Paul Bénichou et les romantismes – Un retour à la parole sacrée du Poète

Couverture du livre "Romantismes français I", Paul Bénichou, éditions Gallimard collection Quarto, Paris 2004
Couverture du livre "Romantismes français I", Paul Bénichou, éditions Gallimard collection Quarto, Paris 2004

Quatre des livres de Paul Bénichou, consacrés à l’émergence du romantisme français, ont été réédités en 2004 dans la collection Quarto des éditions Gallimard : l’occasion de découvrir ou de redécouvrir quelques-uns des écrits de ce grand spécialiste de la littérature.
Le principal apport de Paul Bénichou est d’avoir démontré comment le sacre de l’écrivain, opéré dans les années 1830, fut le résultat d’une lente évolution ayant commencé à partir des années 1760. En donnant une unité nouvelle au passage des Lumières au romantisme, il efface l’idée d’une coupure nette entre les deux siècles que l’on a trop tendance à imaginer à force d’étudier la littérature comme une suite de mouvements définis.
Voici en quelques lignes la thèse de Bénichou : Dans la tradition occidentale, l’homme a toujours eu besoin d’un guide spirituel – d’un oracle – pour le guider dans sa foi, que celle-ci fût religieuse ou sociale. Ce guide spirituel a pu s’incarner dans diverses figures : le poète, le prêtre, le philosophe ou le législateur. Jusqu’à la venue de l’humanisme, le prêtre, figure du dogme religieux, satisfaisait pleinement le besoin des hommes de se trouver à portée d’oracle. Or, au dix-huitième siècle l’effondrement du dogme religieux, sous l’effet des écrits philosophiques, a créé un vide immense puisqu’il a privé les hommes du prêtre – de l’oracle. Toute la littérature, à partir des années 1760, va dès lors s’évertuer à remplacer le dogme disparu. À partir de 1760 et jusqu’au premier romantisme, l’écrivain est appelé à dicter un nouveau « pouvoir spirituel laïque », à reprendre la fonction qu’il avait perdue depuis la tradition mythique de l’Antiquité primitive.
La période 1760-1830, c’est la lutte du Poète, du Philosophe et du Législateur pour conquérir la place de l’oracle laissée vacante par le Prêtre éliminé.

1. Des mythes jusqu’à l’humanisme : du Poète au Prêtre

Dans la tradition mythique de l’Antiquité primitive, la parole du Poète possède une grande force, car on considère généralement qu’elle est d’inspiration divine. C’est ainsi qu’Orphée, l’inventeur du lyrisme, le premier des poètes, fut non seulement un prophète mais encore un porte-parole des dieux capable de charmer la nature par sa lyre, et un guide qui conduisit l’expédition des Argonautes.
Sous l’Antiquité classique, observe Bénichou, si les prêtres et les philosophes furent écoutés, ils ne représentaient pas pour autant « un pouvoir spirituel constitué, tenu pour inspiré et supérieur en dignité au pouvoir temporel. »
La particularité de l’Europe chrétienne est d’être revenue, par le biais de l’Église, à cette idée d’« une corporation dogmatique tranchée, appuyée sur des relations avec le ciel admises de tous. » Au Moyen Âge, on assiste à une montée en puissance du dogme religieux. Dans ces conditions la place de l’oracle revient naturellement à la figure du Prêtre, et le Poète ne peut qu’au mieux prétendre à la fonction d’embellisseur du dogme.

Ronsard a essayé de remplir cette mission (de conseiller auprès du gouvernement et de guide de l’opinion, vestiges de la fonction législatrice des anciens poètes), la plus haute possible pour le poète de cour qu’il était obligé d’être, quand il entreprit d’aborder poétiquement les grands problèmes nationaux d’alors. Mais cette ambition était-elle recevable dans ce temps-là ?
L’émancipation de la littérature, sa floraison profane ont, d’une certaine façon, joué contre elle. L’assiette nouvelle des lettres étant admise, un partage s’est finalement institué où le dogme se réservait plus que jamais de trancher sur la destinée et le salut, et où la littérature se contentait d’orner la vie et d’enseigner les vertus du monde.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

