Tallemant des Réaux – Dans les coulisses du Grand Siècle

Gravure représentant Gédéon Tallemant des Réaux
Gravure représentant Gédéon Tallemant des Réaux, auteur inconnu

Gédéon Tallemant des Réaux, né en 1619 et mort en 1692, auteur des Historiettes – ce recueil de commérages sur toute l’aristocratie d’un moment de l’histoire que l’on croit, peut-être à tort, avoir été le sommet du raffinement –, a comme Victor Hugo traversé son siècle. Pas n’importe lequel : celui de Louis XIV dont le règne, qui a duré soixante-douze ans et vu s’élever Versailles, mourir Molière, Corneille et Racine, mais aussi Lully, Vermeer et Rembrandt, a coïncidé avec l’apogée de toute une culture occidentale.
L’ « historiette » n’est pas l’histoire : la seconde est grande quand la première est brève, plaisante et « de peu d’importance » – pour reprendre la définition qu’en donne l’Académie française. Certes, les Historiettes de Tallemant des Réaux portent bien leur nom : nulle grandeur dans ces ragots dignes de la presse people, vulgaires à ce point qu’ils choquent, même encore de nos jours, et qui font un portrait si déplorable des Grands de ce temps qu’un « aliéniste du début du XXè siècle, après en avoir fiché les tarés, conclut à l’exactitude clinique et à la parfaite vérité psychiatrique des descriptions » ! (Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2013, préface de Michel Jeanneret).
Deux cents ans avant Baudelaire et sa « charogne », ou Balzac et sa Comédie humaine, trois cents ans avant Cohen et sa Belle du Seigneur, ou Houellebecq et ses Particules élémentaires, Tallemant des Réaux verse dans la crudité du réel. C’est à croire que le monde est dénué de toute poésie : car quand on le veut représenter sans idéologie, dans ce qu’il a de plus factuel – à la manière de Zola –, on tombe presque à tous les coups dans les sept péchés capitaux et dans la crasse quotidienne de la bestialité humaine. Et pourtant, ce n’est ni au dix-huitième siècle, ère du libertinage, ni à la fin du dix-neuvième siècle, âge de la décadence, que Tallemant a vécu, mais bien au dix-septième, le « Grand Siècle », le siècle de Louis XIV, de Versailles, de la rigueur et de l’étiquette.
C’est une véritable étude anthropologique que cette description de son époque, comique parce que faussement détachée quand elle relate pourtant les anecdotes les plus triviales, et qui parfois semble à peine croyable – à ce point que Michel Jeanneret doit préciser dans sa préface que « les vérifications, par recoupement avec d’autres sources, ont presque toujours confirmé l’exactitude des récits ». Michel Jeanneret, justement, écrit ces quelques lignes qui nous paraissent devoir être citées parce qu’elles résument à merveille ce que sont les Historiettes :

Tandis que d’autres ne s’intéressent au singulier que pour l’extrapoler à des lois universelles et, comme La Fontaine ou La Rochefoucauld, formulent des maximes qui embrassent l’ensemble de la nature humaine, Tallemant, lui, ne veut ni enseigner ni démontrer. Pas plus qu’il ne s’intéresse à l’homme par excellence, il ne cherche à illustrer des types – l’avare, le naïf… –, comme font un Molière ou un La Bruyère. À ses yeux, chaque individu, chaque événement vaut pour soi ; l’unique ne représente que soi et n’a pas besoin d’autre justification que d’exister, fût-il trivial ou insolite. Si les Historiettes contribuent à l’histoire ou à l’anthropologie, c’est en leur offrant, avant toute interprétation ou généralisation, un matériel brut : le cas particulier.
(Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2013, préface de Michel Jeanneret)

Entrons, donc, dans les coulisses du Grand Siècle.

1. Naissance et jeunesse

Gédéon Tallemant des Réaux vient d’une lignée de protestants. En 1561, son grand-père, François, quitte les Pays-Bas pour fuir les persécutions, et s’installe à La Rochelle avec les siens. L’arrivée au pouvoir de Henri IV, en 1589, est favorable aux réformés : aussi la famille peut-elle prospérer. Cela n’empêchera pas le petit-fils, Gédéon, de dresser un portrait cruellement réaliste du Vert-Galant.

