« Mon âme, il faut partir » – Une anthologie de la poésie baroque française, par Jorge Gimeno

Paul Scarron, artiste anonyme
Paul Scarron, artiste anonyme

Le baroque et le classicisme se partagent un siècle aux dimensions exacerbées (1570-1715), siècle né dans le sang des guerres de religion, mort avec le dernier coucher du Roi-Soleil. La lutte du baroque contre le classicisme, c’est le conflit de l’excès contre la modération, du vague contre le clair, de l’occulte contre le rationnel, de la multiplicité contre l’unité.

C’est Heinrich Wölfflin, disciple de Jacob Burckhardt, qui, le premier, a pensé le classique et le baroque dans une conception cyclique. Il développe, dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, cinq critères de définition de ces « mouvements ». Pour le classique : linéarité, construction par plans, forme fermée, unité multiple et clarté. Pour le baroque : picturalité, profondeur, forme ouverte, multiplicité unifiée et clair-obscur.
(J.-P. Aubrit, P. Gendrel, Littérature : les mouvements et écoles littéraires)

Le mouvement baroque est difficile à cerner : on ne saurait précisément le dater ; on ne saurait précisément le définir, c’est-à-dire en lister les critères esthétiques. Il est étrangement étudié : tantôt l’on s’en désintéresse, et tantôt l’on en fait un courant fondateur : ainsi, boudé « dans le dernier tiers du XVIIIè siècle, en plein néo-classicisme », jusqu’à être connoté de façon péjorative, il devient, avec Eugenio d’Ors (1935), « l’une des deux constantes de notre sensibilité, avec le classicisme » (J.-P. Aubrit, P. Gendrel).
Tentons tout de même d’en arrêter quelques contours. Sa chronologie, d’abord : faut-il circonscrire le classicisme aux décennies 1660-1680, et reléguer l’avant, ces soixante premières années du dix-septième, dans un tout incertain nommé baroque ? Ce serait osé, car, comme le remarquent Aubrit et Gendrel, « le classicisme au sens large commence dès les premières années du XVIIè siècle, lorsque Malherbe décide de réglementer la poésie afin d’en finir avec la poétique plus permissive qui s’était mise en place tout au long du XVIè siècle, et d’acclimater la langue des Muses au langage de la Cour. » Les commentaires de Malherbe, le fossoyeur des baroques, sur la poésie de Desportes, datent de 1608 : et son influence « s’avère majeure sur la poésie du temps ». L’on connaît la fameuse citation de Boileau :

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
(Boileau, Art poétique)

Quant à sa chronologie, nous partirons donc de 1570, date choisie par Jorge Gimeno pour l’établissement de son anthologie, et nous nous risquerons à nous aventurer jusqu’en 1660, veille du triomphe classique.
Cherchons, ensuite, à délinéer les critères esthétiques du mouvement. Aubrit et Gendrel, dans leur ouvrage de référence, relèvent cinq traits distinctifs de l’art baroque, qu’il ne sera pas inutile de citer :

