Un livre par siècle – Pour le dix-septième, Dom Juan, baroque et classique (2/4)

Don Juan et la statue du Commandeur, huile sur toile de Fragonard
Don Juan et la statue du Commandeur, huile sur toile de Fragonard

Et s’il fallait ne retenir qu’un livre par siècle, lesquels choisirait-on ?

Pour le seizième, mon choix s’était porté sur Pantagruel, de Rabelais : cette œuvre m’apparaissait en effet comme celle dont le reflet était le plus pur, au miroir à double face que fut ce siècle de l’humanisme, et de l’émergence du français moderne.
Et pour le dix-septième ? Le Grand Siècle fut, en matière d’art, 1° l’apogée du théâtre (« À présent le théâtre, écrivait Corneille, / Est en un point si haut que chacun l’idolâtre »), 2° la grande époque du baroque et du classicisme : deux esthétiques si proches, et si lointaines, qui se mêlent et s’entremêlent, et que l’on aurait tort de rapprocher, autant que l’on aurait tort de séparer. Il me fallait donc trouver une pièce de théâtre, qui représentât au mieux cette dualité : ce conflit, cette embrassade, cette danse des mouvements du Beau. Le Cid, de Corneille, était l’œuvre parfaite : la querelle qu’elle déclencha était particulièrement symbolique de l’effervescence qui animait alors les esprits lettrés, et portait à ébullition l’Académie française tout juste créée par Richelieu. Cette pièce est comme un pont : un pont magnifique jeté par-dessus le fleuve de l’art, et qui relie les deux styles, Théophile de Viau et François de Malherbe, Jean Racine, et Victor Hugo.

Un mais de taille, cependant, s’opposait à ce choix si évident : c’est que l’on ne dit pas « la langue de Corneille », Corneille, fût-il, selon d’aucuns, plus grand que Molière, mais « la langue de Molière ». Il me fallait donc Molière ! De même que s’il fallait ne retenir qu’une œuvre du dix-septième anglais, l’on n’aurait idée de choisir un autre que Shakespeare, de même, l’on n’aurait élu sans grande faute un autre que Molière, pour cette seule et banale, mais si juste raison, que l’on dit : « la langue de Molière », comme on dit : « la langue de Shakespeare ».

De toutes les pièces du dramaturge, j’ai choisi Dom Juan : parce qu’elle est baroque à maints égards, et classique à bien d’autres – parce qu’elle est, avec Le Tartuffe et Le Misanthrope qui sont « les deux autres volets » d’un « triptyque de comédies traitant de l’hypocrisie et de la sincérité » (B. Donné), celle des œuvres de Molière qui retentit le plus fort, et le plus longtemps.

1. Dom Juan baroque

Nous passerons sur les détails historiques de la création de la pièce, dignes, comme souvent avec l’auteur du Bourgeois gentilhomme, d’une comédie en cinq actes – ou d’une tragédie ? – pour nous arrêter sur la raison pour laquelle elle est particulièrement représentative du siècle.
Le dix-septième, je l’ai déjà dit, fut le siècle du baroque et du classicisme. Le baroque, Aubrit et Gendrel (Littérature : les mouvements et écoles littéraires, éd. Armand Colin, 2019) le définissent ainsi, en substance :

1. Une « littérature moderne », qui professe plutôt la liberté dans l’art, et ne rechigne pas à s’écarter des règles, si cela est nécessaire.
2. Une « esthétique de l’artifice », qui multiplie « les trompe-l’œil, les jeux d’illusions et les mystifications ».
3. Le « triomphe de l’illusion ».
4. Le « choc de l’émotion ».
5. Un « art de la profusion ostentatoire » : l’esthétique baroque « donne libre cours à la fantaisie et au désordre créateur ».

Ils auraient pu rajouter : une littérature attachée aux thèmes de la mort et de la vanité. Mais passons ; si Dom Juan est bien la pièce de la mort et de la vanité, elle est encore baroque par au moins trois côtés : ses décors, ses lieux et ses tonalités.

