Enfin Malherbe vint

Gravure de François de Malherbe par Charles Devrits (1845)
Gravure de François de Malherbe par Charles Devrits (1845)

Au commencement, il y eut le chaos baroque enfanté par la Pléiade primitive et fougueuse, Desportes et d’Aubigné, Habert et Jean de Sponde ; la poésie était libre exagérément, capricieuse et fantaisiste, exubérante et jaillissante, hyperbolique et fiévreuse.
Alors, Malherbe dit : Que l’ordre naisse du chaos ! et grâce à lui, « on abandonna l’ordre gothique que la barbarie avait introduit » (La Bruyère), et l’on soumit opportunément la langue à de sains décrets, afin de rendre l’expression plus naturelle, plus claire, plus juste ; l’emphase laissa place à la retenue ; l’égoïsme lyrique, à « la représentation sans concession des faiblesses et des vanités » (Aubrit, Gendrel) — et le vieux poète devint le père spirituel du classicisme triomphant.

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.

Ces vers de Boileau tirés de l’Art poétique, qui sont restés dans l’histoire, renvoient malgré eux, à cause peut-être de leur trop sèche (et scolaire) composition, l’image d’un Malherbe corseté, insensible et magistral, impitoyable dans sa sévérité même ; un Malherbe conservateur à outrance dont Mademoiselle de Gournay eût pu dire, à juste titre enfin, qu’il avait tant rogné les ailes de la poésie, qu’il était impossible qu’elle volât au ciel, son but ! Aujourd’hui encore, qui s’intéresse superficiellement à notre littérature se fait aussitôt du poète une idée caricaturale, qu’il conviendrait pourtant de nuancer largement. Mais avant de poursuivre, et d’évoquer sa doctrine et son tempérament, rappelons en quelques mots, pour le lecteur non initié, qui fut donc ce Malherbe hélas trop méconnu.

1. « Quoi donc c’est un arrêt qui n’épargne personne… »

François de Malherbe, gentilhomme de province, monte à Paris en 1576, entre au service d’Henri d’Angoulême, le suit en Provence. Dix ans passent, Henri meurt, Malherbe est seul : première infortune ! Dix années supplémentaires s’écoulent et le jeune Henri III dédaigne le poète obstinément, qui récite pourtant, en 1600, des vers de bienvenue à la nouvelle reine de France, Marie de Médicis. Cinq années passent encore, lentes et silencieuses ; Malherbe, qui s’ennuie, traduit Sénèque et soupire…
Mais la Fortune a ses caprices. En 1605, Malherbe — à cinquante ans ! — accompagne à Paris le président Du Vair, est enfin présenté au roi (Henri IV), compose une ode en son honneur ; le style plaît : et le voici poète de cour officiellement, poste qu’il espérait en vain depuis si longtemps !

Il écrivait des odes sur les événements de l’actualité politique, il composait des vers pour les naissances et les deuils de la famille royale. Il collaborait aux livrets pour les carrousels et les ballets. Il approchait le souverain, il s’en faisait remarquer, et lorsque Henri IV s’enflamma de la plus folle passion pour Charlotte de Montmorency, le poète fut introduit dans ses secrets, reçut ses plus intimes confidences, fut chargé d’être dans ses vers l’interprète de cet amour. Une dépêche de l’ambassadeur d’Espagne nous apprend qu’Henri IV « appelle près de lui des poètes à des heures fort extraordinaires », et nous comprenons que « ces poètes », c’est Malherbe, et nul autre que lui.
(Préface d’Antoine Adam, in Poésies de Malherbe, éd. Gallimard 1971)

C’est à la mort du roi seulement que commence, pour Malherbe, « la période la plus brillante » ; son protecteur en effet, M. de Bellegarde, est fort lié à la princesse de Conty, « toute-puissante » auprès de la régente. Malherbe fait alors partie des intimes du « cabinet », profite avantageusement de sa position, compose des poésies qui serviront de modèle au classicisme triomphant, multiplie les flatteries et dédaigne outrageusement ceux qui ne sont pas de la cour et le sollicitent.
La roue tourne en 1615 ; pour des raisons que l’on ignore, liées soit à sa passion pour le bon mot d’humour, qui le fit si souvent manquer de tact, — « je ne suis guère fin », écrivait-il à Racan —, soit plutôt à son opposition pour Concini dont l’influence grandit, soit encore à l’enfermement de la reine mère à Blois, il s’éloigne inexorablement de la cour à partir de cette année, et bientôt n’a plus qu’à réclamer misérablement ses pensions, aux bureaux qui négligent de les lui délivrer !

