Les Hommes de bonne volonté, de Jules Romains – L’unanimisme

Portrait photographique de Jules Romains, vue de profil, noir et blanc, Carl Van Vechten, 3 juin 1936.
Portrait photographique de Jules Romains, vue de profil, noir et blanc, Carl Van Vechten, 3 juin 1936.

« Nous voulons un dieu ! Il faut des dieux ! » s’exclamait Jules Romains en 1925 dans La Vie unanime. Il ajoutait : « Il faut des dieux charnels, vivants, qui soient nous-mêmes, / Dont nous puissions tâter la substance. »
Des dieux : son étrange doctrine, celle de l’unanimisme, ressemble à s’y méprendre aux tentatives constamment répétées des philosophes et des poètes, de quelques bords qu’ils soient, de retrouver une spiritualité peu à peu perdue sous l’effet des lents courants de l’humanisme et des Lumières – et la mise à l’écart du dogme, puis de Dieu.
L’homme est toujours en « recherche d’une église », dirait l’auteur des Hommes de bonne volonté. Qu’on la lui ôte et il se sent dépossédé, vaguement abandonné, un peu mal à l’aise. Le début du siècle, pourtant, avait été plein d’une fanatique espérance ; les poètes s’étaient pris pour des oracles d’un nouveau monde : Hugo, pour le Messie de la grande religion des temps modernes. Un optimisme fou, religieux, s’était emparé des esprits ; et puis il y avait eu 1830, 1848, 1851, 1870. Deux révolutions, une commune, un roi bourgeois, un mauvais succédané d’empire : et les hommes peu à peu avaient perdu la foi – le « Dieu est mort » de Nietzsche date de 1882. Au début du siècle nouveau, la Première Guerre mondiale devait définitivement mettre fin aux espoirs quelque peu utopique nés des aïeux centenaires des Poilus traumatisés.
Il fallait alors de bien fortes consolations pour retrouver un peu d’optimisme. Seuls des caractères courageux, – euphoriques –, pouvaient, loin de se laisser abattre, avancer au contraire d’un pas plus décidé que jamais, et théoriser de nouvelles philosophies remplies de promesses et de sincérité. Jules Romains fut assurément l’un d’entre eux.

1. Jules Romains et l’unanimisme

Louis Farigoule (Jules Romains) est né le 26 août 1885 – trois mois après la mort de Hugo – au Velay. Après une enfance passée à Paris, il intègre la prestigieuse École Normale Supérieure.
Entre 1909 et 1915 il est professeur de philosophie à Brest puis à Laon. Brièvement mobilisé pendant la guerre dans les services auxiliaires, il est finalement réformé et obtient un poste au lycée de Nice.
Le démon de l’écriture s’étant emparé de lui, il se fait mettre en congé en 1919. Il écrit pendant une décennie un certain nombre de pièces à succès et triomphe à Paris – Knock ou le triomphe de la médecine date de 1923.
À partir de 1929 il passe de plus en plus de temps dans sa propriété de Touraine. C’est là qu’il se consacre à l’écriture des Hommes de bonne volonté, une fresque romanesque de vingt-sept volumes qui dresse, au travers de multiples personnages, un tableau de la société française de 1908 à 1933.

La doctrine qui sous-tend presque toute l’œuvre de Jules Romains, et dont il est l’inventeur, est celle de l’unanimisme – que l’encyclopédie Larousse en ligne définit particulièrement bien :

Doctrine littéraire selon laquelle l’écrivain doit exprimer la vie unanime et collective, l’âme des groupes humains, et ne peindre l’individu que pris dans les rapports sociaux. (Cette esthétique fut particulièrement illustrée par Jules Romains.)
Cette doctrine littéraire du début du XXe siècle assignait pour but à l’écrivain d’exprimer la vie unanime et collective, l’âme mystérieuse des groupes humains, des plus petits aux plus vastes, avec ses sentiments, ses désirs, sa volonté, et de ne peindre l’individu que dans le réseau de ses rapports sociaux. Conçu par Jules Romains, dès 1903, sous l’influence de Zola et de Verhaeren (l’observation des foules et des cités tentaculaires) mais aussi des théories de Gustave Le Bon (auteur de Psychologie des foules) et de Durkheim, et caractérisant toute son œuvre – depuis le Bourg régénéré (1906), et surtout la Vie unanime (1908), jusqu’aux Hommes de bonne volonté (1932-1947) –, l’unanimisme a fait école en France (Georges Duhamel) et à l’étranger.
https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/unanimisme/100184