  • Une littérature moderne. — La littérature baroque valorise l’invention et promeut la liberté du créateur aux dépens du respect dévot de la tradition. […]
  • Une esthétique de l’artifice. — Dans Les Amours de Protée et Physis, poème en six chants de Desmarets de Saint-Sorlin (1670), Protée (l’Art) remporte la victoire sur Physis (la Nature) en multipliant les trompe-l’œil, les jeux d’illusions et les mystifications. C’est à ce titre que L’Illusion comique est emblématique du baroque, cette pièce que Corneille qualifie d’ « étrange monstre », frui d’une « invention bizarre et extravagante » puisqu’elle associe les genres les plus divers « cousus ensemble » (la comédie, la commedia dell’arte, la tragi-comédie), bref « un caprice » au sens esthétique du terme, c’est-à-dire une œuvre renvoyant à la libre fantaisie de son créateur.
  • Le triomphe de l’illusion. — Par définition, le théâtre est créateur d’une illusion consentie, mais la dramaturgie classique de la mimésis consiste à le faire oublier. Le baroque l’exacerbe au contraire avec le procédé du théâtre dans le théâtre, qui donne au public assis dans la salle le spectacle d’un public qui sur la scène assiste lui aussi à une représentation. […]
  • Le choc de l’émotion. — […] Didier Souiller parle « d’une littérature qui s’adresse à l’émotion et à l’imagination plutôt qu’à la raison et à la logique » et où « le sentiment, la passion, l’image […] tiennent une place essentielle ». […] L’écrivain baroque frappe donc la sensibilité de son lecteur selon les deux modes complémentaires de la sidération ou du charme, ce que le vocabulaire pictural de la Renaissance italienne, pour opposer l’art de Michel-Ange à celui de Raphaël, nommait la terribilità et la venustà : la première recourt aux images sanglantes et aux procédés violents de l’emphase tels qu’on les trouve par exemple chez Agrippa d’Aubigné ; la seconde est obtenue par la séduction des jeux de langage (concetto, mot d’esprit, énigme) comme dans la poésie ornée de Saint-Amant. Certains qualifient de « maniériste » ce style plus préoccupé de s’enivrer de son verbe que d’agir sur le destinataire : Narcisse plutôt que Pygmalion, résume Gisèle Mathieu-Castellani.
  • Un art de la profusion ostentatoire. — Refusant les entraves de la règle, l’esthétique baroque donne libre cours à la fantaisie et au désordre créateur. Elle est marquée par l’hyperbole, le jaillissement, et une exubérance vitale, tout en courbes et en arabesques.
    (J.-P. Aubrit, P. Gendrel, Littérature : les mouvements et écoles littéraires)

La définition d’un mouvement, aussi complète soit-elle, ne pourra jamais remplacer la lecture des œuvres qui en sont les composantes. En 2011, les éditions de La Table Ronde ont justement fait paraître une anthologie de la poésie baroque française, établie par le poète Jorge Gimeno : l’occasion de plonger dans cette mer tempétueuse.

La culture que nous appelons aujourd’hui « baroque » est l’expression d’une crise générale (guerres de Religion, guerre de Trente Ans, épidémies, famines, refroidissement climatique, croissance urbaine) et de découvertes géographiques et scientifiques qui, à l’époque, inquiètent. Le baroque est un genre bâtard. Rien n’y est clair et net. À côté du développement de la philosophie rationaliste (Bacon, Vanini, Descartes), l’époque connaît aussi, entre 1550 et 1620, un essor des sciences occultes (magie, alchimie, cabale), et, de 1600 à 1620, celui du courant dit libertin (libre-penseur). En même temps que perce cette vision rationaliste du monde, l’irrationalisme des Églises catholique et protestante triomphe. Et, tandis que la nation se renforce, l’art devient transnational. C’est le temps des asymétries géographiques, politiques, culturelles.
(J. Gimeno, Mon âme, il faut partir – Anthologie de la poésie baroque française)

1. 1570-1598 : Le « réalisme noir »

Jorge Gimeno divise l’époque baroque en « quelques grandes étapes chronologiques ». La première, selon lui, pourrait courir de 1570 à 1598, date de l’Édit de Nantes : elle correspond au moment des guerres de religion. Si les poètes s’inspirent encore de Ronsard, « et plus encore de Pétrarque », le ton est cependant nettement moins léger. Aux amourettes campagnardes du poète des Amours succèdent des vers d’un « réalisme noir », et des poèmes « lugubres », miroirs de ces temps de guerre civile.
Étienne Jodelle est l’une des figures emblématiques de cette première « étape ». Principalement connu pour son théâtre, il n’en fut pas moins un grand poète. Sa vie, marquée par la dureté des temps, devait teinter de noir son écriture poétique. Fils de bonne famille, Jodelle, « après avoir eu longtemps les faveurs de la Cour » « tombe en disgrâce et meurt dans la misère » (J. Gimeno)
L’auteur de Cléopâtre captive est aussi l’auteur de ce sonnet, au vocabulaire inquiétant mais qui, heureusement, finit sur une note d’espoir.