La fortune avait été souvent défavorable au poète, ou, plus précisément, jamais longtemps favorable :

Quoi donc c’est un arrêt qui n’épargne personne
Que rien n’est ici-bas heureux parfaitement,
Et qu’on ne peut au monde avoir contentement,
Qu’un funeste malheur aussitôt n’empoisonne.

Elle l’est encore avec l’arrivée de Richelieu. Malherbe admire le grand homme, « ce grand cardinal, grand chef-d’œuvre des cieux », et le ministre-cardinal, qui le considère, lui promet « toute sorte de faveur ». Hélas ! le voilà frappé au moment du triomphe par la pire des douleurs, la mort tragique de son fils, tué en duel pour d’obscures raisons. « Sa mort le désespéra », écrit A. Adam, elle « l’affola », écrit G. Lanson ; et ici je ne résiste pas à citer intégralement le sonnet du père sur la mort de son fils, un modèle absolu de poésie classique, où la plus vibrante des émotions perce par intervalles sous la dure carapace des règles de la bienséance, et où « l’effet de sourdine », pour reprendre le mot de L. Spitzer sur le style de Racine, est porté à son maximum :

Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle,
Ce fils qui fut si brave, et que j’aimai si fort :
Je ne l’impute point à l’injure du sort
Puisque finir à l’homme est chose naturelle.
*
Mais que de deux marauds la surprise infidèle
Ait terminé ses jours d’une tragique mort,
En cela ma douleur n’a point de réconfort :
Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle.
*
Ô mon Dieu, mon Sauveur, puisque par la raison
Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la vengeance est un vœu légitime :
*
Fais que de ton appui je sois fortifié :
Ta justice t’en prie ; et les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié.
(« Sonnet sur la mort de son fils », F. de Malherbe)

Malherbe, inconsolable, cherche à obtenir vengeance désespérément, par la punition des coupables ; il se heurte alors à l’hostilité des puissants, aux oublis opportuns, aux fausses promesses du roi, et même aux agacements des princes, des grands, des conseillers ; et loin de voir les « fils de ces bourreaux » condamnés pour meurtre, il assiste impuissant à leur amnistie !

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde,
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde,
Que toujours quelque vent empêche de calmer,
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre :
C’est Dieu qui nous fait vivre
C’est Dieu qu’il faut aimer.
*
En vain pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies,
À souffrir des mépris et ployer les genoux,
Ce qu’ils peuvent n’est rien : ils sont comme nous sommes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.
*
Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière
Dont l’éclat orgueilleux étonne l’univers,
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.
*
Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,
D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre :
Comme ils n’ont plus de sceptre ils n’ont plus de flatteurs :
Et tombent avecque eux d’une chute commune
Tous ceux que leur fortune
Faisait leur serviteur.
(« Imitation du psaume Lauda anima mea dominum« , F. de Malherbe)

Malherbe s’éteint à Paris en 1628, le 6 octobre, épuisé par la lutte continuelle qu’il menait alors contre les meurtriers de son fils, ignorant sans doute l’influence énorme qu’il allait exercer sur la poésie française…

2. « Médisant cesse de parler »

Il n’y a rien de plus faux que de vouloir attacher l’idéologie de l’homme à sa psychologie. Hébert était un pleutre et le père Duchesne, son pseudonyme, un bourreau vociférant appelant le monde entier sur l’échafaud ; Flaubert, qui dans l’art aimait la pureté dépouillée, mais dont l’allure générale était d’un ogre baroque, avait la grossièreté facile, et « gueulait » ses textes furieusement. On a de même beaucoup médit sur Malherbe, à trop vouloir en faire l’allégorie de l’Austérité, au seul motif qu’il fut le chantre de la rigueur poétique — nous y reviendrons. En vérité, « ce gentilhomme de Normandie, si fier de sa race, d’un si robuste orgueil, au verbe rude et incivil, autoritaire, brusque, indifférent en religion, mais respectueux de la croyance du prince et de la majorité des sujets, très soumis à l’usage et très épris de raison, disputeur, argumenteur, philosophe et fataliste, plus stoïcien que chrétien, très matériel et positif » (G. Lanson), ce père de la raison, de la règle et de la mesure, qui rayait presque tous les vers de Ronsard, et tous ceux de Desportes, paradoxalement était à la fois comique, sentimental et paresseux, « au demeurant, ajoute Lanson, honnête homme, et de plus riche sensibilité qu’on ne croirait d’abord ».