2. Le siècle des Lumières : le triomphe du Philosophe

À partir de l’humanisme et surtout des Lumières, le pouvoir dogmatique de l’Église chancelle. Le Prêtre étant peu à peu écarté – on connaît l’anticléricalisme féroce de Voltaire qui quoique déiste nommait la religion « l’Infâme » –, le Poète trouve enfin une ouverture pour reprendre son rôle antique, celui de guide éclairé par Dieu.
Les Philosophes ne cessent, dans leurs écrits, d’appeler les Poètes à recouvrer ce que Bénichou appelle le « pouvoir spirituel laïque ». Tous insistent, quand ils étudient l’histoire des peuples et des sociétés, sur l’importance fondatrice du Poète. S’intéressant aux cultures étrangères, ils voient dans Homère, les bardes, les druides et les poètes scandinaves primitifs des hommes transcendés parlant le « langage des dieux » et organisant la société par la parole dogmatique. L’auteur du Sacre de l’écrivain cite ces phrases de J.-J. Rousseau : « Autrefois toutes les lois divines et humaines, les exhortations à la vertu, la connaissance de ce qui concernait les dieux et les héros, les vies et les actions des hommes illustres, étaient écrites en vers et chantées publiquement par des chœurs au son des instruments […]. On n’avait point trouvé de moyen plus efficace pour graver dans l’esprit des hommes les principes de la morale et l’amour de la vertu ; ou plutôt, cela n’était point l’effet d’un moyen prémédité, mais de la grandeur des sentiments et de l’élévation des idées qui cherchaient, par des accents proportionnés, à se faire un langage digne d’elles. »
Les tenants du catholicisme, ennemis des Philosophes, parlent pourtant comme les Philosophes ; car eux aussi appellent de leurs vœux l’émergence d’une poésie nouvelle devant prendre le relais du dogme.

Dans le XVIIIè siècle chrétien circule seulement de façon obscure l’intuition ou le désir d’une refonte des valeurs littéraires. On entrevoit un lyrisme d’essence religieuse dominant tout le champ de la littérature. On croit voir dans un tel lyrisme le seul héritier possible, dans les Temps modernes, de l’immémorial sacerdoce poétique : « La grande et l’unique ressource de l’ode parmi nous, déclare l’abbé Maury aux académiciens, c’est le genre sacré, parce qu’il est susceptible d’un véritable enthousiasme. » Il ne fait que répéter ce que J.-B. Rousseau avait dit, dès le début du siècle, en se fondant sur son expérience de poète : « Si j’ai jamais senti ce que c’est qu’enthousiasme, ç’a été principalement en travaillant à ces cantiques. » On a parfois l’impression qu’à travers les souvenirs de la vieille querelle du sacré et du profane en littérature, une poétique religieuse plus large est en train de naître, qu’une tradition ancienne va muer à l’appel d’un besoin nouveau. Mais la rénovation se fera attendre encore longtemps. Il faudra que la poésie chrétienne s’affranchisse de la tutelle étroite du dogme et de la liturgie, qu’elle envisage un horizon et un ministère plus actuels, qu’elle accepte à quelque degré la contagion de la nouvelle foi dans l’homme.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

L’illuminisme, évidemment, est la quintessence de cette théorisation philosophique de l’inspiration transcendantale du poète. Bénichou étudie Louis Claude de Saint-Martin – le « Philosophe inconnu » – qui développe cette idée que l’homme est à l’image de Dieu et possède en lui, encore aujourd’hui même s’il l’a perdu de vue, tout le souffle de la divinité.

Il est bien naturel que sur une telle trame doctrinale, se dessine une glorification de la poésie. Elle reproduit certains thèmes alors répandus, notamment ceux qui ont trait à la poésie sacrée ; mais ces thèmes, intégrés à un spiritualisme novateur, acquièrent un relief qu’ils n’ont pas ailleurs. Saint-Martin, comme beaucoup de ses contemporains, croit au caractère religieux de la poésie primitive ; il voit l’histoire de la poésie comme une longue décadence, une descente vers les sujets terrestres et la futilité. La poésie a déchu en se faisant simple traductrice des passions, ou imitatrice des choses, au lieu de demeurer, comme à son origine, célébration pure du Principe de notre grandeur.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Bénichou conclut :

L’illuminisme, traumatisé par les événements, s’accommoda volontiers à la contre-révolution politique et religieuse. L’idée du sacerdoce poétique, quand elle apparut dans le romantisme naissant, eut quelque temps cette couleur ; quelque temps seulement : elle coulait d’une source trop vive pour s’en tenir là.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