1.1. Des décors ostentatoires

Dom Juan est une « pièce à machines » typique du théâtre du dix-septième ; elle est un grand spectacle plein d’effets spéciaux, censé ravir les yeux du public. Tout est baroque dans cette simple didascalie, la dernière, celle de la scène VI de l’acte V : « Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme, et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé. » Que l’on en juge : dans Phèdre, de Racine, écrite à peu près à la même époque (douze ans seulement après Dom Juan), l’on ne compte que trois didascalies, dont la plus importante est celle-ci, au vers 157 : « Elle s’assied ».
Dom Juan s’inscrit donc pleinement dans cette esthétique de l’artifice, dans cet art de la profusion ostentatoire qu’évoquent Aubrit et Gendrel. Peut-être même fut-elle, avec L’Illusion comique, de Corneille, l’un des plus grands triomphes de l’artifice. Après tout, Dom Juan, écrit B. Donné (éd. Flammarion, coll. GF, 1998 m.à.j. 2013), « a été conçu par Molière comme une pièce utilisant largement les artifices, les « effets spéciaux » que permettait la scénographie de son temps. »
Je suis obligé de citer encore B. Donné, parce qu’il donne, dans la même édition, le détail du devis des ouvrages de peinture qu’il convient de faire pour Messieurs les comédiens de Monseigneur le duc d’Orléans, et que sa lecture en vaut la peine ! – elle achèvera peut-être de convaincre les sceptiques, quant au caractère véritablement spectaculaire de Dom Juan.

Ce devis prévoit un décor différent pour chaque acte, ce qui était alors exceptionnel ; au cours de l’acte III, le décor change même sous les yeux des spectateurs pour révéler tout d’un coup l’intérieur du tombeau du Commandeur dans lequel pénètre Dom Juan (III, V) – effet spectaculaire qui prélude au miracle de la statue animée. Chaque décor est constitué, de part et d’autre de la scène, d’une série de trois ou de cinq châssis tendus de toile peinte ; de plus en plus petits et de plus en plus rapprochés, ils figurent des éléments de décor identiques (enfilades de portiques, rangées d’arbres ou de statues…) et donnent ainsi une illusion de perspective, selon un artifice emprunté à la scénographie italienne. Ces châssis coulissent latéralement, ce qui permet de substituer un décor à un autre. À l’arrière de la scène (« contre la poutre »), une toile peinte forme le fond du décor ; une ouverture peut être ménagée dans cette toile pour laisser entrevoir encore deux rangs de châssis plus petits, perspective « seconde » qui renforce l’effet de profondeur.
(B. Donné, in Dom Juan, éd. Flammarion, coll. GF 1998, m.à.j. 2013)

1.2. Des entorses aux règles

Dom Juan, pièce à machines, donc, tout à fait baroque, avec sa statue animée, son libertin foudroyé, ses feux de l’Enfer !
Je montrerai toutefois, dans la seconde partie de cet article, pourquoi l’œuvre du plus grand de nos dramaturges est malgré tout à ranger dans la catégorie des classiques, dans la mesure où, comparée à ses précédentes, elle est comme alourdie de règles. Alourdie, pas enfermée : la règle des trois unités, par exemple, est allègrement tordue.
L’unité de lieu ? Loin de se cantonner à un seul endroit, la pièce multiplie au contraire les localités. Dans le premier acte, la scène est celle d’un palais ; au second, un paysage de campagne en bord de mer ; au troisième, une forêt, avec, à l’arrière-plan, « une manière de temple » ; au quatrième, une chambre (l’appartement de Dom Juan) ; au cinquième, enfin, une ville.
L’action, de même, certes considérablement réduite par Molière au regard des versions précédentes du mythe de Don Juan, a quelque chose de « multiple » qui ne convient guère à l’esthétique classique. Que l’on relise tour à tour Phèdre et Dom Juan, et que l’on compare : rien de comparable entre ces deux pièces, dont l’une est tout en retenue, (en sourdine, pour reprendre le mot de L. Spitzer), et l’autre pleine d’exubérances, de cette liberté parfois chaotique, mais avec laquelle, comme nous allons le voir, Molière sait si bien jouer.

1.3 Une liberté de ton

La liberté de Molière exsude par tous les pores de son œuvre. Elle est dans ses décors, dans ses lieux, dans ses péripéties. Elle est aussi dans ses tonalités, ses nuances de comiques, qui vont de la bouffonnerie à la quasi-tragédie. « Molière, écrit B. Donné, a poussé à un point extrême, dans Dom Juan, l’efficacité dramaturgique et le sens du spectacle : occupation de la scène, ballet des personnages, dessein et rythme de l’intrigue. Cette efficacité doit aussi beaucoup à la subtile alternance des moments de tension et des moments de détente, des passages lyriques, graves ou émouvants, et des bouffonneries. » Et d’ajouter :

