La Condition humaine d’André Malraux – Une somme d’histoire et de philosophie

André Malraux. Photographie prise pour l'attribution du prix Goncourt au roman La Condition humaine en 1933. Tirage argentique d'époque. Au dos de la photographie, tampon du studio "G.L. Manuel Frères" et étiquette légendée. H. 17,6 x L. 11,2 cm
studio G. L. Manuel frères.

Quel roman que la vie d’André Malraux ! Très jeune, il travaille chez le libraire Doyon après avoir négligé ses études et se lie avec Max Jacob, Georges Braque, Fernand Léger et Pablo Picasso. Déjà très porté sur l’art, il écrit quelques fantaisies en prose (Lunes en papier, Royaume farfelu), puis entre à la N.R.F. et se ruine à la Bourse. Aventurier, le voilà parti pour l’Indochine avec Clara dans l’espoir de se refaire. Au Cambodge, il dérobe des statues khmères qui lui vaudront un procès retentissant. De retour en France il écrit La Condition humaine, ouvrage né de son voyage qui obtient immédiatement le prix Goncourt. Il soutient le gouvernement républicain d’Espagne contre Franco, entre dans la Résistance en 1943, rencontre le général de Gaulle en 1945 et devient d’abord ministre de l’Information, puis des Affaires culturelles.
Pour Jean d’Ormesson, la vie de Malraux fut « à l’image du siècle » :

La vie de Malraux […] aura été, plus que toute autre, à l’image de notre siècle. Elle commence par la dérision farfelue, elle se poursuit par le culte de la révolution et des « héros sans cause » à la recherche d’un sens à donner à la vie, elle s’achève dans l’élan vers le mythe rédempteur de l’art, seul capable de rendre à l’homme cette « part d’éternité » qu’il a perdue depuis la mort de Dieu.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson)

La Condition humaine est sans conteste l’écrit le plus mémorable d’André Malraux – si mémorable qu’il occulte quelque peu, à vrai dire, le reste de son œuvre pourtant conséquente. Et pour cause : cet ouvrage à la narration plaisamment moderne est une véritable somme d’histoire et de philosophie.

1. L’histoire : Shanghai, le Kuomintang et Tchang Kaï-shek

La Condition humaine est d’abord l’histoire d’une révolution, celle de l’alliance des communistes et des nationalistes de Shanghai en mars 1927.
Un retour en arrière ne sera pas inutile pour comprendre l’importance de l’événement – et au passage l’intrigue du roman de Malraux car l’auteur, qui ne prend pas la peine d’expliciter pour le lecteur le contexte géopolitique, se fait volontiers nébuleux.

*

Le dernier empereur de la dynastie des Qing, Puyi, abdique le 12 février 1912. Sa naissance a dû être placée sous le signe néfaste d’étoiles contraires – car malgré sa hargne de revanche il abdiquera encore trois fois avant sa mort et finira bibliothécaire à Pékin. Un film bouleversant, réalisé en 1987 par Bernardo Bertolucci et récompensé de pas moins de neuf oscars, raconte son étrange biographie : il s’intitule Le Dernier empereur.
C’est le Kuomintang (KMT), le parti nationaliste chinois révolutionnaire et progressiste, qui a lancé la révolution. Sun Yat-sen, son président, proclame suite à l’abdication de l’empereur la « République de Chine ».
Sun Yat-sen n’est pas seul. Il a été aidé dans la rébellion par Yuan Shikai : un mélange de chef militaire et de premier ministre. C’est ce dernier qui, s’étant rallié aux mécontents, a poussé Puyi à sa renonciation tragique.
Un an à peine après la proclamation de la République, Yuan, dont la force ne peut être égalée, commence à manifester des velléités impériales. Sun Yat-sen comprend qu’il a été piégé : il s’exile au Japon pour ne pas finir assassiné.
Cependant Shikai ne jouit guère longtemps de ses nouveaux pouvoirs : il expire son dernier soupir en 1916. Le siège du pouvoir, par l’un de ces vides brutaux que l’Histoire porte en horreur, demeure vacant. Le pays que plus aucune main ne tient est alors déchiré par les chefs militaires des différentes régions – qui se livrent une lutte à mort pour le contrôle du pouvoir. Une nouvelle ère, celle que l’Histoire surnomme des « seigneurs de guerre », s’ouvre pour le malheur de la Chine blessée – et dans ces conditions par trop défavorables la République cesse provisoirement d’exister.
Cela dure dix ans.
Pendant ce temps le Kuomintang de Sun Yat-sen ne demeure pas inactif. Il appelle le monde entier à son secours. Le Komintern de l’Union soviétique, qui trouve sans doute des intérêts immédiats à s’allier aux rebelles déchus, ordonne au tout récent parti communiste chinois (PCC) de s’allier aux nationalistes.
Sun Yat-sen reproduit avec le PCC la même erreur que celle commise avec Shikai : il tente encore de s’emparer du pouvoir par une alliance contre-nature qui risque de lui sauter dans les mains à la première étincelle.
Mais l’Histoire ne pourra jamais être réduite qu’à une invariable répétition, car elle est grevée d’imprévus qui la minent en permanence : Sun Yat-sen, contre toute attente, meurt en 1925. S’il eût vécu, il eût sans doute malgré lui aidé la percée des communistes.
L’un des successeurs de Sun Yat-sen, Tchang Kaï-shek, un homme d’une intelligence prodigieuse et sachant mieux que son prédécesseur retenir les leçons du passé, se déclare plutôt défavorable à l’alliance avec le parti des communistes. Sans remettre frontalement en cause le traité d’entraide, parce qu’il ne sait que trop bien qu’il ne pourra jamais réunifier seul la Chine désunie, il a cependant le réflexe heureux de freiner l’entrée des rouges au sein du KMT trop faible à son goût pour absorber tous les membres du PCC.
Le mois de mars de l’année 1927 est le basculement d’une étape à l’autre : une brusque accélération de l’Histoire. Les communistes usent de toute leur influence pour provoquer une insurrection générale à Shanghai contre le pouvoir en place. L’affaire est rondement menée : et la ville prise si promptement que le Kuomintang, prévenu trop tard, n’a pas même le temps d’être à l’heure aux combats !
Quand il arrive, Tchang Kaï-shek découvre la cité la plus peuplée de Chine aux mains des communistes : il rage derrière son sourire de façade. Inquiet pour l’avenir de son parti qu’il voit déjà phagocyté par le PCC, il décide de tenter le tout pour le tout : usant sans vergogne des services de l’horrible « Bande Verte », une triade de Shanghai, il massacre sans honneur et sans pitié les communistes qui pourtant, non contents d’être ses alliés provisoires, viennent encore de ravir pour lui la précieuse ville…
C’est ce carnage épouvantable qui est raconté en 1933 par André Malraux dans La Condition humaine.