À lire son œuvre, nous l’imaginerions tout occupé à développer sous une forme magnifique les lieux communs de la morale et de la politique. Il suffit de l’écouter quand il parle à ses proches pour découvrir à quel point la vérité est différente. Il est beaucoup plus humain qu’il ne semble.
(Préface d’Antoine Adam, in Poésies de Malherbe, éd. Gallimard 1971)

Qui douterait de sa « capacité sentimentale », — on me pardonnera cette verbeuserie —, n’aurait qu’à lire sa très fameuse « Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille ». Du Périer, avocat au Parlement d’Aix, avait perdu sa fille âgée de cinq ans seulement ; son ami, Malherbe écrivit pour le consoler une poésie sublime dont je ne citerai que le début, et que G. Pompidou, lui, rapportait entièrement dans sa fameuse Anthologie :

Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
L’augmenteront toujours ?
*
Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale, où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?
*
Je sais de quels appas son enfance était pleine,
Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.
*
Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin :
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin
(« Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille », F. de Malherbe)

J’ai déjà rappelé le sonnet sur la mort de son fils, où perce la douleur ; je ne citerai pas ses nombreux poèmes d’amour, stances, odes et sonnets, où jaillissent à chaque instant les vers poignants, aux accents tristement mélancoliques.

Quant aux flatteries exagérées et franchement ridicules des œuvres de commande, certes, il ne faudrait pas les lire avec nos yeux contemporains nécessairement anachroniques. Malherbe écrit dans un monde qui tremble ; le pouvoir central commence d’imposer à la vieille féodalité une domination sans précédent ; la seconde est rétive, et plus elle se débat, plus le pouvoir l’oppresse ; c’est partout, et tout le temps, la guerre et la rébellion !

Si Malherbe affirmait une adhésion si forte à toutes les formes de l’orthodoxie, ce n’était pas qu’il fût un bas flatteur, comme certains sembleraient le croire. C’est que l’ordre public lui apparaissait comme la première nécessité, c’est que quarante ans d’anarchie venaient de faire l’effrayante démonstration du besoin qu’ont les hommes de se soumettre à un pouvoir fort.
(Préface d’Antoine Adam, in Poésies de Malherbe, éd. Gallimard 1971)

À dire le vrai, il est même loisible de reconnaître chez Malherbe une morale s’approchant étrangement de celle qui sera plus tard le jansénisme — c’est là le côté précurseur du père du classicisme. « Plutôt qu’une Sagesse et une Bonté infinies, précise A. Adam, Malherbe voit dans la marche du monde les interventions d’une puissance acharnée à nous faire souffrir » ; et quand tranquillement il énonce, de son ton délicieusement désabusé, que « la religion des honnêtes gens est celle de leur prince », il amorce une pensée qui n’aura rien à envier aux Maximes de La Rochefoucauld.

Mais, encore une fois, il ne faudrait pas confondre cette morale classique du dépit, — des illusions perdues, que reprendront bien plus tard les meilleurs de nos auteurs réalistes —, avec le caractère propre de Malherbe. Assurément, l’homme n’avait rien d’un « vieux pédagogue barbu », « uniquement soucieux de compter les syllabes de ses vers, de fixer les règles de la rime et de la césure, indifférent à tout ce qui, dans la poésie, est autre chose que grammaire et prosodie » (A. Adam). « Médisant cesse de parler » ! écrivait-il, à l’occasion d’un poème — nous céderons pourtant longuement, sans plus de commentaire, la parole au plus médisant de nos écrivains, Tallemant des Réaux, parce qu’il dressa dans ses Historiettes le portrait sans nul doute le plus savoureux de Malherbe, et que le poète, à bien y regarder, en ressort moins comme un personnage brutal et méchant, qu’irrésistiblement comique :

