Il est grand et svelte : d’un port d’hidalgo, le pas délibéré et frappant du talon, le nez au vent, roidement campé sur ses jambes, il regarde les gens par-dessus la tête et les soldats par-dessus la baïonnette ; tout le monde le remarque, il ne remarque personne ; mais de temps à autre, il examine le visage des femmes ou leurs bottines. Enserré dans sa redingote-tunique d’un goût qui n’est qu’à lui seul ; crocheté, sanglé, coupé en deux à la taille comme un officier belge ; la poitrine enflée, boutonnée, plastronnée ; les bras forcés dans des manches étroites, ouvertes sur le côté à la hussarde, moins les galons : on ne devinerait jamais ce qu’il pourrait être.
Il porte des gants blancs couturés en noir, couleur aurore ou mi-partie, des manchettes en entonnoir de gantelet, tenues à force d’empois à la raideur du cuir verni ; son pantalon collant à sous-pieds est carrelé blanc, rouge, noir et vert à l’écossaise ; parfois zébré ou écaillé comme une peau de tigre ou de serpent…
J’ai rencontré dernièrement messire Barbey d’Aurevilly, tunique déboutonnée pour la première fois peut-être depuis que j’ai l’honneur et le plaisir de le connaître. Sa poitrine était couverte d’une chemise rouge, non qu’il soit fou de Garibaldi, au contraire, et il semblait heureux de ce vêtement couleur d’amour, de guerre et de puissance.
Et les traits du visage de Barbey d’Aurevilly ? Voici :
Nez aquilin, aux narines vigoureusement remuantes ; front un peu en fuite, pas grand, mais plein et très exalté ; moustache de léopard ; œil d’orateur, et non sans violence ; deux rides en coup de sabre, qui vont des ailes du nez aux coins de la bouche, laquelle est assez hautaine, travaillée par l’ironie, néanmoins pleine de bonté et froissée par l’habitude ardente de la parole comme une bouche à feu est fatiguée par le tir. Je note chez lui quelques airs de têtes héroïques.
Il s’excite lui-même à tout propos à l’énergie et s’entoure autant que possible d’objets dont la vue entretient la vaillance et se repaît des souvenirs les plus capables de l’exalter. Il doit avoir, même en dormant, la tête pleine de tambours, de trompettes, de canons, et un laurier planté dans l’imagination. Le crucifix, attaché au chevet de son lit, le garde et l’apaise, s’il est vrai qu’il puisse être jamais apaisé complètement. Il a été « terrassé sur le chemin de Damas » ; il a beaucoup rêvé de la vie éternelle sur les bords de la mer ; mais on dirait que le vieil homme regimbe encore en lui…
Voici le portrait, superbement écrit par Théophile Sylvestre dans Le Figaro du 25 juillet 1861, de celui qu’Alphonse de Lamartine surnommait le « duc de Guise des Lettres françaises ». Admiré par les plus grands, Baudelaire et Proust mais aussi Vallès, Bourget, Bloy et Huysmans, Jules Barbey d’Aurevilly, né dans le Cotentin le jour des morts de l’année 1808 et décédé le jour de Pâques de l’année 1889, aura taché de sang la littérature « désenchantée » (pour reprendre le mot de Paul Bénichou) de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Trois mots résument l’œuvre autant que l’homme : antimoderne, monarchiste et mystique.
1. L’antimoderne
Barbey, élevé jusqu’en 1825 chez son oncle athée et disciple des Lumières (le docteur Pontas du Méril), n’était pas prédestiné à rejeter l’héritage philosophique du dix-huitième siècle. Enfant de son temps, c’est incroyant et républicain qu’il dépensa sa jeunesse, adressant un poème au libéral Delavigne et entamant une liaison sulfureuse avec la femme de son cousin Louise des Costils – tandis qu’il achevait une licence de droit à Caen.
Cet homme traversé de passions violentes avait besoin du secours d’un dogme religieux. Livré seul aux tentations de Paris dans les années 1830, il passa presque tout son temps à flâner, boire et fréquenter les femmes – s’abandonnant à une existence « de désordre et de sardanapaleries (lisez saloperies) » –, en même temps qu’il essayait timidement d’entrer dans le vaste et puissant monde du journalisme.