L’unanimisme, en somme, est une autre manière de théoriser la notion de conscience collective. C’est « l’idée que la réalité psychique, que ce qu’on appelle l’Esprit n’est pas fait d’une simple juxtaposition, d’une dispersion, d’une poussière d’esprits individuels, au sens strict, parfaitement clos sur eux-mêmes, incommunicables en eux-mêmes […]. C’est l’idée que la réalité psychique n’est pas un archipel de solitudes. » (Jules Romains, « Petite introduction à l’unanimisme » in Problèmes d’aujourd’hui).

L’originalité véritable de la doctrine de Jules Romains, c’est que cette notion de groupe supérieur à l’individuel, indépendant et formé d’une somme d’individualités, n’est pas une entité dont il faut se méfier ou qu’il faut combattre, mais dans laquelle il faut au contraire s’imbriquer avec le plus de bonne volonté possible pour la rendre optimale.
Son questionnement fondamental, écrit Olivier Rony (Romains, Jules, Les Hommes de bonne volonté, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988), est le suivant : Comment réconcilier chacun avec tous ? Et proposer à tous les hommes de bonne volonté un univers non seulement habitable mais encore harmonieux ?

C’est en octobre 1903 que Jules Romains, pendant qu’il préparait dans la rue d’Amsterdam son concours d’entrée à l’ENS, a eu une sorte de « révélation » au cours de laquelle il s’est senti comme lié avec les passants, la foule, en somme l’ensemble des consciences individuelles qui l’entouraient alors, dont il faisait partie, et qui toutes ensemble débouchaient sur l’âme de Paris.

Le jeune Louis Farigoule, âgé de dix-sept ans, descend la rue d’Amsterdam. Soudain l’envahit un sentiment étrange. Piéton de Paris comme Fargue, paysan de Paris comme Aragon, la foule de la grande ville l’emporte dans son tourbillon. Dans l’agitation qui l’entoure, il lui semble faire partie d’un ensemble plus vaste que sa propre personne. Composé des passants, des voitures, des boutiques, de la rue elle-même, de toutes les passions et de toutes les idées des autres autour de lui, un être collectif dont il n’est qu’un rouage s’impose à lui avec évidence. Sa conscience individuelle n’est plus qu’un élément d’une force mystérieuse qui le dépasse de très loin. Il n’est qu’un des fragments d’une grande âme collective qui embrasse et dirige les réactions de chacun. L’ « unanimisme » est né.
(Une autre histoire de la littérature française, II, J. d’Ormesson

Pour O. Rony, le Jules Romains des années 1903-1910 est « à situer à mi chemin entre un Rimbaud et un Verhaeren » :

Du premier, il retient la recherche hallucinée d’une présence de l’inconnu et presque du magique dans le réel, une sorte d’hypersensibilité au monde ; du second, la volonté d’appréhender en profondeur les forces collectives nouvelles.
(Introduction d’Olivier Rony, in Les Hommes de bonne volonté, Laffont 1988 coll. « Bouquins »)

Que l’on ne s’y trompe pas : la vision de Jules Romains est aussi dépendante de son « milieu » et de son « moment » (pour parler comme Taine). L’auteur de Knock est un enfant du dix-neuvième siècle, celui de l’urbanisation grandissante consécutive à la révolution industrielle : aussi réagit-il aux changements profonds qui s’opèrent sous ses yeux. Face aux essors impressionnants de la ville et du machinisme, deux attitudes ont pu être adoptées : le refus d’en tenir compte (l’aristocratie symboliste) ou sa critique acerbe (Zola qui montre ce nouveau monde dans toute son horreur, Weber qui l’analyse comme un désenchantement général). Jules Romains, lui, propose une troisième voie : celui d’épouser avec optimisme ce nouveau monde. Paradoxalement, sa doctrine de l’unanimisme détonne en même temps qu’elle épouse le siècle. On pourrait dire que Jules Romains achève Max Weber : le second fait le constat du désenchantement du monde, de religieux devenu commercial, quand le premier propose de le réenchanter à partir de ses nouvelles données.
On ne s’étonnera guère que Jules Romains ait violemment critiqué « l’aristocratie symboliste ». On ne s’étonnera guère non plus qu’il ait suivi les symbolistes préoccupés des considérations matérielles de leur temps, à l’image du Verhaeren des Villes tentaculaires.