Régnier l’avait mené dîner chez son oncle ; ils trouvèrent qu’on avait déjà servi. Desportes le reçut avec toute la civilité imaginable, et dit qu’il lui voulait donner un exemplaire de ses Psaumes, qu’il venait de faire imprimer. En disant cela, il se met en devoir de monter à son cabinet pour l’aller quérir. Malherbe lui dit rustiquement qu’il les avait déjà vus, que cela ne méritait pas qu’il prît la peine de remonter, et que son potage valait mieux que ses Psaumes. Il ne laissa pas de dîner, mais sans dire mot, et après le dîner ils se séparèrent, et ne se sont pas vus depuis.
[…]
Il disait quelquefois, quand il voyait passer le feu roi, qui était encore fort jeune en ce temps-là : « Voyez-vous, cet enfant après qui tout le monde court, si la reine, en le faisant, eût donner un coup de cul de travers, ce n’eût été qu’une ordure qui fût tombée dans les draps et qui eût fait mal au cœur à la femme de chambre qui eût fait le lit. »
[…]
Un jour, au cercle, je ne sais quel homme, qui faisait fort le prude, lui fit un grand éloge de madame la marquise de Guercheville, qui était alors présente, comme dame d’honneur de la Reine mère, et après lui avoir conté toute sa vie et comme elle avait résisté aux poursuites amoureuses du feu roi, Henri le Grand, il conclut son panégyrique par ces mots en la lui montrant : « Voilà, Monsieur, ce qu’a fait la vertu. » Malherbe, sans hésiter, lui montra la connétable de Lesdiguières, qui était assise auprès de la Reine, et lui dit : « Voilà, Monsieur, ce qu’a fait le vice. » […]
Il avait un grand mépris pour tous les hommes en général, et il disait, après avoir conté en trois mots la mort d’Abel : « Ne voilà-t-il pas un beau début ? Ils ne sont que trois ou quatre au monde, et ils s’entretuent déjà ; après cela, que pouvait espérer Dieu des hommes, pour se donner tant de peine à les conserver ? »
[…]
Un de ses neveux le vint voir une fois, après avoir été neuf ans au collège. Il lui voulut faire expliquer quelques vers d’Ovide, à quoi ce garçon se trouvait bien empêché. Après l’avoir laissé ânonner un gros quart d’heure, Malherbe lui dit : « Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant ; vous ne valez rien à autre chose. »
[…]
Il dit à un homme qui lui montra un méchant poème où il y avait pour titre POÈME AU ROI qu’il n’y avait qu’à ajouter : POUR SE TORCHER LE CUL.
[…]
Un soir, qu’il se retirait, après souper, de chez M. de Bellegarde avec son homme qui lui portait le flambeau, il rencontra M. de Saint-Paul, gentilhomme de condition, parent de M. de Bellegarde, qui le voulait entretenir de quelque nouvelle de peu d’importance. Il lui coupa court en lui disant : « Adieu, Monsieur, adieu, vous me faîtes ici brûler pour cinq sols de flambeau, et ce que vous me dites ne vaut pas un carolus. »
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

On citerait sans fin les anecdotes, les bons mots de François de Malherbe, qui disait aussi « que Dieu avait fait deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bonnes choses, les femmes et les melons » (A. Adam) ; et je ne rapporterai pas ses poèmes érotiques pour ne pas heurter le lecteur, car ils poussent le réalisme à une vulgarité qui devait bien être celle du temps, et qui choque encore de nos jours !

3. « Ce que Malherbe écrit dure éternellement »

J’ai parlé jusque-là plus amplement de la vie et du caractère de François de Malherbe, que de sa poésie proprement dite ; et pourtant peu connaissent actuellement l’homme intime, quand tous les universitaires, les étudiants de lettres, les passionnés de notre langue savent l’importance du poète dans l’édification du courant du classicisme, courant qui s’épanouira pleinement après sa mort, et triomphera dans les décennies 1660-1680 avec Molière et Racine, Pascal et Boileau, La Fontaine et Bossuet, Perrault et La Rochefoucauld.
C’est que Malherbe ne fut pas qu’un poète, il fut un chef d’école. Ses poésies, à partir des années 1615, furent publiées dans les recueils poétiques de Paris, accompagnées de force louanges, et quelques écoliers (entre autres, Mainard et Racan), fatigués des emphases oratoires à la mode, mais aussi du baroque artistique, et des folâtreries mythologiques de l’indépendante Pléiade, — en cela bons représentants de l’esprit de cour —, se bousculaient à sa porte.

« Vous vous souvenez, dit Balzac, du vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien à lunettes et en cheveux gris… J’ai pitié d’un homme qui fait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années il travaillait à dégasconner la cour et qu’il ne pouvait pas en venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et vertu des participes ? »
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Sa doctrine, précise utilement Antoine Adam, nous la retrouvons « dans les notes dont il couvre, en 1606, son exemplaire des Poésies de Desportes. Et cette fois nous comprenons qu’il a été sur le point de publier un volume où il aurait dit publiquement ce qu’il pensait de son devancier, et sans doute de quelques autres. Mais Desportes mourut, Malherbe était paresseux, et l’ouvrage ne parut pas. »