Seule cette prose très souple, dont on voit à chaque scène combien Molière en avait une maîtrise parfaite, pouvait servir dans un même spectacle des styles, des discours, des parlers et même des genres hétérogènes. Car il est certains passages de cette pièce qui semblent échapper à la comédie au sens strict : les rencontres avec les frères d’Elvire, et l’étrange réflexion sur l’honneur qui s’y tisse (III, III-IV), évoquent tout à fait l’univers héroïque de la tragi-comédie ; cependant que les deux apparitions bouleversantes d’Elvire et le discours que Dom Louis adresse à son fils (IV, IV) possèdent une noblesse, une gravité et une puissance d’émotion qui communiquent à certains moments de la pièce une tonalité proche de la tragédie.
(B. Donné, in Dom Juan, éd. Flammarion, coll. GF 1998, m.à.j. 2013)

Si la liberté de Molière est très souvent relevée par ceux qui étudient sa littérature, c’est parce que le dramaturge est aussi un héritier de la farce. Cela explique entre autres pourquoi Dom Juan, écrit en plein âge d’or du classicisme, conserve pourtant, à maints égards, quelque chose de la commedia dell’arte. « Il se moquait des règles et des genres, écrit Jean d’Ormesson dans Une autre histoire de la littérature française, et l’émotion, chez lui, se mêle sans cesse au rire. »
Et pourtant ! l’on a beau dire, l’on sent malgré tout que cette pièce, – Dom Juan –, en dépit de ses mélanges baroques, peine à s’inscrire pleinement dans une esthétique déjà plus que finissante en cette seconde partie du siècle. L’on a pu dire que Dom Juan était, d’abord et avant tout, l’histoire d’une fuite (G. Forestier). Une fuite du séducteur devant ses responsabilités, certes ; mais aussi, dans l’art, une évasion du baroque mourant – un coucher de soleil –, devant le glorieux classicisme, – l’aube nouvelle.

2. Dom Juan classique

Molière « en même temps », Molière qui danse d’un pied sur l’autre, Molière entre deux chaises, Molière baroque, Molière classique, aussi, et surtout. Dom Juan, rappelons-le, date de 1665 ; et le classicisme à son apogée s’étend sur ces vingt petites années si riches, si fécondes pour l’art et la littérature : 1660, 1680.
Mais qu’est-ce donc, que le classicisme ? Je cite à nouveau, en substance, Aubrit et Gendrel :

1. Une mise en avant du « naturel ».
2. Une « importance accrue des règles et des bienséances ».
3. Une expression « congrue, claire, naturelle, éclatante, nombreuse » (Rapin).
4. Le « développement d’un esprit moraliste ».

Aubrit et Gendrel auraient pu rajouter, à ces quatre caractéristiques, le mot de Corneille : « Écrire est un métier dont la règle est de plaire », parce qu’il y a aussi, dans l’esprit classique, ce désir de l’artisan de bien faire.
Dom Juan, pièce toute baroque, est une pièce toute classique : elle s’attache aux règles : celle des unités, celle de la vraisemblance ; elle s’attache à la morale, qu’il faut débusquer derrière les paradoxes ; elle est plaisante.

2.1. Le respect des règles

Libre jusqu’à un certain point, ce que l’on lui pardonne volontiers, car, comme disait Gide admirateur du classicisme, « l’art naît de contraintes, vit de luttes, et meurt de liberté », Molière n’a pas rejeté, dans l’écriture de Dom Juan, toutes les bonnes règles si joliment évoquées par Boileau.
Ce dernier, dans L’Art poétique, écrivait ces deux vers fameux, qui résument à merveille la fameuse « règle des trois unités » :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

L’Art poétique a été publié neuf ans après Dom Juan. Pourtant, Molière n’ignorait pas ces consignes strictes : il suffit d’analyser la manière avec laquelle il a considérablement réduit le côté baroque de la pièce dont il s’est sans doute inspiré pour son Dom Juan, L’Abuseur de Séville, de Tirso de Molina (1630). « Un problème délicat, relève B. Donné, consistait à plier la légende de Don Juan aux contraintes de la dramaturgie classique : unités de temps, de lieu, d’action. » Pour obéir à ces contraintes, Molière s’est efforcé de réduire considérablement le nombre de personnages, resserrant ainsi l’intrigue – resserrement encore accru par le fait que la pièce évoque uniquement la dernière journée de Dom Juan, afin d’obéir à l’unité de temps.

