Un livre par siècle – Pour le seizième, Pantagruel, de Rabelais (1/4)

Enfance de Pantagruel. Au berceau, le géant boit le lait de 4 600 vaches. Gravure de Gustave Doré du chapitre IV de Pantagruel, éditions de Garnier Frères, 1873) Source : Bibliothèque nationale de France
Enfance de Pantagruel. Au berceau, le géant boit le lait de 4 600 vaches. Gravure de Gustave Doré du chapitre IV de Pantagruel, éditions de Garnier Frères, 1873) Source : Bibliothèque nationale de France

Et s’il fallait ne retenir qu’un livre par siècle, lesquels choisirait-on ?

S’engager dans l’entreprise d’une telle sélection pourrait, de prime abord, paraître une tâche impossible, voire inutile, ou dénuée de sens. Et pourtant, je ne la crois pas impossible : car, en presque toute matière, plus la contrainte est forte, et plus le choix s’impose – mes choix, je les justifierai d’ailleurs si bien, que je mettrai au défi quiconque lira ces lignes d’en proposer de meilleurs ! Je ne la crois pas inutile : les œuvres sélectionnées feront l’objet d’une justification argumentée, qui entraînera l’examen, avec beaucoup de recul – et notre époque, où domine la spécialisation, manque parfois de ce travail autrement plus exigeant, et nécessaire, qu’est celui de la généralité –, de cinq siècles de littérature. Enfin, je ne la crois pas dénuée de sens : car pour la mener à bien, il faudra faire preuve de grande intelligence, au sens latin de la compréhension, c’est-à-dire du saisissement dans la totalité.

Mais commençons par le commencement, celui des critères de la sélection : un livre par siècle, qu’est-ce à dire ? Il ne s’agira pas, bien sûr, de trier parmi l’ensemble de la littérature produite par les hommes, depuis que le monde est monde. Nous nous arrêterons à la littérature française : la littérature française, c’est-à-dire écrite en français. Ce n’est pas rien : cela nous enlève le poids, énorme, des littératures étrangères, ces Shakespeare, Dante, et Goethe, qui rivalisent, à armes égales, avec nos Molière, Hugo et Du Bellay. Cela nous libère, également, du poids des siècles trop anciens : car c’est le seizième qui sera le point de départ de notre courte liste – non qu’il n’y eût pas eu, auparavant, de grandes œuvres écrites en français (Rutebeuf, Marie de France, François Villon, pour ne citer qu’eux), mais la langue était si mal fixée que l’on ne peut, de nos jours, sauf à être spécialiste, la lire sans traduction.
Il ne s’agira pas non plus de choisir mes livres préférés. L’opération est si complexe, de choisir une œuvre sur cent ans, qu’il convient de la mener avec une précision des plus rigoureuses, et de ne pas s’arrêter à des affections personnelles et subjectives. À chaque fois, je m’échinerai à trouver non pas l’ouvrage le meilleur, ni même le plus beau, mais le plus représentatif de son siècle. « Siècle » au sens culturel du mot, et non chronologique. Le « Grand Siècle » est à ce titre un cas d’école : d’aucuns le rendent très grand, quand ils le font courir de l’avènement du roi Henri IV, en 1589, au terme de la Régence, en 1723. Les jours du calendrier, en effet, le définissent moins que la couleur donnée par l’ensemble des générations l’ayant parcouru. Pour le dire en un mot, le livre que je distinguerai sera toujours celui qui aura le ton le plus pur de la couleur du siècle.