On voit que les chrétiens parlent comme les philosophes des Lumières, Jean-Baptiste Rousseau comme Jean-Jacques Rousseau. Comment expliquer cette unité entre deux partis que tout oppose ? C’est que dans les deux cas, nous explique Bénichou, on cherche à donner au Poète la place que le Prêtre a perdue. Ainsi, autant les philosophes que les penseurs chrétiens contribuent, au dix-huitième siècle, au sacre à venir du Poète.
Ceci étant dit, une question se pose immédiatement : pourquoi, dans de telles conditions, la poésie est-elle si faible au siècle des Lumières ? Bénichou répond à cette question par une sorte de théorie des chaises musicales : la fonction d’oracle – de « magistère moral » comme ont pu dire certains – semble ne pouvoir être exercée que par un seul type à la fois (le Prêtre, le Philosophe, le Législateur ou le Poète). Or, jusqu’à la Restauration, ce degré suprême de la parole inspirée législatrice a été tour à tour occupée par les Philosophes, puis par les Législateurs révolutionnaires. On se souvient de J.-J. Rousseau rédigeant son Projet de constitution pour la Corse, et faisant ainsi œuvre de gouverneur ; et Bénichou ne manque pas de rappeler que Robespierre est comparé au poète Orphée par Boissy d’Anglas. Dans ces conditions, le poste de « prophète inspiré habilité à diriger » étant déjà occupé, le poète n’est plus réduit qu’à sa fonction d’instrument de l’État, État nécessairement totalitaire puisque guide spirituel des masses – on frémit encore en lisant les délires mystiques de Robespierre et ses cultes de la Vertu et de l’Être Suprême.

3. La Contre-révolution : le retour du Poète

Récapitulons : après la mise en retrait du Prêtre à la fonction de guide spirituel au cours du dix-huitième siècle, les Philosophes des Lumières puis les Législateurs révolutionnaires cherchent à occuper la place d’inspirateur de la société nouvelle.
Il faut ici faire un premier constat d’échec : la Révolution, à partir du tournant du siècle, est généralement perçue comme un événement traumatique, comme un bouleversement peut-être nécessaire mais ayant dégénéré en une violence excessive. Cette réaction est très propice à l’idéologie contre-révolutionnaire et explique assez le succès de la politique impériale de Napoléon puis de la Restauration.
Si le dogme religieux reste empreint de suspicion, victime de trop d’attaques ayant conduit à sa remise en cause par les penseurs même de la contre-révolution, il n’en demeure pas moins qu’on assiste à un retour en force de la religion chrétienne. L’Homme de Lettres, dans cette conjoncture, est désormais considéré comme l’agitateur, le provocateur de chaos ; quant au législateur révolutionnaire, il est fortement décrié.
Le Philosophe qui dominait le siècle précédent se retrouve accusé de tous les maux ; pourtant, son héritage persiste – celui de la mise à l’écart du Prêtre. Dans ces conditions, le manque d’un interprète de la parole divine se fait durement ressentir.

La critique contre-révolutionnaire dénonce comme factice et fausse la Sensibilité philosophique ; elle oppose à l’enthousiasme réformateur une forme de sensibilité plus instinctive, étrangère à toute visée doctrinale ; c’est de là qu’elle fait naître le génie véritable, surtout en poésie. On peut dire que, dans ce sens, tout ce qui condamne le philosophe profite au poète.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Pour les contre-révolutionnaires la philosophie a tué la poésie, ce en quoi Bénichou a démontré qu’ils n’avaient pas tort ; pourtant, ajoute-t-il, ce serait une erreur que de séparer les deux siècles d’une brisure trop nette quand il faudrait y voir au contraire une continuité. Le Philosophe des Lumières, le Législateur révolutionnaire, le Poète inspiré illuminé ou contre-révolutionnaire, au fond, ce sont les mêmes : des oracles cherchant à occuper le siège vacant du Prêtre.
Par la pensée des contre-révolutionnaires, le Poète reprend la place d’où le Philosophe l’avait écarté parce qu’il s’était mis à sa place. On comprend ainsi mieux que Bonald ait pu admirer Lamartine. « Dans la pensée de la contre-révolution, écrit Bénichou, le discrédit de l’Homme de Lettres philosophe ne s’étend pas à la figure du poète ; au contraire, l’un tend à gagner en prestige ce que l’autre perd. » Cette « pensée de la contre-révolution » dont parle Bénichou permet logiquement le retour en grâce de la poésie chrétienne, version moderne de la poésie sacrée : « L’apologie de la religion par la beauté sacre le poète, prêtre désigné du beau. »