Son idéal artistique, son sentiment du Beau, le poète la doit en partie à Du Vair, magistrat protecteur du poète, qui, dans son traité De l’éloquence française (1594), devait vanter, au lieu du luxe et de la profusion, de l’excès et de l’enflure, des ornements affectés, la clarté et la sobriété, les enchaînements exacts et la justesse des mots. Cette doctrine, on en trouvera dans la Préface d’Antoine Adam, et surtout dans l’Histoire de la littérature française, de Gustave Lanson, des analyses détaillées ; j’essaierai de la résumer en peu de mots, même s’il s’agit là d’un travail de synthèse particulièrement difficile.
En peu de mots, donc : Malherbe souda « l’art antique et la raison moderne », il resserra « la poésie et la langue qui s’écoulaient et se fondaient » (G. Lanson). Grammairien autant que poète (je cite encore Lanson), il ratura les bizarreries du baroque, remplaça par un style tout impersonnel, dompté par la contrainte, l’exaltation égoïste des sentiments intimes, substitua au lyrisme désordonné le discours argumenté, enfin contribua à rendre le moi haïssable. Comment tout cela pouvait-il se traduire dans la langue, concrètement ? — par la suppression systématique des archaïsmes, latinismes, néologismes, barbarismes et mots de patois, mais aussi des fausses métaphores et des comparaisons inexactes, des hiatus et des enjambements, des chevilles et des oublis de césure, par l’exigence de la richesse et de l’originalité des rimes, afin de toucher, en dernier lieu, à la clarté, à la netteté, à la précision de l’expression parfaite. « Il n’appauvrissait pas la langue, conclut Lanson, il la débarrassait. »
Grammairien disait Lanson, il n’eût pas été ridicule à oser le mot législateur, tant Malherbe régla pour l’avenir les décrets de la poésie.

De son vivant il avait été le maître incontesté de la nouvelle littérature. Il resta, à travers le siècle, l’homme qui avait fait régner l’ordre et la raison dans les lettres françaises, qui avait assuré le triomphe du bon goût, qui avait fixé les lois définitives de notre poésie.
(Préface d’Antoine Adam, in Poésies de Malherbe, éd. Gallimard 1971)

Malherbe avait malgré lui, et quoiqu’il professât le recours à l’usage, figé la forme poétique, et sa doctrine ne pouvait longtemps perdurer dans un occident dont la philosophie n’a jamais été très conservatrice. Le romantisme devait éclater spectaculairement la fière structure bâtie par Malherbe, et qu’il eût désirée sans doute éternelle comme ces « beaux et grands bâtiments » du sonnet sur Fontainebleau, puis Verlaine tordre le cou de l’éloquence, qui importait tant au vieux poète, et les surréalistes, achever de déconstruire le langage.
Malherbe aujourd’hui nous apparaît complètement démodé, et pourtant !

Ce que Malherbe écrit dure éternellement

et en effet il est grand encore, il est beau, pour qui sait apprécier la poésie. « Si d’autres, écrivait Lanson, avaient eu plus de génie, personne avant lui n’avait mieux vu que la poésie est un art, et que la forme d’art ne s’improvise pas ». Et d’ajouter : « Il enseignait l’importance de la technique, et la facture serrée qui fait les chefs-d’œuvre. Le sens profond de ses boutades et de ses maussades jugements, c’est que l’intention a besoin du métier pour s’exprimer ; c’est aussi que la perfection consiste à condenser : le moyen d’être fort, c’est d’être sobre. »
Malherbe, c’est la contrainte absolue d’où jaillissent des vers inimitables, comme il ne peut jaillir des éruptions dantesques que des volcans les mieux formés.
Et puis, les écrivains qui restent dans l’histoire sont presque toujours, quel que soit leur genre, ceux qui furent les meilleurs illustrateurs de leur siècle ; Malherbe, loin d’avoir été un vieux fou professant vox clamantis in deserto une espèce de doctrine rigoriste, fut au contraire de son temps : « Il exprimait le besoin de paix, d’ordre, de discipline, qui était celui de toute la France » (G. Lanson).

L’ordre qui domine toute l’œuvre de Malherbe, qu’est-il donc que l’expression de l’ordre politique restauré ? La majesté de ses vers ne fait que traduire l’exigence de grandeur qui anime alors les hiérarchies. Et si cette majesté nous semble marquée de froideur, ce n’est pas à Malherbe que nous le devons imputer, c’est à son époque tout entière.
Ce n’est pas réduire l’importance de l’œuvre de Malherbe, ni en diminuer la valeur que d’y voir de la sorte l’expression supérieure de son siècle. Que font, après tout, les grands écrivains, que de donner un langage aux pensées informulées et aux aspirations confuses de leur temps. Leur grandeur n’est-elle pas d’incarner un moment de l’esprit humain et de son histoire ? Malherbe est un grand écrivain.
(Préface d’Antoine Adam, in Poésies de Malherbe, éd. Gallimard 1971)

 

Lecture conseillée :

  • Malherbe, François (de), Poésies, Paris, éd. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1971

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