Chez ses prédécesseurs, on voit Don Juan séduire, s’aventurer dans des ruses à l’issue incertaine, occire ou berner qui se met en travers de ses desseins ; fuir, parfois, mais toujours diriger sa course au gré du désir qui l’anime, à la recherche d’une nouvelle rencontre amoureuse. Chez Molière, Dom Juan est au contraire l’homme de beaucoup de paroles mais de peu d’actions. (B. Donné).
(B. Donné, in Dom Juan, éd. Flammarion, coll. GF 1998 màj 2013)

2.2. L’œuvre d’un moraliste

Classique, Molière l’est aussi dans son ambition, véritablement révolutionnaire pour son époque, de « peindre l’homme dans sa vérité, et d’aborder sous l’angle du rire les sujets les plus sérieux » (B. Donné).

« Vous n’avez rien fait, écrit Molière en parlant du théâtre, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. » Ce qu’inaugure Molière, c’est le réalisme classique. Il prendra mille figures qui nous sont devenues familières : Alceste, le juste intraitable ; Célimène, la coquette ; dom Juan, le séducteur ; Tartuffe, qui va donner son nom, gloire suprême, à tous les hypocrites ; le bourgeois gentilhomme, qui veut se faire aussi gros que les courtisans de Versailles ; le malade imaginaire, qui finira par avoir la peau de son génial créateur ; et, flanquée de son petit chat à la santé délicate, Agnès dont l’innocence finit par inquiéter. […] Autour de 1660, il est à l’origine d’une véritable révolution théâtrale. Cette révolution consiste à hisser la comédie, qui était un genre mineur et assez méprisé, à la dignité de la tragédie, à remplacer l’imagination par la peinture de la réalité et à faire de la vérité le ressort du théâtre.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Là où le bât blesse, c’est que la morale de Dom Juan est pour le moins obscure. Tout n’est qu’ironie dans cette pièce à double, à triple sens : l’homme de mauvaise vie est un rhétoriqueur étonnamment convaincant ; et le défenseur des vertus religieuses est aussi un apologiste de l’ignorance ! Fidèle à l’esprit classique, Molière développe sa morale ; mais quelle morale ? Assurément celle d’une certaine méfiance à l’égard des dogmes, de cette méfiance qui lui valut tant d’embarras.
« Le comique de Dom Juan, écrit B. Donné, est donc bien plus qu’un ornement piquant destiné à renouveler un sujet déjà connu, bien plus aussi qu’une simple source de plaisir superficiel : il enseigne à porter un regard de dérision et de doute ironique sur les sujets même les plus sérieux, sur les croyances que l’on oublie de questionner, sur les jugements trop bien argumentés ; il constitue peut-être à ce titre la leçon la plus profonde de la pièce. »

2.3. L’immodéré désir de plaire

Que le lecteur ne se méprenne pas : dire que Dom Juan est l’œuvre dramatique d’un moraliste, ce n’est pas affirmer qu’elle « énonce des impératifs, des lois », mais qu’elle « élabore une réflexion sur les mœurs, la nature humaine, les caractères, les conduites en société » (B. Donné). L’esprit classique, cependant, n’est pas sermonneur ; il professe moins, qu’il enseigne tout en séduction. C’est La Fontaine, et ses Fables édifiantes ; Perrault, pourtant tenant des Modernes, et ses Contes pleins de sagesse ; Molière, et ses comédies qui donnent à réfléchir.

Le but de Molière, comme de tous les classiques, nous le savons déjà, est d’abord de plaire. Molière se moque pas mal des règles. Il illustre mieux que personne cette liberté des classiques qu’incarnent aussi, à leur façon, un Descartes qui s’oppose au sacro-saint Aristote ou un Saint-Simon qui écrit à la diable pour l’immortalité. Ce qui frappe chez les classiques, c’est que, contrairement aux idées reçues, ils sont peut-être les seuls à ne pas constituer une école et à ne pas s’encombrer de règles. Les Parnassiens sont bardés de règles et les surréalistes forment un groupe. Les classiques sont libres parce qu’ils ont du génie – ou peut-être ont-ils du génie parce qu’ils sont vraiment libres – et ils ne pensent qu’à une chose : le plaisir du public.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Dom Juan, classique autant que baroque, donc. Je m’arrête là, ou cet article n’aura pas de fin : mais il y aurait encore tant à dire ! La littérature est ainsi faite, que le commentaire des bonnes œuvres est interminable : car les abîmes qu’elles ouvrent sont infinis.

3. Un extrait

Citons, pour extrait, la scène II de l’acte I, car elle est particulièrement représentative de la belle danse du langage qu’est Dom Juan – je ne sais plus quel spécialiste écrivait qu’il fallait la lire comme un poème en prose –, ainsi que de son caractère ironique, notamment dans le monologue du séducteur : un passage éloquent, donc, tant sur la forme que sur le fond.