*

L’œuvre que j’ai choisie pour inaugurer cette série, celle qui, à mon sens, est la plus représentative du seizième siècle, est le premier roman de François Rabelais : Pantagruel. Pourquoi ? – parce qu’elle a partie liée avec les deux plus grandes caractéristiques de ce siècle : 1° l’usage prédominant de la « langue maternelle », et 2° la philosophie de l’humanisme de la Renaissance.
Aucune œuvre, mieux que Pantagruel, ne joue avec ces deux perspectives : ainsi, Montaigne, s’il fut l’un des plus purs représentants de l’humanisme, et fit l’audacieux pari de rédiger ses fameux Essais dans le français de son temps (« J’écris mon livre à peu d’hommes, et à peu d’années »), ne s’amusa pas, autant que le bon vivant Rabelais à l’esprit si français, avec les mots, le vocabulaire, le rythme et la syntaxe ; et Du Bellay, s’il fut l’auteur de la Défense et illustration de la langue française, qui constitue, à n’en point douter, l’un des actes de naissance du français moderne – avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts et la création de l’Académie française –, appartint cependant à un mouvement poétique – la Pléiade – qui fut peut-être moins axé sur le développement d’une philosophie, que sur la recherche d’une beauté artistique.
La langue et l’humanisme : analysons tour à tour ces deux aspects de l’œuvre de Rabelais.

1. Pantagruel, une œuvre en « français noté »

Le seizième est le siècle des langues. Étrangement, je n’ai pas trouvé, dans les divers manuels et histoires de la littérature que j’ai pu consultés, d’analyse digne de ce nom sur la langue utilisée par Rabelais dans Pantagruel, qui est pourtant une donnée fondamentale. Il m’a fallu consulter une ancienne édition Larousse, à destination de la jeunesse, pour enfin trouver une réflexion intéressante à ce propos. Il s’agit de celle de Pierre Mari, écrivain et agrégé de lettres modernes.

L’étude des langues anciennes, dite « philologie », connaît alors en France un essor considérable. Loin de se réduire à une pure érudition, elle est portée par un besoin spirituel et un désir d’ouverture culturelle : il s’agit de redécouvrir, dans leur pureté originelle, les textes fondateurs de l’Antiquité païenne et du christianisme, dépourvus des gloses et des déformations que leur ont infligées les commentateurs médiévaux.
(Pierre Mari, in Pantagruel Gargantua éd. Larousse, Paris, 2000)

Si les humanistes s’intéressent tant aux textes originaux, c’est parce qu’ils se méfient d’une université « qui prétendait garder le monopole de leur diffusion et de leur enseignement. » La traduction de ces textes devient, dès lors, un acte militant : pour le dire en un mot, il y a, dans l’esprit humaniste, un désir avide de partager les connaissances telles quelles, c’est-à-dire traduites directement de la source au français moderne, sans ajout de glose médiévale.
L’on voit que le français prend de plus en plus d’importance. Il entre alors en concurrence avec le latin, qui demeure la langue traditionnelle de la culture ; et son essor coïncide avec celui de l’entité nationale : « Une nation n’est qu’une langue », dira le philosophe de Maistre – ce qui n’eût pas été désapprouvé par les humanistes.

Au début des années 1530, lorsque paraissent Pantagruel et Gargantua, la langue française a néanmoins gagné de nombreux défenseurs. Cette évolution lente, accompagnée de sourdes résistances, s’est amorcée dès les premières années du XVIè siècle. Dans le prologue d’une traduction qu’il offre en 1510 au roi Louis XII, l’humaniste Claude de Seyssel se lance dans une vibrante défense de la langue maternelle : il faut, dit-il en substance, « enrichir » et « magnifier » celle-ci, non seulement pour des raisons culturelles mais parce qu’elle constitue un puissant soutien de la politique extérieure du royaume.
(Pierre Mari, in Pantagruel Gargantua éd. Larousse)

Bien avant la Défense et illustration de la langue française, de Du Bellay (1549), la question de la langue est donc centrale.
Rabelais, à ce propos, apparaît comme l’un des meilleurs représentants, pour ne pas dire symboles, de cette transition de la prédominance culturelle du latin, à l’affirmation du français. Lui-même, en dehors de Pantagruel, a d’ailleurs publié en grec et en latin.