Comme un qui s’est perdu dans la forest profonde
Loing de chemin, d’oree, et d’addresse, et de gens :
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vens,
Se voit presque engloutir des grans vagues de l’onde :
*
Comme un qui erre aux champs, lors que la nuict au monde
Ravit toute clarté, j’avois perdu long temps
Voye, route, et lumière, et presque avec le sens,
Perdu long temps l’object, où plus mon heur se fonde.
*
Mais quand on voit (ayans ces maux fini leur tour)
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien present plus grand que son mal on vient croire.
*
Moy donc qui ay tout tel en vostre absence esté,
J’oublie en revoyant vostre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuict, longue, orageuse, et noire.
(E. Jodelle – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Agrippa d’Aubigné, né vingt ans après Jodelle (1552), « calviniste fervent », défenseur ardent de sa foi, fut l’autre figure emblématique de ce baroque tourmenté par les guerres de religion. Doté d’une grande éducation, d’Aubigné mit à seize ans « son épée au service d’Henri de Navarre, futur Henri IV » (J. Gimeno).

Combattu des vents et des flots,
Voyant tous les jours ma mort preste
Et abayé d’une tempeste
D’ennemis, d’aguetz, de complots,
*
Me resveillant à tout propos,
Mes pistolles dessoubz ma teste,
L’amour me fait faire le poete
Et les vers cherchent le repos.
*
Pardonne moy, chere maitresse,
Si mes vers sentent la destresse,
Le soldat, la peine et l’esmoy :
*
Car depuis qu’en aimant je souffre,
Il faut qu’ils sentent comme moy
La poudre, la mesche et le souffre.
(A. d’Aubigné – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Blessé pendant les guerres de religion, il trouva refuge à Genève. Il écrivit les Tragiques, un poème épique dénonçant les corruptions du temps, une Histoire universelle, Sa vie à ses enfants – ses mémoires –, ainsi que de nombreux sonnets, stances et odes lyriques – travaillés durement, consciencieusement corrigés, et toujours marqués du sceau d’un réalisme allant parfois jusqu’au morbide.

J’ouvre mon estommac, une tumbe sanglante
De maux enseveliz : pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et voy au fond mon cueur party en deux
Et mes poumons gravez d’une ardeur viollente,
*
Voy mon sang escumeux tout noircy par la flamme,
Mes os secz de langeurs en pitoiable point
Mais considere aussi ce que tu ne vois point,
Le reste des malheurs qui sacagent mon ame.
*
Tu me brusle et au four de ma flame meurtriere
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains
Atizent mon brazier et tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambantz de cholere.
*
A ce feu devorant de ton yre alumée
Ton œil enflé gemist, tu pleures à ma mort,
Mais ce n’est pas mon mal qui te deplaist si fort :
Rien n’attendrit tes yeux que mon aigre fumée.
*
Au moins après ma fin que ton ame apaisée
Bruslant le cueur, le cors, hostie à ton courroux,
Prenne sur mon esprit un supplice plus doux,
Estant d’yre en ma vie en un coup espuisée.
(A. d’Aubigné – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

2. 1598-1618 : « Le moral remonte »

« Le moral remonte », écrit J. Gimeno, après l’apaisement des tensions suite au sacre de Henri IV, et jusqu’au début de la guerre de Trente Ans.
Malherbe, qui fut paradoxalement considéré comme le fossoyeur de la poésie baroque, influence alors les poètes de Cour : « le sonnet bat en retraite en faveur de la stance. »
En 1605, la Cour fit de Malherbe, qui croyait « dur comme fer à l’immortalisation de la poésie » (J. Gimeno) – en témoigne sa célèbre consolation à Du Perier sur la mort de sa fille (« Ta douleur, Du Perier, sera donc éternelle, / Et les tristes discours / Que te met en l’esprit l’amitié paternelle / L’augmenteront toujours ? ») – son poète officiel. En recherche perpétuelle de la « pureté » de l’expression, Malherbe « tyrannisa » ses contemporains, en imposant une poésie corsetée à l’excès. Impitoyable, il chassa sans relâche les hiatus et les néologismes, corrigea les fautes de langue et nettoya les « méchants vers » qui faisaient mauvaisement rimer le simple et le composé (jour et séjour), les opposés (montagne et campagne), les dérivés (admettre et commettre) ou encore les noms propres (Thessalie et Italie). Sa doctrine tenait en trois mots redoutables : pureté, clarté, précision.