Dom Juan : Quel homme te parlait là ? Il a bien l’air, ce me semble, du bon Gusman de done Elvire.
Sganarelle : C’est quelque chose aussi à peu près comme cela.
Dom Juan : Quoi ! c’est lui ?
Sganarelle : Lui-même.
Dom Juan : Et depuis quand est-il en cette ville ?
Sganarelle : D’hier au soir.
Dom Juan : Et quel sujet l’amène ?
Sganarelle : Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.
Dom Juan : Notre départ, sans doute ?
Sganarelle : Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.
Dom Juan : Et quelle réponse as-tu faite ?
Sganarelle: Que vous ne m’en aviez rien dit.
Dom Juan : Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus ? Que t’imagines-tu de cette affaire ?
Sganarelle : Moi ? Je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.
Dom Juan : Tu le crois ?
Sganarelle : Oui.
Dom Juan : Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.
Sganarelle : Hé ! mon Dieu ! Je sais mon don Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde ; il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.
Dom Juan : Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?
Sganarelle : Eh ! monsieur…
Dom Juan : Quoi ? Parle.
Sganarelle : Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais, si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.
Dom Juan : Hé bien ! je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.
Sganarelle : En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés, comme vous faites.
Dom Juan : Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni plus rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Sganarelle : Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.
Dom Juan : Qu’as-tu à dire là-dessus ?
Sganarelle : Ma foi ! j’ai à dire, et je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire ; une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.
Dom Juan : Tu feras bien.
Sganarelle : Mais, monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
Dom Juan : Comment ! quelle vie est-ce que je mène ?
Sganarelle : Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites…
Dom Juan : Y a-t-il rien de plus agréable ?
Sganarelle : Il est vrai. Je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal ; mais, monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…
Dom Juan : Va, va, c’est une affaire entre le ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble sans que tu t’en mettes en peine.
(Dom Juan, acte I, scène II, Molière)

Conclusion

L’humour est la signature des grands écrivains : Balzac, Flaubert, Proust en regorgent. Ce n’est pas pour rien, que l’on parle de « la langue de Molière » : Molière est le maître de l’humour, et donc de la littérature. Dom Juan, à ce titre, est assurément l’un de ses plus purs chefs-d’œuvre, et l’un des plus grands chefs-d’œuvre des lettres françaises. Le dramaturge joue comme un maître avec l’ironie, avec l’éloge paradoxal, dont P. Dandrey a relevé qu’il était la clef de voûte de la pièce : pièce qui s’ouvre avec un éloge du tabac ! – « suivi, rappelle B. Donné, d’un éloge de l’inconstance par Dom Juan (Ⅰ, Ⅱ), d’un éloge de l’ignorance par Sganarelle (Ⅲ, Ⅰ : « pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, et personne ne saurait se vanter de m’avoir rien appris »), d’un éloge de l’hypocrisie par Dom Juan (Ⅴ, Ⅰ). »
Ces éloges paradoxaux ne sont pas que des ressorts comiques : ils sont aussi, et surtout, des manières habiles de faire réfléchir les lecteurs les plus attentifs, les spectateurs les plus portés à la philosophie. Castigat ridendo mores, là est toute la devise de Molière : elle traverse ses œuvres !
« Au même titre que Hugo, écrit Jean d’Ormesson, que la baguette de pain, que le coup de vin rouge, que la 2 CV Citroën et que le béret basque, Molière est un des mythes fondateurs de notre identité nationale. »
Je ne m’attarderai pas ici sur les raisons pour lesquelles Molière est si représentatif du génie français (son réalisme, son humour, son rationalisme) : je renvoie le lecteur aux articles « Quelques lignes sur Molière », « Une œuvre par siècle : pour le seizième, Pantagruel de Rabelais » (lien), ainsi qu’à la conclusion du dernier article de cette série, « Une œuvre par siècle : pour le dix-neuvième, la Préface de Cromwell » (lien).

Génie oblige, je ne peux terminer cet article sans citer le poème de Baudelaire tiré des Fleurs du Mal, ce poème si terrible et si mystérieux, qui raconte la descente aux enfers de Dom Juan : et ainsi, on le quitte quand il nous quitte !

Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine,
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errants sur le rivage
Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros courbé sur sa rapière
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
(« Don Juan aux enfers », in Les Fleurs du Mal, C. Baudelaire)

 

Lecture conseillée :

  • Dom Juan, Molière

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