Tout change avec le cycle des géants, où le français s’impose comme le meilleur instrument d’exploration de la culture populaire et de l’histoire en cours. […] Comme d’autres grands prosateurs contemporains – Calvin ou Marguerite de Navarre –, Rabelais comprend que seule la langue maternelle peut donner à l’écrivain une prise réelle sur la complexité des temps.
(Pierre Mari, in Pantagruel Gargantua éd. Larousse)

« Langue maternelle », certes ; mais une langue maternelle encore informe, mal dégrossie. Comme le relève Gustave Lanson dans son Histoire de la littérature française, « l’on se demandera comment la langue de Marot a pu suffire à une si prodigieuse tâche. »

Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps […]. Il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillart : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n’était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d’invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.
(Histoire de la littérature française, G. Lanson)

L’échange, la parole, le verbe, sont inséparables de l’œuvre de Rabelais. C’est, dans Gargantua, publié après Pantagruel, les épisodes du sophiste Holoferne et du page Eudémon, ou encore la critique de la polyphonie des chants religieux, qui rend les textes inintelligibles – sans parler des jeux de mots, innombrables jusqu’à l’absurde, dont l’auteur est si friand. Et derrière ce verbe si fécond, sourd, relève Jean d’Ormesson, rien de moins que le « roman moderne » :

Ce n’est pas seulement le langage qu’invente Rabelais. En vérité, c’est le roman moderne. Le roman naît quand les dieux s’effacent pour laisser place aux homme et quand la dérision l’emporte sur la piété et sur la vénération. Les romans grecs et L’Âne d’or d’Apulée – que Rabelais et Cervantès connaissaient fort bien et dont ils se sont servis – sont les premiers à renoncer aux dieux et à remettre entre les mains des hommes un destin dérisoire. C’est leur humanisme plein de rires et de moqueries qui fait de Rabelais, puis de Cervantès, les fondateurs du roman moderne.
(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

Le verbe, donc, qui préfigure le roman moderne ; mais les livres de Rabelais sont loin de ne se réduire qu’à une question de langue, ou de genre : ils sont, d’abord et avant tout, les œuvres d’un humaniste.

2. Pantagruel, une œuvre typique de l’humanisme de la Renaissance… et de la doctrine rabelaisienne !

François Rabelais fut l’un des plus grands représentants de l’humanisme, ce courant philosophique dont le terrain de jeu fut l’Europe, qu’Aubrit et Gendrel (Littérature : les mouvements et écoles littéraires, Paris, éd. Armand Colin, 2019) définissent en quatre traits saillants, dont je donne ici la substance :

1) Le « retour érudit aux textes et aux langues antiques », à la source, c’est-à-dire dépouillés de la glose médiévale.
2) Le « contact direct avec des textes » qu’il faut imiter. Il ne s’agit pas de les reproduire, mais plutôt de s’en inspirer « pour faire entendre sa voix propre ».
3) L’oscillation entre « une aspiration universaliste », et la « revendication d’une singularité » : l’étude de l’homme par l’individu qui s’affirme.
4) L’hésitation entre « d’un côté l’espoir quasi utopique d’une société éclairée par les belles-lettres, d’une confiance en la place de l’homme et en ses pouvoirs, d’un autre côté la méfiance ou l’ironie plus ou moins forte face à ces idéaux qu’on sait inaccessibles. »

Pantagruel est tout empreint de ces beaux principes : il ne faut pas s’arrêter à son côté parodique – mais bien lire, derrière les bouffonneries apparentes, les ridicules qu’elles dénoncent, les comportements qu’elles figurent. De beaux principes, qui font penser à ceux des Lumières, et qu’il n’est pas si aisé de mettre en œuvre : car croire en les lumières par la connaissance, c’est aussi prendre le risque d’entrer dans une vanité du savoir pour le savoir ; de perdre la raison, à force de raisonner. Il y a d’ailleurs, à bien des égards, quelque chose d’incompréhensible, pour reprendre le mot de La Bruyère, dans l’œuvre rabelaisienne. Ainsi, la gloutonnerie des géants Pantagruel et Gargantua, qui symbolise la soif, la faim d’apprentissage, a quelque chose de monstrueux – trois siècles plus tard, dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert se moquera, avec cruauté, du caractère vaniteux d’apprendre pour apprendre, d’apprendre sans comprendre. Manquait-il aux deux hommes cette maxime devenue célèbre, et qui distingue, peut-être, les géants de l’humaniste des bourgeois du réaliste ? – « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Sans doute est-ce bien, pourtant, ce qui fait là toute l’intelligence du cycle Pantagruel et Gargantua.