Le poète prend donc la place du philosophe, qui ne saurait plus être vide.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

La pensée contre-révolutionnaire, si favorable à la venue du Poète, met du temps à s’incarner : il faut attendre 1820 pour que Lamartine succède à Chateaubriand, en publiant ses Méditations poétiques qui sont parfois considérées comme l’acte de naissance du romantisme en France. Le mot de « méditations », relève Bénichou, est révélateur : on note que désormais le Poète, capable de méditer donc de penser, succède au Philosophe.
Lamartine, comme tous les modernes, est plutôt « déiste » que « chrétien » au sens du dogme ; c’est-à-dire qu’il croit que l’homme porte en lui l’infini, l’Absolu, et voudrait comme au siècle précédent échapper à la lettre du dogme. Cela implique qu’il doit exister des hommes pour traduire cet Absolu si mystérieux, des hommes ayant une fonction spirituelle – de même que le Prêtre, le Philosophe et le Législateur en avaient une.

Ce symbolisme poétique moderne, dès ses débuts, met l’esprit humain en concurrence avec l’Être. L’esprit humain, c’est-à-dire en fait le privilège créateur du poète, indispensable metteur en œuvre du double sens des choses et administrateur moderne de la Parole. […] Le romantisme a réussi et duré en tant que poésie lyrique, parce que ce genre pouvait abriter, sans trop la mettre à l’épreuve, l’ambition sacerdotale du poète. Cependant le vrai monument de ce sacerdoce, si l’on voulait l’entendre au sens plein, devait être autre chose qu’une parole disant une âme : une représentation de l’Homme et de sa destination à travers les temps, une formule de croyance universelle, une Révélation incluse dans la fiction. C’est ce que voulut être l’épopée romantique.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Selon Bénichou, c’est entre 1800 et 1820, au sein même de la contre-révolution, que jaillit toute la poésie du dix-neuvième siècle. « L’idée d’un ministère spirituel du poète, écrit-il, qui est l’âme de la poésie moderne, a germé dans ce milieu. »
Il y a sous la Restauration un enthousiasme très fort des écrivains au sens large, qui voient, plus ou moins consciemment, cette période comme un retour aux sources sacrées, aux premiers fondements de la vie et de la société après les errements des philosophes et les tragédies de la Révolution.

4. La contribution libérale : la résistance du Philosophe

Sous l’Empire et la Restauration s’expriment aussi des écrivains libéraux, héritiers de la Philosophie. L’idée de sacré leur est étrangère ; cependant ils peuvent méditer sur les conditions d’un spiritualisme moderne et ainsi aider, volontairement ou non, les spirituels de la contre-révolution.
Paul Bénichou étudie tour à tour Senancour, Pierre-Maurice Quaï et la secte des « Méditateurs », Madame de Staël et Benjamin Constant, Victor Cousin et Théodore Jouffroy.
Sans rentrer dans les détails, disons que tous militent pour l’émergence d’un nouveau spiritualisme laïque porté par des Philosophes, dont l’aspect saillant serait l’acceptation d’une prééminence du divin en tant que source et fondement de l’excellence humaine. Comme les Philosophes du siècle précédent, ils se veulent indépendants de la religion catholique ; contrairement à eux, en revanche, ils peuvent pour certains se sentir suffisamment proche d’elle pour prétendre jouer à ses côtés un rôle dans la reconstruction de l’ordre social.
Cette gauche continue donc de donner la première place au Philosophe. Pour Cousin et Jouffroy, les nouveaux philosophes doivent pratiquer une philosophie métaphysique ayant pour objectif de remplacer le Prêtre. Ils se revendiquent de l’éclectisme, cette attitude de pensée consistant à emprunter les meilleurs éléments de divers systèmes. Ils espèrent fonder un nouveau gouvernement spirituel qui serait une sorte de mélange du philosophisme et du christianisme (ignorant les dogmes tels que la Chute, le Rachat, le Jugement, mais croyant à l’existence d’un être infini et à la valeur absolue du Bien).
Bénichou note :

Par l’éclectisme l’Université, dont Cousin fut le maître après 1830, prit des allures d’Église laïque, avec sa doctrine, sa hiérarchie, ses talents, son action sur les esprits. Cousin la défendit autant qu’il put jusqu’à l’effondrement de 1850 et l’invasion cléricale de l’enseignement par la loi Falloux.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Et il ajoute, en parlant cette fois-ci de Jouffroy :