Le principe d’un humanisme moderne est posé : exaltation de la volonté, prise de vue sociale, reconnaissance de la transformation des modes de vie, aptitude de la littérature à rendre compte du monde en devenir, dans lequel s’établirait une harmonie entre les forces humaines et techniques.
(Introduction d’Olivier Rony, in Les Hommes de bonne volonté, Laffont 1988 coll. « Bouquins »)

Résumons : l’unanimisme, pour Jules Romains, est une réalité spirituelle formée de consciences individuelles, mais autonome et qui les dépasse – comme l’esprit d’une foule est indépendant des individus qui la composent. Ce postulat établi, toutes les œuvres de Romains tendront à montrer comment, après une série d’actes et d’événements, les individus s’élèveront à la conscience du groupe unanime.
Il y a chez Jules Romains un petit paradoxe : il est à la fois matérialiste, en ce que toute sa philosophie est axée sur la réalité de la ville, sur cette réalité qu’un groupe a une conscience autonome qui dépasse les consciences individuelles ; mais il est aussi spiritualiste, en ce que l’unanimisme tel qu’il le conçoit est élevé à une hauteur presque divine – un pouvoir de l’esprit sur la matière.

2. Le grand projet unanimiste : Les Hommes de bonne volonté

Jules Romains, fidèle en cela à une certaine tradition de la littérature française, est un auteur à thèse. Une fois la thèse établie – l’unanimisme –, il lui fallait bien s’atteler à son grand projet, celui du roman qui devait développer son idéologie dans toute son ampleur, et prendre place au panthéon littéraire aux côtés de la Comédie humaine et des Rougon-Macquart.
Sa grande fresque romanesque, Romains s’y attelle à partir de 1929 avec un objectif clair : ne pas décrire une série d’événements historiques ni présenter une suite cataloguée de milieux sociaux et géographiques mais montrer tous les rapports de l’individuel avec le collectif, et comment le second non pas s’impose au premier, mais se mélange à lui.

Certes, Balzac, Hugo, Zola avaient également posé les rapports de force qui s’établissent entre les destinées et la société. Avec Jules Romains, la nouveauté est que l’on ne perd jamais de vue la vulnérabilité, la porosité du libre arbitre de chacun. Nous sommes l’objet d’assauts de plus en plus abrupts des forces sociales. […] Chez les écrivains du dix-neuvième siècle, la personne reste encore à peu près libre des contraintes sociales, une fois admis qu’elle les a comprises et sait les utiliser à ses propres fins.
(Introduction d’Olivier Rony, in Les Hommes de bonne volonté, Laffont 1988 coll. « Bouquins »)

Jules Romains est entre la fatalité sociale à la Zola et la volonté individuelle surpuissante : chez lui, le groupe qui agit physiquement sur l’individu est aussi formé par une somme d’individus. Par conséquent, les deux notions s’interpénètrent et peuvent s’influencer l’une l’autre. La « bonne volonté » que son titre évoque est celle de quelques âmes nobles agissant positivement sur l’âme du groupe entier.

Jules Romains a choisi d’utiliser comme scène de son grand roman la période s’étalant de 1908 à 1933. Ce choix n’est pas anodin : il considérait les cycles de vingt-cinq ans comme des « ondes historiques », découpées en trois : le pied de l’onde, sa crête et sa chute. Olivier Rony note que l’on retrouve cette conception dans les présentations symétriques de Paris en 1908 (tome I, le pied de l’onde), de la France en juillet 1914 (tome XIV, la crête) et de l’Europe en octobre 1933 (tome XXVII, la chute).
Par ailleurs, il faut voir tout ensemble une objectivité et une subjectivité dans le choix de ces dates : 1908-1933 correspond au passé de l’auteur (par conséquent il peut se targuer de l’objectivité d’un certain recul), mais un passé pas si lointain, qu’il a vécu dans sa chair (et qu’il peut donc décrire avec d’autant plus de saveur).