Immense aspiration vers la science universelle ; libre épanouissement de tout l’être physique et moral : voilà ce premier Pantagruel ; et Gargantua ne fait que développer les mêmes thèmes : car la discipline de Ponocrates, et l’activité de frère Jean, voilà l’âme du livre. La satire n’est que la contrepartie de ces deux conceptions maîtresses, qui entraînent en effet la dérision de la scolastique et la haine des moines : sur quoi Rabelais se retient d’autant moins qu’il écrit dans le temps de l’indécision du pouvoir royal.
(Histoire de la littérature française, G. Lanson)

Pantagruel, en effet, loin de ne se réduire qu’à un manifeste déguisé de l’humanisme, est, d’abord et avant tout, un manifeste de la doctrine de Rabelais. Cette doctrine, c’est celle de Thélème : Fais ce que voudras. En d’autres termes : ne te prive pas, laisse-toi aller à tes instincts naturels, et ce sera bon. « Théorie, écrit Lanson, qu’on a pu juger superficielle ou scabreuse, et qui renferme plus d’obscurité qu’on ne croirait d’abord, mais qui pour Rabelais n’est que l’expression d’une irrésistible et universelle sympathie. » Rabelais voyait la nature bonne. Il voulait qu’elle fût bonne. Il enseignait qu’elle était bonne.

Il n’a vu le mal que dans la contrainte et la mutilation de la nature : le jeûne catholique, la chasteté monacale, tous les engagements et toutes les habitudes qui limitent la jouissance ou l’action, voilà les choses qui excitent le mépris ou l’indignation de Rabelais.
(Histoire de la littérature française, G. Lanson)

3. Un extrait

« La fameuse lettre de Gargantua à Pantagruel (Pantagruel, ch. 8), écrit P. Mari, a longtemps été considérée par la critique comme un des sommets de l’humanisme triomphant, au point que le texte a fini par figurer dans toutes les anthologies. » Et Aubrit et Gendrel d’ajouter, juste avant de citer l’extrait en question : « Toute l’œuvre [de Rabelais] est un effort généreux pour réconcilier l’homme et le monde et aider à la formation d’un type d’homme nouveau, cultivé et libre. »
Cet extrait, le voici donc :

C’est pourquoi, mon fils, je t’engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon : l’un par un enseignement vivant et oral, l’autre par de louables exemples peuvent te former. J’entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut Quintilien, deuxièmement le latin, puis l’hébreu pour l’Écriture sainte, le chaldéen et l’arabe pour la même raison, et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin. Qu’il n’y ait pas d’étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t’aideras de l’Encyclopédie universelle des auteurs qui s’en sont occupés. […] En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l’étude pour apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs. Et je veux que, bientôt, tu mesures tes progrès ; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu’en soutenant des discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu’en fréquentant les gens lettrés tant à Paris qu’ailleurs. Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme malveillant et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme – tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, en sorte que tu n’en sois jamais séparé par le péché.
(Rabelais, Pantagruel, ch. VIII, adaptation en français moderne par Guy Demerson, Paris, Le Seuil, 1973 – cité par Aubrit et Gendrel)

Conclusion

Le choix de Pantagruel s’imposait comme œuvre emblématique du seizième siècle, en France : et par sa langue, et par son message. L’auteur lui-même, relève Jean d’Ormesson dans son Autre histoire de la littérature française, contemporain de la découverte de l’Amérique et de l’invention de l’imprimerie, est parfaitement représentatif de cette époque. Et l’académicien d’ajouter : « Il incarne mieux que personne le bouillonnement et l’allégresse de la Renaissance. […] Il est le symbole d’un humanisme à la fois tempéré et renforcé par le rire. »

Bon vivant, savant, moine franciscain puis bénédictin, Rabelais a une vie de géant de son temps : il connaît le grec, le latin, l’hébreu, passe dans le clergé séculier, devient médecin à Montpellier et à Lyon (où il publie Pantagruel, en 1532), puis curé de Meudon, lutte contre deux ogres à sa hauteur, Calvin et la Sorbonne. « Le Collège de France est fondé en 1530 par François Ier. Montaigne naît en 1533. L’ordonnance de Villers-Cotterêts rend le français obligatoire dans les actes publiés en 1539. Tout bouge. Jamais l’avenir n’a été plus présent. Les géants de Rabelais sont aux dimensions de l’époque. »

Si Rabelais est « aux dimensions de l’époque », il est aussi, comme tous les grands esprits, précurseur en bien des domaines. Sa substantifique moelle, n’est-ce pas le castigat ridendo mores de Molière avant l’heure ?