Jouffroy était convaincu, comme tant de ses contemporains, que le temps du christianisme était passé ; il croyait, comme les philosophes de son école, que celui de la philosophie était venu : « La religion, c’est la philosophie qui se baisse pour prendre des enfants […]. La philosophie sera la religion du monde vieilli, comme la religion a été la philosophie du monde enfant.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Au fond ces écrivains, Staël et Constant, Cousin et Jouffroy, étant Philosophes, ne peuvent laisser le Poète s’installer sur le siège sacré de l’oracle. Jouffroy écrit cette phrase qui résume tout : « Si la poésie comprenait, elle deviendrait la philosophie et disparaîtrait. » René Girard eût sans doute fait remarquer qu’il y avait là quelque rivalité mimétique entre Poète et Philosophe pour le même objet du désir.
Illuminisme, éclectisme, secte des « Méditateurs » : autant de courants des Philosophes qui tentent de devenir les nouveaux guides spirituels à la manière des Prêtres de jadis. La seule différence entre ces écrivains fils de la Révolution et les philosophes des Lumières, c’est que les seconds ne font que critiquer le dogme, alors que les premiers proposent, après l’avoir critiqué, la mise en place de nouvelles religions laïques afin de le remplacer.
C’est qu’il y a eu depuis 1789 un changement de monde – et le constat implacable de la nécessité d’une église.

5. La révolution romantique : le sacre du Poète

Le romantisme arrive en France au moment même où l’on fait le plus résider dans la littérature, « élevée à une dignité jusque-là inconnue », le soin de dessiner les nouveaux contours d’un pouvoir spirituel. Le Poète est sacré. « C’est dans l’exaltation de la poésie, écrit Bénichou, qu’il faut voir sans doute le trait le plus distinctif le plus sûr du romantisme […]. Le littérateur inspiré a remplacé, comme successeur du prêtre, le Philosophe de l’âge précédent. » Ce n’est pas qu’auparavant la poésie n’occupait déjà une grande place ; mais enfin le poète régnait sur des univers profanes, la clef du monde spirituel étant dans la main du prêtre.

Ce Poète nouveau, romantique, dépasse les partis parce qu’il accède à une dignité sacrée : c’est ainsi que l’on a pu observer l’émergence concomitante d’un romantisme monarchiste et libéral.
Du romantisme monarchiste, on retient surtout les Odes de V. Hugo et La Muse française, périodique mensuel auquel participent Deschamps, Hugo, Vigny et bien d’autres et où le romantisme royaliste se déclare sans ménagements : rejet de la poétique classique par une littérature régénérée, magnification du Poète, littérature engagée qui ne se contente pas d’une simple fonction d’ornementation.
Du romantisme libéral, on retient surtout Stendhal, Delavigne et Béranger. Stendhal, libéral, rejette le style classique comme daté, anachronique, lié à une époque révolue : il constate qu’il n’est plus possible de faire du Molière en 1820. Et Paul Bénichou de citer cette célèbre citation du Racine et Shakespeare de Stendhal : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » Stendhal ne préconise rien de moins, au fond, par une idéologie réactionnaire vis-à-vis de l’ordre ancien de la littérature, qu’un recours à ce qui s’apparente alors à l’esthétique baroque : des drames en prose se déroulant sur plusieurs mois, en divers lieux, et des sujets historiques médiévaux. Quant à Delavigne et Béranger, ils pratiquent une poésie à l’ancienne mais concernée par des sujets politiques. Celle-ci n’allait d’ailleurs pas soulever d’enthousiasme débordant : faire du Poète un citoyen engagé, c’est désacraliser sa fonction d’oracle. On s’est vainement efforcé de voir dans Delavigne et Béranger des Orphée modernes. Peine perdue ; et Stendhal de conclure : « À mesure que le genre humain vieillit, nous devenons moins naïfs dans tout ce que nous faisons, et par conséquent moins poètes ».