Une succession d’infortunes personnelles (rupture avec Louise, brouille avec son ami Trébutien, mort de son meilleur ami Maurice de Guérin), suivie d’une rencontre avec madame de Maistre, une parente du philosophe contre-révolutionnaire, devaient l’engager à joindre « d’Aurevilly » à son nom trop court : un homme nouveau, catholique et légitimiste, entrait sur la scène littéraire.
Bien sûr, la pensée de Barbey d’Aurevilly a sur certains points aussi mal vieilli que celle de Joseph de Maistre ; mais ce qui compte ce sont les éclairs de génie, les intuitions qui vont au-delà des symboles et des matérialités de son temps. Comme dit Philippe Sellier (Barbey d’Aurevilly, Jules, Une vieille maîtresse – L’Ensorcelée – Un prêtre marié – Les Diaboliques – Une page d’histoire, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981) : « Évidemment, nul ne songe à ratifier tant de prises de position excessives et provocantes, qu’il s’agisse du monarchisme ou de l’éloge de l’Inquisition. Il s’agit là de vêtements datés, d’oripeaux qui, avec le recul des années, ne nous gênent pas plus pour admirer que les fantaisies cosmologiques de Platon ne nous empêchent d’accéder à ses éblouissantes intuitions. »
L’une des « éblouissantes intuitions » de Barbey fut sa dénonciation de la « face noire de l’égalité », celle de l’effacement de toute singularité critiquée aussi bien par l’auteur des Considérations sur la France que plus tard par Charles Maurras. Pour Barbey l’homme réel, au contraire de ce qu’ont voulu nous faire croire certains extrémistes de l’égalitarisme forcené, ne puise ses racines qu’au sein d’une tradition et d’un terroir (ce que Barrès appelait « la terre et les morts »). Quand il perd ces repères, quand il est déraciné, il se voit contraint de se conformer à une égalité de masse au fond de laquelle il perd toute distinction, – et donc toute valeur.
Il n’y avait pas de spectacle. La salle manquant, jamais il ne passait de comédiens. Les cafés, ignobles comme des cafés de province, ne voyaient guère autour de leurs billards que ce qu’il y avait de plus abaissé parmi la bourgeoisie, quelques mauvais sujets tapageurs et quelques officiers en retraite, débris fatigués des guerres de l’Empire. D’ailleurs, quoique enragés d’égalité blessée (ce sentiment qui, à lui seul, explique les horreurs de la Révolution), ces bourgeois avaient gardé, malgré eux, la superstition des respects qu’ils n’avaient plus.
Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule, dont on s’est moqué avec une bêtise de tant d’esprit. Lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame contre l’inégalité des rangs ; mais, seul, il n’ira point traverser la place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaît et où l’on vit depuis l’enfance, pour insulter de gaieté de cœur le fils d’un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant le bras à sa sœur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes les choses haïes et enviées, la naissance exerce physiquement sur ceux qui la détestent une action qui est peut-être la meilleure preuve de son droit. Dans les temps de révolution, on réagit contre elle, ce qui est la subir encore ; mais dans les temps calmes, on la subit tout au long.
(Les Diaboliques, J. Barbey d’Aurevilly)
Barbey d’Aurevilly est assez représentatif du désenchantement général ayant suivi les Trois Glorieuses et qu’incarnent des figures comme Flaubert ou Baudelaire. Jusqu’au « sacre de l’écrivain » décrit par Bénichou qui atteignit son point d’orgue en 1830, l’on avait cru dans l’avenir avec violence, avec passion : et tout cela n’avait débouché que sur une révolution bourgeoise, suivie d’une révolution ouvrière un peu ratée, qui devait tristement s’achever par un régime fantoche industriel et libéral, porté par un empereur que Victor Hugo surnommait « le Petit ».
L’on avait imaginé le futur grand ; l’on s’en était fait une idée sublime – peu à peu l’on s’apercevait que demain ne menait à rien, l’on s’en désespérait, et ce désespoir était à la hauteur des espérances des grands poètes-prophètes.
2. Le monarchiste
Celui qui fut jusqu’au début des années 1840 incroyant et républicain vira donc catholique et légitimiste ; et s’engageant tardivement dans une vie de littérature, il publia des « histoires tragiques » à la Rosset au goût de spectaculaire.