Polémiste, encyclopédiste, savant, grand voyageur épris de tolérance, moraliste sans morale, éducateur, ivrogne, humaniste camouflant son humanisme sous des torrents d’obscénités, romancier se servant du réalisme au seul bénéfice de l’imagination, linguiste maître du langage et créateur de mots, Rabelais est un précurseur dans tous les domaines et la plus comique de nos énigmes.

(Une autre histoire de la littérature française, J. d’Ormesson)

S’il fallait résumer l’esprit français, voici quels en seraient les traits saillants :

– Peu porté au mystique, il préfère la terre au ciel, les hommes aux dieux : il est humaniste, il aime la nature et le réel – l’épopée, le merveilleux le touchent peut-être moins que le réalisme. On ne retient pas Ronsard pour la Franciade, ni Voltaire pour la Henriade. Et La Légende des siècles, Hugo voulait d’abord la titrer Les Petites épopées.

– Jovial, il aime le rire et la liberté ; il préfère la comédie libérée à la tragédie corsetée. Racine fut un génie : et pourtant l’on ne dit pas « la langue de Racine », mais « la langue de Molière ».

– Rationnel, il aime imaginer le monde parfait comme un monde à son image. Il aime aussi décrire des types, derrière des portraits d’individus : c’est ce qui rend les comédies de Molière, ou les romans de Balzac, si éternels.

Faut-il prendre la peine de le démontrer ? Rabelais correspond exactement à ces critères : et ainsi, plus encore que l’auteur du siècle, il est un exemplaire du génie national. Quand il attaque l’Université, il attaque la Religion ; il chante l’humanisme, il adore la nature. Ses personnages sont des types : l’on sait qu’il ne faut pas s’arrêter à leurs bouffonneries apparentes, comme il ne faut pas s’arrêter aux bouffonneries farcesques du théâtre moliéresque – mais qu’il faut voir derrière ces symboles les descriptions réalistes d’un air du temps, celui d’une « transition entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre l’Antiquité et les temps modernes. Rabelais, note le Dictionnaire des auteurs français de la librairie Tallandier, « est à la source du réalisme en littérature. »

Rabelais inaugure le principe du culte de la nature, déjà en germe chez le poète Jean de Meung, principe fondé sur l’excellence de Dieu, principe que nous verrons évoluer à travers Montaigne, Molière, Diderot et qui finira chez les Modernes par exclure Dieu de cette excellence ; devenant ainsi le principe antichrétien de l’humanité raisonnable non corrompue, de la nature « bonne » en sa complexité souveraine.

On s’étonne que certains auteurs aient pu conclure que Rabelais n’étais pas « profond ». Que, dans l’immense et grouillant mouvement du début de la Renaissance, il ait, avec une science si sûre de l’essentiel, isolé et défendu les grands principes qui animeront le ⅩⅥe siècle, puis le classicisme, voilà qui doit donner à penser sur son « manque de profondeur ». Parce qu’il a aimé la vie, d’instinct et de toute son âme, on lui fait reproche de « bas-penser » ; mais cet amour de la vie est l’une des forces en marche à la fin de ce ⅩⅤe qui a été si entièrement dominé par la hantise de la mort. Hugo dit que « Rabelais a fait cette trouvaille : le ventre. » Mais c’est plus qu’une trouvaille, c’est le symbole réaliste d’un appétit généralisé.

(Dictionnaire des auteurs français, par le Trésor des lettres françaises, 1965, librairie Jules Tallandier)

18 avril 2023

 

Lecture conseillée :

  • Pantagruel, F. Rabelais

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