais un temple. En un mot, jamais les Athéniens ne montrèrent un plus grand respect pour la philosophie et une horreur plus violente pour les persécuteurs.
Les Romains, dont vous tenez vos lois, ont été tolérants depuis Romulus jusqu’au châtiment du centurion Marcel qui, l’an 298, brisa sa baguette de commandement à la tête des troupes et déclara qu’il ne fallait plus servir les empereurs parce qu’ils n’étaient pas chrétiens. Avant Marcel il y eut quelques chrétiens persécutés, mais, comme dit Origène, de loin à loin et en très petit nombre, Origène, livre III. Il serait très aisé de prouver qu’ils ne furent punis que comme factieux puisque Origène et le fougueux Tertullien moururent dans leur lit et qu’aucun prêtre soi-disant évêque de Rome ne fut exécuté, non pas même saint Pierre dont le prétendu séjour à Rome est une fable absurde.
Non, vous ne trouverez pas pendant plus de huit cents ans aucun homme persécuté à Rome pour ses opinions. Comment pouvez-vous dire que s’il n’y avait pas de persécution alors c’était parce que tout le monde était d’accord sur le culte des dieux ? Quoi ! les stoïciens et les épicuriens ne rejetaient pas hautement toute la théologie grecque et romaine ? Quoi ! ces sectes nombreuses ne s’en moquaient-elles pas ouvertement ? Cicéron lui-même n’en a-t-il pas parlé avec le dernier mépris ? Lucrèce n’a-t-il pas chassé la superstition de toutes les honnêtes maisons ? Ne l’a-t-il pas renvoyée à la canaille, aux femmelettes, et aux hommes faibles qui sont au-dessous des femmelettes ?
Quel censeur, quel tribun, quel préteur, quel centumvir ont jamais fait un procès à Lucrèce ?
La tolérance a toujours été la loi fondamentale de la République romaine, loi non gravée sur les douze tables, mais empreinte dans toutes les têtes et dans tous les cœurs. Cela est vrai comme il est vrai qu’Henri IV a été assassiné par la seule intolérance.
(Lettre de Voltaire à Charles-Jean-François Hénault, 26 février 1768)
3. Un extrait
La lettre adressée au roi de Prusse Frédéric II, à peine deux mois avant sa mort, est parfaitement représentative de l’esprit voltairien : elle est pleine d’optimisme, d’humour, d’ironie et de caresse – et sous-tendue d’un fond d’irréligion.
Sire,
Le gentilhomme français qui rendra cette lettre à Votre Majesté, et qui passe pour être digne de paraître devant Elle, pourra vous dire que si je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire depuis longtemps, c’est que j’ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans Paris, les sifflets et la mort.
Il est plaisant qu’à quatre-vingt-quatre ans j’aie échappé à deux maladies mortelles. Voilà ce que c’est que de vous être consacré : je me suis renommé de vous, et j’ai été sauvé.
J’ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce, à la représentation d’une tragédie nouvelle, que le public qui regardait, il y a trente ans, Constantin et Théodose comme les modèles des princes et même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui disent que Constantin et Théodose n’ont été que des tyrans superstitieux. J’ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l’empereur Julien : et assurément si les Parisiens se souviennent qu’il a rendu chez eux la justice comme Caton, et qu’il a combattu pour eux comme César, ils lui doivent une éternelle reconnaissance.
Il est donc vrai, Sire, qu’à la fin les hommes s’éclairent, et que ceux qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres de leur crever les yeux ! Grâces en soient rendue à Votre Majesté ! Vous avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis : vous jouissez de vos établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition, ainsi que le soutien de la liberté germanique.
Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les empires que vous avez fondés. Puisse Frédéric le Grand être Frédéric immortel !
Daignez agréer le profond respect et l’inviolable attachement de
Voltaire.
Conclusion
Voltaire est le Français par excellence, dans le style, dans l’homme – mais « le style, c’est l’homme même », disait Buffon. C’est le jouisseur aristocrate, un peu bourgeois, pas très rêveur et plein d’ironie, et volontiers révolutionnaire dans son réactionnisme, par un paradoxe étrange – mais l’histoire est pleine de paradoxes !…
J’ai beaucoup cité Lanson, parce que son analyse est brillante : il a tout dit. Je le cite une dernière fois, pour conclure :
Si l’on voulait se représenter ce que notre vieille littérature, purement française, aurait pu donner sans la Renaissance, à quelle perfection originale elle aurait pu parvenir sans le secours et les modèles de l’art antique, je crois que le XVIIIè siècle peut nous le montrer, et, dans le XVIIIè siècle, Voltaire. Son style est exactement à la mesure de son intelligence, un style analytique, précis, limpide, qui résout au fond toutes les difficultés, tout en lumière avec très peu de chaleur, merveilleusement adapté à l’expression des idées, c’est-à-dire de la nature dépouillée de ses formes concrètes et rendue intelligible par l’abstraction. Ce style manque d’éloquence, de poésie, de pittoresque, quand on le compare à ce que le XIXè siècle nous a fait goûter. Voltaire a peu de sens : du moins il ne fait pas attention aux sensations que lui fournissent les choses extérieures ; il les emploie à vivre, à penser, à traduire de la pensée ; il ne les prend pas elles-mêmes, détachées de l’idée, pour matière d’art. Voltaire est tout nerfs, et toujours agité de passion : mais il écoute ses nerfs ou sa passion comme chacun de nous ; il ne fait pas des impressions de ses nerfs, des vibrations de sa passion l’objet immédiat d’un travail d’art. Ce n’est pas cependant que l’imagination qui utilise les formes sensibles en vue du plaisir esthétique lui manque absolument ; mais il en fait un usage tout à fait différent de celui des romantiques et des naturalistes du XIXè siècle. J’ai montré ailleurs ce qu’il y avait de jeu sur les sonorités des mots, de correspondances et de parallélismes dans la prose des contes et des facéties de Voltaire, et comment elle amusait l’oreille en saisissant l’esprit. J’ai montré ce qu’il y avait de technique sensualiste dans cette prose : c’est-à-dire que les idées y étaient résolues en notations concrètes, en faits et images qui les symbolisaient. Tout demeure subordonné à l’idée, à la démonstration, mais tout est, sinon tableau, du moins dessin, à peine teinté, qui figure la pensée sans ébranler fortement la sensibilité ni troubler les opérations de l’intelligence. Cette sorte de symbolisme ne l’empêche point de voir toutes choses du point de vue de la raison : l’idée du vrai est comme la catégorie de son esprit, hors de laquelle il ne peut rien concevoir. Il n’y a pour lui au monde que des sottises, des erreurs, ou des vérités. Toutes les injustices, toutes les oppressions, tous les crimes sont perçus par lui comme effets de jugements infirmes. Ainsi le fondement de l’ironie voltairienne, de ce ricanement fameux, est identique à celui du comique moliéresque ; cette façon de prendre les choses par la raison plutôt que par le sentiment est éminemment française.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)
Lecture conseillée
La correspondance de Voltaire. La collection « Pléiade » est très volumineuse ; mais il existe un certain nombre d’éditions de lettres choisies, dont celle de Nicholas Cronk, citée dans cet article.