On connaît peu Marcel Aymé ; seuls Les Contes du chat perché, Le Passe-muraille sont restés dans la culture populaire, comme les vagues souvenirs de contes et nouvelles lus sans grande conviction, appréciés peut-être, étudiés un peu, au collège. Aymé, pourtant, auteur prolifique à la vie étonnante et souvent mystérieuse, gênante dans les coins, écrivit une somme considérable d’œuvres de genres très divers, embrassant aussi bien le réalisme, que la politique ou le fantastique.
Fantastique, La Vouivre l’est en partie. Ce roman, qui plairait à n’en pas douter au lectorat contemporain, mériterait d’être mieux connu. L’histoire est originale : une vouivre, femme immortelle des mythes celtes à la beauté légendaire, qui se baigne volontiers nue dans les rivières, se donne facilement, et porte sur la tête un joyau magnifique provoquant la mort de quiconque tente de s’en emparer, surgit un beau matin aux abords d’un village de la Franche-Comté. Rien de très inhabituel jusque-là – en matière littéraire, s’entend. Ce qui l’est un peu plus, inhabituel, c’est que cette créature se montre en plein vingtième siècle, époque de l’industrie, de la raison, du nihilisme, de la mort de Dieu après celle de Pan, de l’incroyance et de l’évanouissement du mysticisme.
La vouivre, donc, sème le trouble dans la communauté villageoise. Elle perturbe la vie laborieuse, rurale, de quelques habitants bourrus ; elle bouscule dans leurs habitudes les paysans qu’Aymé dépeint sans concession, fidèle en cela à une certaine tradition littéraire française. Ces gens cupides, avares, orgueilleux, maussades et benêts, tombent inéluctablement, les uns après les autres, dans le piège involontaire de la créature innocente. Elle d’ailleurs s’en moque : parce qu’elle est impérissable, leurs souffrances, leurs petites convoitises, leur querelles mesquines, toutes matérielles, leurs vies médiocres (ces « petits plis de l’éternité » dans lesquels ils s’agitent frénétiquement) apparaissent à ses yeux (et à ceux du lecteur, du même coup), vidées de leur importance, et donc de leur sens. La vouivre agit comme un miroir aux vanités – pour ceux qui la côtoient du moins, dont nous-mêmes –, et seule demeure la mort, à la fin.
C’est bien la mort en effet, plus que la cupidité, qui est au cœur de ce roman, roman d’un auteur difficile à classer, fidèle à bien des égards, dans sa méfiance pessimiste de l’homme, aux moralistes du grand siècle. La vouivre est immortelle, l’homme est mortel ; de la première la vie n’a pas de fin, à sa vue tout passe et tout meurt, disparaît puis renaît – aussi n’a-t-elle aucune raison de se hâter, de s’attacher, de regretter, d’espérer, de s’inquiéter (de vivre, en somme) ; mais du second les jours sont comptés ; il ne peut, ou plutôt il ne doit, ni gaspiller sa vie, ni, pire encore, la gâcher ; chaque seconde qui s’écoule réduit le temps qui lui est imparti avant le dernier soupir, et cette préoccupation, quand elle devient unique, finit par lui être insupportable.
L’on voit qu’une dualité s’instaure entre l’homme et la vouivre ; celle-ci, c’est là en vérité tout le roman de Marcel Aymé, n’est qu’un comparatif ; elle ne pourrait être qu’une illusion, et elle l’est peut-être. Peu importe ! – ce qui compte, c’est ce qu’elle dévoile à celui-là : sa nudité, sa richesse, ce sont les catalyseurs de sa vanité. Ce n’est pas un hasard, si les discussions de la vouivre avec Arsène sont l’occasion de philosopher sur le temps, la mort, et le sens de la vie. « Il y a quelque chose chez vous que je ne comprends pas », dit-elle – avant de demander, ingénument, si la mort s’apprend, la mort dont la seule perspective permet aussi l’épanouissement de la vie.
L’un des personnages principaux du roman, Requiem, est fossoyeur. Il est l’incarnation du terme du délai accordé par la nature à l’homme. Lui, l’homme, que la vue de ce terme affole, s’agite pour ne plus le voir, et parce qu’il le voit quand même, se rue aux accumulations inassouvissables, aux vaines ambitions, aux prétentions et aux présomptions. Il n’est plus mû que par ces deux phobies, ne pas gaspiller sa vie, ne pas la gâcher. Ainsi le maire, Voiturier, radical, voudrait s’abandonner à ses croyances, sans perdre ses administrés ; hanté par la mort, il veut encore plaire à ses électeurs ; entre le temporel et le spirituel, il balance. Arsène, aimé par Belette, voudrait jouir de la vouivre, de Juliette, et se marier à la fille du maire, Rose, pour ses intérêts propriétaires : entre l’amour et la propriété, lui aussi, balance. Requiem, le fossoyeur, aimerait boire immodérément, porter la particule, mener la vie de château. Germaine ne se trouve jamais assez rassasiée d’hommes : le temps lui court après ! Belette prie la Vierge pour qu’elle la rende riche et lui fasse pousser les seins, le plus rapidement, si possible. Même Urbain, sa maison bâtie, trépigne tel un enfant, et abandonnant toute rigueur, court à ses nouveaux murs dès qu’il en trouve l’occasion. On en dirait autant du curé, ainsi que de chacun des personnages de La Vouivre : tous, ils se dépêchent, ils se dépensent, l’inconscient torturé par la nausée de la mort.
La Vouivre est une œuvre assez simple, au fond ; simple comme le style d’Aymé dont la phrase pure, dépouillée, eût ravi Maupassant, et qui retranscrit d’une façon particulièrement réaliste le parler paysan. Elle est une illustration par la fiction du divertissement pascalien. Cette conscience inconsciente du néant de la mort, qui trouble les cœurs, agite les esprits et meut les individus, c’est Pascal, et c’est Marcel Aymé.
Lecture conseillée :
- La Vouivre, Marcel Aymé