Sa rencontre avec la baronne de Maistre, épouse du cousin de Joseph de Maistre, fut comme une seconde naissance. Il commença de fréquenter les salons de Paris dont celui du marquis de Custine, et se mêla aux artistes et écrivains les plus en vue.
Le début des années 1850 fut sans doute l’une des périodes les plus heureuses de sa vie. Pris dans une passion réciproque avec « l’Ange blanc » Françoise de Bouglon, le turbulent Barbey mit un frein brutal aux beuveries, aux femmes et aux jeux et put enfin se consacrer à cette écriture que par esprit procrastinateur il ne cessait de reporter. En 1848 il publiait Une vieille maîtresse, en 1852 L’Ensorcelée. Ce dernier roman fut un tel succès qu’il songea de plus en plus à composer une série d’épopées dont l’objectif eût été d’exalter la chouannerie. C’est dans cet esprit qu’il travailla en 1855 au Chevalier des Touches et au Prêtre marié.
Ce mot de Chouans, jeté là en passant comme un souvenir de hasard par cette énergique veste rousse qui avait peut-être, dans sa jeunesse, fait le coup de fusil par-dessus la haie avec eux, évoqua en ce moment, aux yeux de mon esprit, ces fantômes du temps passé devant lesquels toute réalité présente pâlit et s’efface. Je venais précisément d’une ville où la guerre des Chouans a laissé une empreinte profonde. Personne, quand j’y passai, n’y avait oublié encore le sublime épisode dont elle avait été le théâtre en 1799, cet audacieux enlèvement par douze gentilshommes, dans une ville pleine de troupes ennemies, du fameux Des Touches, l’intrépide agent des princes, destiné à être fusillé le lendemain. Comme on ramasse quelques pincées de cendre héroïque, j’avais recueilli tous les détails de cette entreprise, sans égale parmi les plus merveilleuses crâneries humaines. Je les avais recueillis là où, pour moi, gît la véritable histoire, non celle des cartons et des chancelleries, mais l’histoire orale, le discours, la tradition vivante qui est entrée par les yeux et les oreilles d’une génération et qu’elle a laissée, chaude du sein qui la porta et des lèvres qui la racontèrent, dans le cœur et la mémoire de la génération qui l’a suivie. Encore sous l’empire des impressions que j’avais éprouvées, rien d’étonnant que ce nom de Chouans, prononcé dans les circonstances extérieures où j’étais placé, réveillât en moi de puissantes curiosités assoupies.
(L’Ensorcelée, J. Barbey d’Aurevilly)
Jules Barbey d’Aurevilly a été formé par Chateaubriand, Byron et Walter Scott qu’il admirait tant – même s’il préfigura plus tard, ainsi que le démontre A. Compagnon dans Les Antimodernes, les griefs de Maurras contre le premier. Aussi ne peut-on s’étonner de retrouver dans sa littérature une triple couleur aventurière, épique et nostalgique ; mais parce qu’il fut également une espèce de Racine baroque, ses récits empreints de fatalité, mélangés de passions et de mystères qui confinent aux sortilèges, mènent presque toujours les protagonistes à leur Vérité qui est celle d’une condition marquée par le péché.
3. Le mystique
Sellier remarque que l’identité profonde de l’homme, à quoi s’ajoute l’identité secrète de l’âme, s’impose tant chez Barbey que ses récits ne sont jamais des romans d’apprentissage – mais plutôt de découverte de ce que les personnages ont déjà en eux et malgré eux.