Chose paradoxale et pourtant compréhensible, autant le romantisme monarchiste que le romantisme libéral sont critiqués par les monarchistes et par les libéraux.
Les critiques de nombreux monarchistes contre le romantisme en disent assez quant au nouveau rôle du Poète : elles voient ce mouvement naissant comme un « christianisme nouveau » dénaturant la religion. Même les Odes du jeune Hugo sont critiquées : on ne pardonne pas à la littérature poétique de toucher aux sujets jusque-là réservés à l’autorité plus grave de la religion. L’opposition contre-révolutionnaire a si bien redouté l’importance nouvelle du Poète, que le Poète doit se séparer d’elle. Bénichou écrit : « Le romantisme royaliste et catholique est en passe de s’émanciper de la monarchie et de l’Église, et d’annoncer, indépendamment d’elles, un sacerdoce moderne du Verbe. »
Comme chez les monarchistes, les libéraux sont plutôt frileux vis-à-vis du romantisme, car ils sont très attachés à l’esthétique du siècle des Lumières et ne conçoivent la littérature que comme celle des Philosophes. Les héritiers de Voltaire, ceux du Constitutionnel, journal libéral anti-romantique, se méfient de la métaphysique poétique, du spiritualisme excessif, mysticisant et de décoration catholique.

Les monarchistes romantiques et les libéraux romantiques partagent ce point commun du romantisme qui, à travers le sacre de l’écrivain, dépassait les partis. Ils sont par conséquent naturellement appelés à se réunir. Bénichou voit deux grands sujets d’accord entre les deux partis :
1) La croyance dans le fait que le Poète est martyr. « Le thème des malheurs du génie prospère par-dessus les différences de parti, et s’applique au philosophe comme au poète, quel que soit le caractère de la mission dont on les croit investis. » L’homme de génie est malheureux parce que son âme est trop grande pour son corps, elle est comme comprimée.
2) Byron, cette figure de la grandeur et de l’infortune du Poète, fut célébré par les deux bords. Byron a encouragé le spiritualisme sans la foi et a séduit tous les romantiques. Byron c’est « l’inquiétude moderne, à la fois insatisfaction et audace, aussi différente du philosophisme que de la religion reçue, et qui en France a été proprement l’esprit du romantisme. »

Nodier, qui participe à La Muse française et critique violemment la littérature païenne classiciste, est emblématique de l’unité romantique.

Ainsi, dans ses multiples essais de définition de la littérature nouvelle, Nodier oublie aisément le point de vue de la Restauration monarchique et chrétienne ; il voit plutôt dans le romantisme la réponse de l’homme moderne à l’effondrement de tout le passé : ne croyant plus à rien, ni en particulier à son âme immortelle, l’homme d’aujourd’hui compense cette perte en spiritualisant la matière par le merveilleux ou l’horrible […]. Tout ce romantisme de Nodier, qui fait de la littérature à la fois le soutien spirituel et la conscience tragique d’une humanité désormais sans Église, répond bien à ce qui était, par-dessus l’opposition des partis et des poétiques, le problème fondamental pour les écrivains.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

La réunion des deux partis est chose formalisée en 1824, quand Chateaubriand est exclu du ministère pour ses idées libérales. Les penseurs romantiques royalistes le suivent, et ainsi le libéralisme et le monarchisme se rejoignent.

Décrire la victoire romantique, c’est avant tout retracer comment les poètes royalistes, au cours de quelques années décisives, entre 1825 et 1830, ont métamorphosé, dans un sens résolument moderne, leur intuition du sacerdoce poétique.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

La ferveur est totale : c’est ce moment d’extase au temps de la bataille d’Hernani que raconte Gautier.

Le nouveau cénacle a recueilli fidèlement, dans le domaine du sacerdoce poétique, l’héritage de la Muse poétique ; en libérant la poésie de l’emprise du catholicisme et de la monarchie, il lui a laissé ce caractère sacré, cette empreinte céleste dont la littérature libérale ne l’avait jamais aussi bien marquée. […] Le romantisme a été, en somme un alliage de plus en plus franc du sacré avec le moderne. L’expérience du moderne était partout ; le sacré, pour ainsi dire exclu de l’univers des philosophes et relégué par eux dans une Église sans crédit, n’avait survécu et revécu qu’au prix d’une transposition littéraire, dans les imaginations poétiques de la contre-révolution. […] Le romantisme exclut à la fois la religion traditionnelle et la foi philosophique en l’homme ; mais il ne les exclut l’une et l’autre que pour les concilier en lui.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

6. La grande génération des poètes : Vigny, Hugo, Sainte-Beuve

De Hugo, Vigny et Sainte-Beuve, nous retiendrons surtout ce que Bénichou dit du premier. Notons simplement au passage, pour le plaisir, cette très belle pensée de Vigny citée par l’auteur du Sacre de l’écrivain : « La pensée est semblable au compas qui perce le point sur lequel il tourne, quoique sa seconde branche décrive un cercle éloigné. – L’homme succombe sous son travail et est percé par le compas ; mais la ligne que l’autre branche a décrite reste gravée à jamais pour le bien des races futures. »

Hugo est tant l’emblème du mage, du prophète, du poète guide des hommes, qu’on a longtemps cru qu’il avait inventé tout seul cette notion du sacerdoce poétique moderne. Or, on ne peut comprendre la volonté de fer qui anime Hugo que par le contexte de la promotion de la littérature elle-même.