Dès qu’Hemmelrich sortit, il entendit des salves ; il risquait d’être reconnu, mais il fallait avant tout emmener le gosse et la femme. Devant lui passèrent dans le brouillard deux autos blindées et des camions chargés de soldats de Chang-Kaï-Shek. Au loin, toujours des salves ; et d’autres, tout près.
Pas de soldats dans l’avenue des Deux-Républiques, ni dans la rue dont sa boutique faisait le coin. Non : plus de soldats. La porte du magasin était ouverte. Il y courut : partout, à terre, des morceaux de disques épars dans de grandes taches de sang. La boutique avait été « nettoyée » à la grenade, comme une tranchée. La femme était affaissée contre le comptoir, presque accroupie, la poitrine couleur de blessure. Dans un coin, un bras d’enfant ; la main, ainsi isolée, paraissait encore plus petite. « Pourvu qu’ils soient morts ! » pensa Hemmelrich. Il avait peur surtout d’une agonie à laquelle il devrait assister, impuissant, bon seulement à souffrir, comme d’habitude – plus peur même que de ces casiers criblés de taches rouges et d’éclats. À travers sa semelle, il sentit le sol gluant. « Leur sang ». Il restait immobile, n’osant plus bouger, regardant, regardant… Il découvrit enfin le corps de l’enfant, près de la porte qui le cachait. Au loin, deux grenades éclatèrent. Hemmelrich respirait à peine dans l’odeur du sang répandu. « Il n’est pas question de les enterrer… » Il ferma la porte à clef, resta devant. « Si on vient et si on me reconnaît, je suis mort ». Mais il ne pouvait pas partir.
(La Condition humaine, A. Malraux)

2. La philosophie : l’existentialisme

La complexité de La Condition humaine ne tient pas qu’à son cadre pour le moins emmêlé que l’auteur ne cherche pas – ou ne parvient pas – à clarifier. Elle tient aussi à la philosophie déployée par Malraux tout au long du récit, une philosophie qui nous paraît aujourd’hui commune mais qui, à l’époque, a pu sembler une petite révolution.
Pour Malraux, l’homme est d’abord ce qu’il fait. Sartre ajoutera quelques années plus tard qu’il n’est pas question de le réduire ni au déterminisme ni à la fatalité, et popularisera en France l’existentialisme athée hérité de l’existentialisme chrétien de Kierkegaard.
En d’autres termes, pour Malraux comme pour Sartre, ce sont nos choix qui nous définissent en tant qu’individus, rien d’autre que nos choix : il est inutile de se cacher derrière la volonté divine ou le milieu social et génétique.
La vie, dans cette acception philosophique, devient une responsabilité permanente de choix libres qu’il nous faut toujours assumer : cela entraîne une angoisse terrible, une « nausée » dira l’auteur des Mots. Sartre écrira, par exemple, que « jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation », car « chaque pensée juste était une conquête », « chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe » et « chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement ». Puisque la liberté passe par le choix, nous disent les existentialistes, et que tout choix est une action, c’est donc quand nous sommes exposés aux actions les plus lourdes (comme résister ou collaborer) que nous sommes les plus libres.
L’incipit du roman de Malraux est symbolique de sa philosophie. Tchen devant assassiner un homme hésite : il est confronté à un choix terrible – tuer, ne pas tuer. Ce choix, c’est sa liberté qui s’exerce, elle est lourde de responsabilités – et le rend malade.

Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même – de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lite juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !
La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus.
Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît – car, s’il se défendait, il appellerait.
Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir.
(La Condition humaine, A. Malraux)

Conclusion

C’est parce que Malraux, non content d’avoir affirmé parmi les premiers la pleine liberté de l’homme et sa pleine responsabilité – car l’une ne va pas sans l’autre – a encore tenté de vivre selon ses croyances philosophiques, que sa vie fut si spectaculaire – et qu’il s’attacha tant au général de Gaulle dont la personne ne pouvait que le séduire puisque ce dernier avait presque seul, au nom de la liberté, osé dire non à l’Histoire.

« Une vie ne vaut rien, disait-il, mais rien ne vaut une vie. » La sienne, à une époque où il était permis de penser que l’aventure individuelle était dépassée et terminée, il en a fait un chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre de volonté et d’action. Malraux est une sorte de Nietzsche qui se serait mis, c’est une chance, au service de la liberté et de la démocratie.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson)

 

Lecture conseillée :

  • La Condition humaine, A. Malraux

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