« Karain » de Conrad : tout à l’envers

Joseph Conrad, photographie de 1904 de George Charles Beresford
Joseph Conrad, photographie de 1904 de George Charles Beresford

Les éditions Gallimard ont édité en 2003 dans la collection Quarto les Nouvelles complètes de Conrad. Au sein de ce très bel ouvrage établi par Jacques Darras – comprenant pas moins de 1512 pages et 39 documents ! – le lecteur aura la joie de retrouver les nouvelles les plus connues de l’écrivain polonais, comme « Le Duel », intégré en 1908 dans le recueil Six nouvelles et adapté au cinéma par Ridley Scott en 1977.
Le lecteur trouvera également les multiples écrits moins connus de l’auteur de Cœur des ténèbres. Celui qui ouvre la collection est « Karain : un souvenir », un texte publié en 1897 dans la revue Blackwood’s Magazine et intégré un an plus tard aux Histoires inquiètes par l’auteur.
Il n’est pas inutile de citer un extrait de la courte introduction que fait Jacques Darras de ce premier recueil :

Quiconque touche à la littérature ne peut pas ne pas toucher du même coup à la politique, sauf à vouloir relever du simple divertissement. Voilà la redoutable réalité qu’il faut affronter lorsqu’on lit Conrad avec les armes de la critique. Cette conscience politique est tellement fondamentale que les lecteurs insuffisamment armés dans ce domaine sont entraînés par des effets de surface vers la recherche du document biographique. Cela explique qu’une majeure partie de la critique conradienne contemporaine soit totalement superficielle, « irrelevant » (sans pertinence) comme dit l’anglais. Que devient l’Europe, que devient la civilisation occidentale, demande Conrad, privée du principe de mouvement qui aura commandé à son expansion dans le monde depuis l’héritage de l’Empire romain ? Qu’advient-il quand cette mobilité constituante s’arrête et s’enlise grotesquement dans un quelconque marécage d’Afrique, de Malaisie ou de Bretagne ? Qu’advient-il quand les Rimbaud tombent dans le commerce, alors qu’ils étaient partis vers de visionnaires croisades ? L’histoire du XIXè siècle est ainsi pleine de figures de juifs errants ou Hollandais volants qui ne pourront atteindre le repos éternel que dans une mort « romantique », par médiation d’une jeune et consentante rédemptrice.
(Jacques Darras)

La question posée, celle de « l’enlisement » de la civilisation occidentale dans les marécages des colonies, revient d’une certaine manière à poser celle du choc culturel. Un double choc : celui du matérialisme contre le spiritualisme, qui est aussi celui du propre présent de l’Occident contre ses traditions perdues.
Le dix-neuvième, siècle romantique, fut paradoxalement celui du triomphe du matérialisme et l’adolescence – donc la vigueur naissante – de l’industrialisme libéral : ce fut un siècle de démystification (voir Bourget, ou Renan et sa Vie de Jésus), et parce que démystifié, tout empreint d’un nouveau mysticisme réactionnaire (que l’on songe aux écrits hugoliens remplis de spiritualité déiste). Le dix-neuvième siècle fut celui de la raison héritée de la vieille tradition de l’humanisme, du rationalisme cartésien et des Lumières ; il fut celui des progrès de la science – mais au profit d’une société industrielle où l’homme a pu se sentir en perte d’une foi nécessaire à son moral et à sa volonté.
Romantique : le mot est donné par J. Darras. Certes, romantique Conrad le fut, si l’on s’en tient à la définition de Van Tieghem : « Un intérêt pour les hommes dans leur diversité historique et locale, pour leurs mœurs différentes, pour leur vie matérielle déterminée par des circonstances extérieures. » Les récits de voyage du voyageur Conrad sont typiques de cette littérature de l’extérieur qui parcourut l’Europe depuis Atala jusqu’à Cyrano, publié la même année que « Karain ».
Romantiques, les écrits de Conrad le sont aussi par ce leitmotiv des auteurs « fin de siècle » à retrouver une foi perdue, mais une foi pervertie, abâtardie, non catholique, anti-institutionnelle, un mysticisme dans le mauvais sens du terme : un mysticisme de tables tournantes à la Hugo – ce sont les fantaisies de T. Gautier, les sorcières de Barbey d’Aurevilly, les symbolistes exaltant le « mystère » qui « appartient à la substance même de la réalité » (A. Beaunier) face au naturalisme optimiste à la Verne, ou déprimant à la Zola.

Darras écrit que « l’histoire du XIXè siècle est ainsi pleine de figures de juifs errants ou Hollandais volants qui ne pourront atteindre le repos éternel que dans une mort « romantique », par médiation d’une jeune et consentante rédemptrice. » On pourrait ajouter que la littérature du dix-neuvième est pleine d’ouvrages de « recherche d’une église » (pour reprendre le mot de Jules Romains dans Les Hommes de bonne volonté) et de « mise en avant de l’angoisse de l’individu » (Aubrit et Gendrel).
Et c’est là que Conrad nous surprend et propose une véritable innovation, un écrit qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la littérature : « Karain » est en effet l’exact opposé de la recherche de foi et de la responsabilité de l’esprit. Chez Conrad romantique, il n’y a pas de vénération d’une supériorité mystique : il y a au contraire un côté tristement réaliste à la description des cultures orientales et la conscientisation des faussetés non seulement religieuses, mais encore mystiques.
« Karain », œuvre romantique et disruptive, n’est pas l’histoire symboliste et vaguement magique d’une rencontre spirituelle, malgré la dernière phrase qui laisse planer un doute – mais dont on ne peut que comprendre qu’il est ironique. Karain, comme Caïn dans « La Conscience » de Hugo, cherche à fuir l’œil qui le poursuit et qui le fixe sans cesse ; mais contrairement au Caïn de « La Conscience », il parvient contre toute attente à échapper à sa responsabilité par le biais d’un « truc » de magicien grotesque. Karain, contrairement au philosophe Adrien Sixte du Disciple de Bourget qui retrouve la foi à la fin du livre, ou à Jean des Esseintes qui dans le roman de Huysmans essaie par tous les moyens de trouver une espèce de sens à sa vie après avoir vécu dans un matérialisme dont il s’est dégoûté, recherche quant à lui désespérément « l’incrédulité », celle que nos romantiques déplorent tant !
C’est sur ce désir étonnant de Karain, si surprenant dans un ouvrage aux dimensions quoiqu’on en dise romantiques, que nous conclurons cet article :

Karain s’adressa à moi :
« Tu nous connais. Tu as vécu avec nous. Pourquoi ? Nous ne savons pas ; mais tu comprends nos chagrins et nos pensées. Tu as vécu avec mon peuple, et tu comprends nos désirs et nos craintes. C’est avec toi que j’irai. Vers ton pays, vers ton peuple. Ton peuple qui vit dans l’incrédulité ; pour qui le jour est le jour, et la nuit, la nuit – rien de plus, parce que vous comprenez tout ce que l’on voit, et que vous méprisez tout le reste. Vers ton pays d’incrédulité, où les morts ne parlent pas, où chacun est sage, et seul – et en paix.
– Parfaite description ! » murmura Hollis en souriant légèrement.
(« Karain : un souvenir », J. Conrad)

 

Lecture conseillée :

  • Conrad, Joseph, Nouvelles complètes, éd. établie par J. Darras, Paris, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 2003

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