Si l’âme de cet immense édifice qu’est l’œuvre de Hugo fut finalement sa fonction messianique, il pouvait se flatter d’en avoir eu le pressentiment dès ses premiers écrits […]. Il y avait contradiction à vouloir, parlant chrétien, instituer ainsi un pouvoir spirituel prophétique et sacerdotal, par élection directe du génie par Dieu, à côté du pouvoir spirituel institutionnel. Peu importe. Victor-Marie Hugo n’aura conscience que plus tard de la contradiction. Pour le moment, il se contente de la vivre, et de prêter la langue chrétienne de sa poétique du moment à cette notion de poète-médiateur entre Dieu et les hommes. Cela avec une chaleur de sincérité et de foi qui nous oblige à situer sur ce point le centre nerveux, et plus encore moteur, de ses opinions, de son activité, de sa vie.
(Géraud Venzac, Les Origines religieuses de V. Hugo)

Victor Hugo est prophète mais aussi réformateur. Il attaque férocement les formes poétiques classiques, y voyant une littérature de passe-temps quand le temps de la gravité est désormais venu. Il estime qu’il faut remplacer aux « accessoires mythologiques » la Bible, Homère et Dante. Hugo se voit non seulement confident de l’au-delà, mais encore tribun du peuple. Comme l’écrit Bénichou : « C’est bien parce qu’il a incarné dans toute son amplitude, d’un pôle à l’autre, l’aspect conquérant du sacerdoce poétique, qu’il en est resté le symbole aux yeux des générations suivantes. »
Dans les années qui vont de 1825 à 1830, le royalisme du jeune Hugo décroît ; il se fait désormais plutôt poète du sensoriel et publie les Orientales. Dans la logique de l’aspiration du monarchisme et du libéralisme au sein du tourbillon romantique il devient de plus en plus libéral, rejetant véhémentement le siècle de Louis XIV et prônant la liberté dans l’art et la dénonciation des règles et bienséances traditionnelles. Il se tourne alors vers le Moyen Âge. Pourquoi le romantisme, héritier des Lumières et de la Révolution, a-t-il eu tant de passion pour cette époque médiévale que les Lumières et la Révolution avaient cherché à abolir ? Parce que non seulement ce thème est une manière de démocratiser la littérature, de la sortir du cercle des salons, mais parce qu’il est encore une réaction au classicisme mythologique.
Il ne faudrait cependant pas croire que la pente libérale de Hugo, qui l’entraînera plus tard jusqu’au socialisme, le fait renoncer à son magistère moral. Au contraire : en 1827, dans la Préface de Cromwell, Hugo théorise le drame romantique. Sa théorie littéraire, outre qu’elle provient d’une tradition chrétienne du mélange du beau et du vulgaire, du bien et du mal, vient aussi du mélange des conditions au moment de la Révolution où le noble et l’ignoble se sont confondus dans l’égalité – mais tient encore du pouvoir nouveau, énorme, accordé à l’écrivain promu au rôle de quasi-démiurge.

La conviction de représenter le vrai tient, chez les classiques, à un usage modéré et contrôlé de l’imagination ; dans le romantisme, au contraire, elle naît d’une imagination qui n’accepte pas de limite et prétend embrasser la totalité de l’univers et de l’homme. Cette différence est celle de deux sociétés ; mais elle marque aussi, d’une société à l’autre, l’éclatante promotion du type de l’écrivain créateur. […] On comprend que la Préface de Cromwell fasse une si grande place à la proclamation de la liberté dans l’art. Cette liberté ne s’entend pas seulement par rapport à un système de conventions dont le rejet est la condition première d’une nouvelle poétique ; elle signifie la souveraineté du génie et de ses inspirations.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

7. 1830 et les Jeune-France : les illusions perdues

Jusqu’où pouvait aller cette promotion jamais vue du Poète où les écrivains enfin assis à la place du prêcheur de Dogme, portés par la conscience collective et par les événements, pouvaient avoir l’impression de littéralement tenir en main l’avenir du monde, et de posséder le pouvoir de créer d’un bout à l’autre une société devant être régénérée ?
Juillet 1830 est comme une douche froide. Cette révolution qui aboutit à la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe pouvait certes bien ressembler à la montagne qui accouche d’une souris.