Il reste que le travail sur Le 6 Octobre [le premier tome des Hommes de bonne volonté] témoigne chez Jules Romains de deux préoccupations difficiles à concilier et présentes tout au long de l’élaboration des Hommes de bonne volonté : l’alternance des chapitres unanimistes et des chapitres centrés sur les individus, les uns et les autres destinés à se fondre en un tout harmonieux.
(Introduction d’Olivier Rony, in Les Hommes de bonne volonté, Laffont 1988 coll. « Bouquins »)

En août 1931 Max Fischer, le directeur littéraire de Flammarion, dit après avoir lu le manuscrit du premier tome de la saga de Jules Romains : « Ce sont les tout premiers tableaux d’une pièce en trente tableaux, ce sont les fondations et les caves d’un édifice ».
C’est un blanc-seing : soutenu dans son projet, l’auteur ne mettra le point final à son œuvre forte de centaines de personnages, de centaines de lieux, que le 30 septembre 1944.

À travers l’œuvre, court alors, comme un fil d’Ariane, une grande interrogation : qui fait l’histoire ? L’homme la fait-il ou ne peut-il que la subir ? Jules Romains se refuse à croire à la fatalité, même si on le voit se demander si la volonté des plus lucides peut infléchir le cours de l’histoire. Mais quels en sont les acteurs ? C’est le débat entre le rôle des groupes et celui des individualités. Un des traits majeurs des Hommes de bonne volonté est l’accent mis sur l’action de petites unités déterminées et en accord sur des objectifs communs. Ce thème du compagnonnage clandestin, de l’Église, de la bande est constant dans l’oeuvre. En même temps, Jules Romains fait une très grande place à l’activité politique saisie à plusieurs niveaux : celle du Parlement, celle de l’exécutif, des administrations ministérielles, des ambassades. Il essaye constamment de rendre présents les événements aux deux extrémités de leur courbe : là où se prennent les décisions, là où elles se résolvent en réalité quotidienne et vécue.
(Introduction d’Olivier Rony, in Les Hommes de bonne volonté, Laffont 1988 coll. « Bouquins »)

3. La parole à l’auteur

Les Hommes de bonne volonté commencent comme de coutume par une préface de l’auteur. Dès la première phrase, le ton est donné : « Je publie aujourd’hui les deux premiers volumes de l’œuvre qui sera probablement la principale de ma vie. »
Quelle œuvre ? Celle de raconter tout un monde. Jules Romains poursuit : « Quand un romancier se propose un travail de grande envergure, comme, par exemple, celui de peindre le monde de son temps (qu’on me passe cette expression commode), la tradition lui offre deux procédés principaux, dont les autres ne sont que des variantes. »
En substance, voici les deux procédés qu’il analyse : le premier consiste à traiter divers sujets dans des romans séparés pour avoir à la fin une peinture d’ensemble. C’est le cas par exemple de la Comédie humaine. Le vice consubstantiel à ce genre de synthèse est que les romans ne sont liés entre eux que par des rappels anecdotiques qui sonnent un peu faux. Le second consiste à écrire un seul roman immense qui se déplie en plusieurs volumes. La personne et la vie du héros principal en forment l’unité. C’est le cas par exemple des Misérables, de la La Recherche ou des Buddenbrook de Thomas Mann. Ce modèle présente deux risques majeurs : soit toute la société est vue du point de vue du héros, auquel cas sa description est subjective et partielle ; soit le héros est arbitrairement mené dans divers milieux où l’auteur a envie de nous emmener, et alors l’artifice devient intolérable (c’est le cas des Rougon-Macquart de Zola). Dans ces romans le hasard, qui fait trop bien les choses, peut gêner la capacité du lecteur à se représenter le monde décrit par l’auteur.

Jules Romains estime que ces vices ne résultent pas des conventions du genre romanesque : ils sont plutôt « des désaccords entre un ordre de sujets qui s’est imposé peu à peu à la littérature avec des exigences croissantes de vérité et de profondeur, et un tour d’esprit plus ancien dont procèdent les habitudes de composition romanesque. »
Lui, veut sortir du roman centré sur le personnage, cause de trop de subjectivité dans la mimèsis. Unanimiste, il ne veut plus axer le roman sur l’individu mais sur le groupe. Un groupe vivant, autonome mais actionné par des individus si possible de bonne volonté, qui chercheront l’harmonie entre l’individuel et le collectif : « Je ne suis pas de ceux qui trouvent dans la contemplation de l’Incohérence finale un amer assouvissement. Je n’ai pas le dilettantisme du chaos. »

 

Lecture conseillée :

  • Romains, Jules, Les Hommes de bonne volonté, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988

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