N’esperons plus, mon ame, aux promesses du monde ;
Sa lumiere est un verre, et sa faveur une onde,
Que tousjours quelque vent empesche de calmer ;
Quittons ses vanitez, lassons nous de les suivre :
C’est Dieu qui nous faict vivre,
C’est Dieu qu’il faut aimer.
*
En vain, pour satisfaire à nos lasches envies,
Nous passons près des Roys tout le temps de nos vies,
A souffrir des mespris et ployer les genoux ;
Ce qu’ils peuvent n’est rien : ils sont comme nous sommes
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.
*
Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que ceste majesté si pompeuse et si fière
Dont l’esclat orgueilleux estonne l’Univers,
Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangez des vers.
*
Là se perdent ces noms de maistres de la terre,
D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre :
Comme ils n’ont plus de sceptre ils n’ont plus de flateurs,
Et tombent avecque eux d’une cheute commune
Tous ceux que leur fortune
Faisoit leurs serviteurs.
(F. de Malherbe – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Jean de Sponde, protestant rallié au catholicisme sur les pas d’Henri IV, est l’une des figures de cette réconciliation religieuse, un peu forcée, qui s’opère au lendemain du « Paris vaut bien une messe » lancé par le roi converti. Calomnié par ses anciens coreligionnaires, il assura pourtant, comme le rappelle J. Gimeno, que son entrée dans l’Église avait été « une action pleine de raison. »
On ressent, dans la « raison » invoquée par Jean de Sponde, une volonté de calmer les esprits, d’apaiser la France déchirée par la guerre. Isaac Habert, secrétaire du roi, qui écrivit toute son œuvre entre 1582 et 1585, est typique de cet esprit. Après les imprécations sauvages d’Agrippa d’Aubigné, lui propose une poésie qui « cultive les clichés du néo-pétrarquisme de la fin du siècle, avec une prédilection pour la disperata, la mare amoroso, la figure du phénix, mais aussi pour la célébration de l’amour partagé. »

Le Phenix nompareil roy des oyseaus du monde
Adore le Soleil unique en sa clarté,
Unique en mon amour j’adore ta beauté,
Immortelle beauté qui n’a point de seconde.
*
L’Orient qui perleus en richesses abonde
S’orgueillit du Phenix rare en son unité,
La France s’esjouit de voir ta deité
Que reverent les Dieus, les Cieus, la terre et l’onde.
*
Le Phenix chargé d’ans se va renouveller
Dessus un nid d’odeurs qui perfume tout l’air,
Pour revivre il s’oppose au Soleil qui l’enflame.
*
Je seray ton Phenix, tu seras mon Soleil,
Mourant je renaistray aus rais de ton bel œil,
Bien-heureuse est la mort qui peut redonner l’ame.
(I. Habert – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

La poésie de cette « étape », pour reprendre le mot de J. Gimeno, est encore inspirée de Pétrarque, mais aussi de Ronsard, comme en témoigne ce petit poème écrit par Pierre Motin :

Jeanne tandis que tu fus belle
Tu le fus sans comparaison,
Anne à cest’heure est de saison,
Et n’y a rien si beau comme elle,
Je sçay que les ans luy mettront
Comme à toy les rides au front,
Et feront à sa teste blonde
Mesme injure qu’à tes cheveux,
Mais quoy Jeanne ainsi va le monde,
Je t’ay vouluë et je la veux.
(P. Motin – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

L’on retrouve encore la trace de Ronsard dans certains poèmes de François Maynard, disciple de Malherbe, et qui, selon J. Gimeno, le dépassa, et de loin : « Sa poésie est […] brûlante comme la chair, quand celle de Malherbe a la froideur du marbre. »
Et en effet, comment ne pas penser au poète de l’illustre Pléiade dans ce sonnet qui chante « le pays profond, celui des villages » :