L’histoire du romantisme sous Louis-Philippe est toute dans les réponses qui furent tentées, de façon diverse, à cette déconvenue.[…] Mais dans la génération la plus jeune, et dès les lendemains immédiats de Juillet, le conflit se déclare dans toute sa netteté : c’est alors qu’éclate avec scandale l’incompatibilité entre le romantisme et les valeurs bourgeoises.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

La réaction du petit Cénacle, ceux que Le Figaro appelle les « Jeune-France » et dont les principaux membres sont Gautier, Nerval, Borel et O’Neddy, est à la hauteur de la désillusion : une passion furieuse les anime. Ce nouveau groupe, qui remplace le vieux Cénacle de Hugo, est bien plus agressif que la génération précédente. Son programme tient en quelques mots : lyrisme, passion, libre caprice de la pensée, mépris du goût commun et des convenances, haine du « profane vulgaire », de la bourgeoisie, culte de l’amour et de l’art.

Il y a, dans tout ce groupe, en même temps que le paroxysme et le défi, un sentiment d’impossibilité navrante, de haute ambition avortée ou réduite à la solitude : germe que nous avons vu naître chez le jeune Nodier, et qui se développera, même au sein des accomplissements littéraires les plus prestigieux, dans la génération proprement postromantique, celle de Baudelaire et de Flaubert.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

En même temps que sacerdoce, la poésie et l’art deviennent malédiction. Cette association du petit Cénacle, celle de la révolte et de la poésie, « était assez profondément motivée pour ne pas rester sans lendemain » : on retrouve ce genre de mélange tout au long du dix-neuvième siècle et au vingtième, après la Première Guerre mondiale. Certains ont même vu dans les Jeune-France les ancêtres du surréalisme. En fait, dès 1833, ce groupe d’écrivains aux opinions radicales qui furent un peu les robespierristes du romantisme avait cessé d’être.

Pétrus Borel écrit une phrase qui résume toute la désillusion du temps : « Les artistes modernes ne vivant pas, comme les grands maîtres, à une époque de foi, de croyance, d’amour, d’enthousiasme, loin de là, vivant dans un temps de doute et de mépris, nécessairement leurs œuvres ne peuvent contenir et exprimer plus que la société ne contient et n’exprime elle-même. »
C’est à la lumière de ce désenchantement de la fonction sacrée du poète que l’on comprend l’assimilation par T. Gautier de la théorie de l’Art pour l’art : le sacre de l’écrivain n’ayant qu’abouti à la société bourgeoise, l’Art se découvre solitaire, désaffecté dans un univers hostile.

Gautier se situe à la naissance d’une longue ascèse poétique, qui va s’efforcer de transmuer en surcroît de grandeur un cuisant sentiment d’impuissance.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

Gautier est à l’origine de ce que Bénichou appelle le « sacerdoce du Dépit ».

Conclusion

Sans plus de commentaires, laissons P. Bénichou conclure cet article :

J’ai essayé d’apercevoir comment l’histoire de la société et celle de la littérature ont été liées l’une à l’autre au cours de la période dramatique où l’ancienne France a fait place à la France moderne.
[…]
Ce sont les passions des hommes vivant en société et des groupes qu’ils composent qui fournissent à la littérature ses tâches et son aliment.
[…]
Toute histoire est courte, qui prétend rendre compte de la vie en ignorant les représentations, imaginations et affirmations de valeurs sans lesquelles l’homme et la société qu’il constitue ne sauraient vivre ni se concevoir. Il a été fait jusqu’ici en histoire sociale qu’un usage déplorablement pauvre, exceptions à part, des enseignements de la littérature.
[…]
Ce livre a tenté de retracer les voies selon lesquelles l’ancien système religieux a été concurrencé ou supplanté, du XVIIIè au XIXè siècle, par une foi dans laquelle l’homme, et non Dieu, tendait à occuper la première place.
[…]
La philosophie des Lumières avait sacré l’Homme de Lettres, penseur et publiciste. Le spiritualisme du XIXè siècle sacre le Poète.
(P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain)

 

Lecture conseillée :

  • Bénichou, Paul, Romantismes français I, Paris, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 2004

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