Il y a dans ses fictions un surnaturel qui confine à la magie, un mysticisme religieux un peu sorcier fait de présages et d’oracles. « Dans les plus grandes âmes, écrit-il, il y a comme un repli de faiblesse où dorment les superstitions. »
Quoique je ne partageasse pas toutes ses idées à leur égard, cependant j’étais bien loin de les repousser, car j’ai toujours cru, d’instinct autant que de réflexion, aux deux choses sur lesquelles repose en définitive la magie, je veux dire : à la tradition de certains secrets, comme s’exprimait Tainnebouy, que des hommes initiés se passent mystérieusement de main en main et de génération en génération, et à l’intervention des puissances occultes et mauvaises dans les luttes de l’humanité. J’ai pour moi dans cette opinion l’histoire de tous les temps et de tous les lieux, à tous les degrés de la civilisation chez les peuples, et, ce que j’estime infiniment plus que toutes les histoires, l’irréfragable attestation de l’Église romaine, qui a condamné, en vingt endroits des actes de ses Conciles, la magie, la sorcellerie, les charmes, non comme choses vaines et pernicieusement fausses, mais comme choses RÉELLES, et que ses dogmes expliquaient très bien. Quant à l’intervention de puissances mauvaises dans les affaires de l’humanité, j’ai encore pour moi le témoignage de l’Église, et d’ailleurs je ne crois pas que ce qui se passe tout à l’heure dans le monde permette aux plus récalcitrants d’en douter…
(L’Ensorcelée, J. Barbey d’Aurevilly)
Mais lui-même était-il religieux ? Il fonda en 1846 la Revue du monde catholique, dont l’objectif affiché était de servir un art religieux et une liturgie plus authentiques dans les paroisses et les diocèses. Cependant sa conversion paraît n’avoir été que de façade. S’il célébra les dogmes et les institutions de l’Église il ne semble pas avoir connu, tel Pascal ou Chateaubriand, l’expérience d’une illumination intime. Se considérait-il trop pécheur, trop inexorablement pécheur ? Il écrivait à Trébution : « En fait de péchés et de taches, je suis constellé comme un léopard. » Et à Baudelaire : « J’ai toujours mis mes passions au-dessus de mes principes. »
En 1864 fut publié le Prêtre marié. Dix ans plus tard, en 1874, tandis qu’il continuait à publier de nombreux articles au Pays, au Nain jaune, au Constitutionnel et au Gaulois, il eut l’honneur de prendre la suite de Baudelaire et Flaubert au tribunal de la bien-pensance. Il fut en l’espèce plus habile que l’auteur des Fleurs du mal, et l’affaire se solda par un non-lieu.
Conclusion
Si l’on a pu dire de Barbey d’Aurevilly qu’il était « l’Eugène Delacroix du roman », c’est parce que son écriture est colorée de teintes vives qui sont au service d’images particulièrement frappantes, comme cette Vellini d’Une vieille maîtresse buvant avidement le sang de son amant, ce Jean Sombreval d’Un prêtre marié travaillant dans son atelier comme Satan dans sa forge, ou cette horrible duchesse des Diaboliques devenue prostituée par vengeance, racontant à Tressignies s’être battue avec des chiens pour dévorer le cœur de son amant.
Au fond, le « Connétable des Lettres » fut un réaliste à sa manière : ce n’est pas l’arrivisme qu’il reflétait au miroir de sa littérature – Balzac l’avait bien assez fait, et Maupassant serait là bien assez tôt pour prendre le relais –, mais plutôt les gens du « monde », et ceux du quotidien, emportés dans les tourbillons de leurs passions.
« La littérature, écrivait-il, qu’on a dit si longtemps l’expression de la société, ne l’exprime pas du tout, – au contraire ; et, quand quelqu’un de plus crâne que les autres a tenté d’être plus hardi, Dieu sait quels cris il a fait pousser ! »
Barbey fut de l’école de cet ultra-réalisme, celui de Baudelaire et de sa « Charogne », celui de Zola et de L’Assommoir, celui qui choqua tant la « morale publique ».
Mais laissons-lui le mot de la fin :
L’Histoire a des Tacite et des Suétone ; le Roman n’en a pas, – du moins en restant dans l’ordre élevé et moral du talent et de la littérature. Il est vrai que la langue latine brave l’honnêteté, en païenne qu’elle est, tandis que notre langue, à nous, a été baptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé une impérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant, si on osait oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers, pourraient exister, car le Roman est spécialement l’histoire des mœurs, mise en récit et en drame, comme l’est souvent l’Histoire elle-même. Et nulle autre différence que celle-ci : c’est que l’un (le Roman) met ses mœurs sous le couvert de personnages d’invention, et que l’autre (l’Histoire) donne les noms et les adresses. Seulement, le Roman creuse bien plus avant que l’Histoire. Il a un idéal, et l’Histoire n’en a pas : elle est bridée par la réalité. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps la scène. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibère dans Tacite.
(Les Diaboliques, J. Barbey d’Aurevilly)
Lecture conseillée :
- Barbey d’Aurevilly, Jules, Une vieille maîtresse – L’Ensorcelée – Un prêtre marié – Les Diaboliques – Une page d’histoire, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981.