Adieu, Paris, adieu pour la dernière fois.
Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune,
Et brûle de revoir mes rochers et mes bois,
Où tout me satisfait, et rien ne m’importune.
*
Je n’y suis pas touché de l’amour des Tresors.
Je n’y demande pas d’augmenter mon partage.
Le bien qui m’est venu des Peres dont je sors,
Est petit pour la Cour, mais grand pour le Village.
*
Depuis que je connoy que le siecle est gasté ;
Et que le haut merite est souvent mal-traité,
Je ne trouve ma paix que dans ma solitude.
*
Les heures de ma vie y sont toutes à moy.
Qu’il est doux d’estre libre, et que la servitude
Est honteuse à celuy qui peut estre son Roy !
(F. Maynard – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

3. 1618-1648 : Le « plein baroque »

Le moment de la guerre de Trente Ans est le « triomphe » de la « liberté baroque ». Les poètes se dégagent des règles trop strictes des formes poétiques et gagnent en indépendance, en dépit de la montée absolutiste engagée par Louis XIII et Richelieu.
Si « la poésie devient propagande », écrit Gimeno, quand le cardinal « rend la littérature officielle », les poètes baroques n’en préservent pas moins jalousement leur liberté. C’est le cas de Tristan L’Hermitte, à qui « revient l’honneur de s’être rebellé, en vers et en prose », contre « le drame de la condition subalterne du poète », mais surtout de Théophile de Viau, « libertin » au sens de libre-penseur. Ce dernier, d’abord poète de Cour, fut bientôt pourchassé par les dévots, jeté en prison et condamné à l’exil – la justice, fermant les yeux, le laissa cependant demeurer en France.

Quand tu me vois baiser tes bras,
Que tu poses nuds sur tes draps,
Bien plus blancs que le linge mesme :
Quand tu sens ma bruslante main
Se pourmener dessus ton sein,
Tu sens bien Cloris que je t’ayme.
*
Comme un devot devers les cieux,
Mes yeux tournez devers tes yeux,
A genoux aupres de ta couche,
Pressé de mille ardans desirs,
Je laisse sans ouvrir ma bouche,
Avec toy dormir mes plaisirs.
*
Le sommeil aise de t’avoir
Empesche tes yeux de me voir,
Et te retient dans son empire
Avec si peu de liberté,
Que ton esprit tout arresté
Ne murmure ny ne respire.
*
La rose en rendant son odeur,
Le Soleil donnant son ardeur,
Diane et le char qui la traine,
Une Naiade dedans l’eau,
Et les Graces dans un tableau,
Font plus de bruict que ton haleine.
*
Là je souspire aupres de toy,
Et considerant comme quoy
Ton oeil si doucement repose,
Je m’escrie : ô Ciel ! peux tu bien
Tirer d’une si belle chose
Un si cruel mal que le mien ?
(T. de Viau – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Une certaine spontanéité remplace la rigidité imposée par Malherbe. Saint-Amant est peut-être l’un des poètes les plus représentatifs de cette libération. Ce grand voyageur, né en 1594 d’une famille bourgeoise et huguenote, a « quelque chose de rabelaisien » : il est le poète de l’orgie, du « caractère charnel du monde », et des descriptions lentes, comme celle, fameuse, de son poème consacré au melon.

Sus, sus, enfans, qu’on empoigne la Couppe,
Je suis crevé de manger de la souppe,
Du vin, du vin, cependant qu’il est frais ;
Verse, Garçon, verse jusqu’aux bords,
Car je veux chiffler à longs traits,
A la santé des Vivans et des Morts.
*
Pour du Vin blanc je n’en tasteray guere,
Je crains tousjours le Syrop de l’esguiere,
Dont la couleur me pourroit attrapper ;
Baille-moy donc de ce vin vermeil,
C’est luy seul qui me fait Tauper,
Bref c’est mon Feu, mon Sang, et mon Soleil.
(Saint-Amant – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Cette spontanéité, qui n’exclue pas la recherche d’un certain esthétisme, on la retrouve dans la poésie de Marbeuf. De son Recueil des vers, publié en 1628, la postérité a surtout retenu ce sonnet particulièrement ciselé, tout en jeux de mots :

Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abyme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
*
Celuy qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celuy qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflamer,
Et tous deux ils seront sans hazard de naufrage.
*
La mere de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mere sort de l’eau,
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
*
Si l’eau pouvoit éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
(P. de Marbeuf – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

4. 1648-1660 : « Le début de l’époque de Louis XIV »

Il y a, chez les poètes de la fin du baroque, une forme de dérision, une moquerie à l’égard de ceux qui en furent les précurseurs. Mais aussi une « explosion » des contrastes, comme un dernier feu d’artifice avant les décennies du classicisme. « Pris en groupe, écrit J. Gimeno, ces poètes révèlent un univers contrasté : délicatesse, subtilité, grossièreté ; érotisme sublimé et courtois, érotisme osé ; crudité de la réalité, absurdité de l’idéal, de l’idéal profane comme de l’idéal religieux ; clarté, propreté, malpropreté, habile négligé. »
La crudité de la réalité, on la retrouve, par exemple, chez Paul Scarron, époux de la future marquise de Maintenon, auteur du Roman comique et du Virgile travesti. Prêt à tout pour un bon mot, selon l’esprit français, Scarron aurait dit, juste avant de mourir : « Je ne vous ferai jamais autant pleurer que je vous ai fait rire. »

Un amas confus de maisons,
Des crottes dans toutes les rues,
Ponts, Eglises, Palais, Prisons,
Boutiques bien ou mal pourveues,
*
Forces gens noirs, blancs, roux, grisons,
Des prudes, des filles perdues,
Des meurtres et des trahisons,
Des gens de plume aux mains crochues,
*
Maint poudré qui n’a point d’argent,
Maint homme qui craint le Sergent,
Maint Fanfaron qui toûjours tremble,
*
Pages, Laquais, Voleurs de nuict,
Carosses, chevaux et grand bruit :
C’est là Paris ; que vous en semble ?
(P. Scarron – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

La délicatesse, la subtilité, on les retrouve chez Corneille, par exemple dans son fameux poème – aux accents ronsardiens – dédié à la « marquise » (Marquise, si mon visage / A quelques traits un peu vieux, / Souvenez-vous qu’à mon âge / Vous ne vaudrez guère mieux »), mais surtout chez Racine, que l’on connaît moins, comme l’auteur du Cid, pour ses poèmes, que pour ses mémorables tragédies.

Que c’est une chose charmante
De voir cet étang gracieux,
Où, comme en un lit précieux,
L’onde est toujours calme et dormante !
Mes yeux, contemplons de plus près
Les inimitables portraits
De ce miroir humide ;
Voyons bien les charmes puissants
Dont sa glace liquide
Enchante et trompe tous les sens.

(J. Racine – Anthologie de la poésie baroque française, J. Gimeno)

Conclusion

Laissons à Jorge Gimeno, l’artisan de cette belle anthologie de la poésie baroque française, le mot de la fin :

Pris un par un, cinq poètes sortent du lot, parviennent à passer du particulier au général et inversement : Agrippa d’Aubigné, Jean de Sponde, Théophile de Viau, Saint-Amant et Tristan L’Hermite. D’Aubigné est nourri de l’esprit combattant des guerres de Religion. Au même moment, Sponde vit sa crise de conscience comme une rupture métaphysique. Théophile, déjà dans l’après-guerre, cultive la liberté de pensée : il a soif de modernité. Saint-Amant libère la grandeur d’âme, et tous les chemins du baroque français mènent à lui. Avec Tristan, on gagne en justesse de perception, en subtilité. Ces cinq-là forment un bloc par leur individualisme, par la défense de leur liberté de conscience, civile ou religieuse. Peu importe s’ils préfigurent ou non l’avenir ; ils analysent mieux que d’autres leur propre présent… et le rendent intemporel.
(J. Gimeno, Mon âme, il faut partir – Anthologie de la poésie baroque française)

 

 

Lecture conseillée :

  • Gimeno, Jorge, Mon âme, il faut partir – Anthologie de la poésie baroque française, Paris, éd. La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2011.

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