Une autre fois Mme de Verneuil, car elle le grondait cruellement, lui dit que bien lui prenait d’être roi, que sans cela on ne le pourrait souffrir, et qu’il puait comme une charogne. Elle disait vrai, il avait les pieds et le gousset fin, et quand la feue reine coucha avec lui la première fois, quelque bien garnie qu’elle fût d’essences de son pays, elle ne laissa pas d’en être terriblement parfumée. Le feu roi pensant faire bon compagnon disait : « Je tiens de mon père, moi, je sens le gousset. » Quand on lui produisit la Fanuche, qu’on lui faisait passer pour pucelle, il trouva le chemin assez frayé et il se mit à siffler. – « Que veut dire cela ? lui dit-elle. – C’est, répondit-il, que j’appelle ceux qui ont passé par ici. – Piquez, piquez, dit-elle, vous les attraperez. » […] Pour sa personne, il n’avait pas une mine fort avantageuse. Mme de Simier, qui était accoutumée à voir Henri III, dit quand elle vit Henri IV : « J’ai vu le roi, mais je n’ai pas vu Sa Majesté. »
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Notons qu’il n’est pas plus tendre avec la reine Margot :

La reine Marguerite était belle en sa jeunesse, hors qu’elle avait les joues un peu pendantes et le visage un peu trop long. […] Elle devint horriblement grosse, et avec cela elle faisait faire ses carrures et ses corps de jupe beaucoup plus larges qu’il ne fallait, et ses manches à proportion. […] Elle était coiffée de cheveux d’un blond de filasse blanchis sur l’herbe ; elle avait été chauve de bonne heure. Pour cela, elle avait de grands valets de pied blonds que l’on tondait de temps en temps. Elle avait toujours de ces cheveux-là dans sa poche, de peur d’en manquer ; et, pour se rendre de plus belle taille, elle faisait mettre du fer-blanc aux deux côtés de son corps pour élargir la carrure. Il y avait bien des portes où elle ne pouvait passer. […] Hors la folie de l’amour, elle était fort raisonnable.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

C’est donc à La Rochelle que naît l’auteur des Historiettes, cinquante-huit ans plus tard, en 1619.

Il est bon de dépeindre un peu l’humeur de mon père. […] Il disait naïvement : « On dit que je suis opiniâtre ; qu’on me fasse venir un homme qui me persuade, on verra bien que je ne suis point têtu. » Il avait de l’honneur et était humain, mais le plus méchant politique du monde. […] L’aversion qu’il avait eue contre un ministre écossais, nommé Primerose, qui prêchait deux heures d’horloge, et ne disait rien qui vaille, fut cause que pour dire un lanternier, il disait un Écossais. Mon père une fois disait à un homme : « Celui dont vous parlez est un Écossais. » Il voulait dire un sot. « Vous m’excuserez, Monsieur, dit l’autre, il est de Toulouse. » […] Il parlait aux gens de dehors, pour peu qu’il fût en belle humeur, car il était gai naturellement, comme à ses enfants ; vous l’entendiez si vous pouviez. La première fois que Ruvigny, qui a épousé ma sœur, le vit, il y fut terriblement attrapé ; il disait toujours oui, et il riait quand il le voyait rire. […] Au lieu de bonjour, il disait toujours adieu ; « adieu, Monsieur, comment vous portez-vous ? » Il n’avait pas de plus grande joie au monde que d’avoir du bon vin, lui qui ne buvait que de l’eau ; mais il haïssait les festins. Il amenait quelquefois un peu trop de gens pour son ordinaire, et il raisonnait ainsi : « s’il y a à manger pour six, il y en a bien pour sept », et ainsi du reste. […] Il était un peu d’amoureuse manière ; mais il ne s’amusa à rien de qualifié que sur ses vieux jours, qu’il en conta à Mme Boiste, qui très avant sur le retour, ne fut pas fâchée de trouver encore un galant. J’ai trouvé plus de vingt brouillons de lettres d’amour qu’il lui écrivait. Une fois, pour lui plaire, il s’avisa de se faire raser tout le poil de l’estomac ; il lui en vint une bonne apostume, qui était comme une peste. […] Ma mère mourut huit mois devant lui et mourut en dormant. Il disait naïvement : « Regardez, j’étais, il n’y a que deux jours, couché avec elle. N’allez pas croire au moins que je lui aie rien fait. En conscience, je n’y touchai pas ; cela lui eût fait mal. »
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Gédéon Tallemant reçoit, dès sa naissance, le nom d’une terre tout juste acquise par sa famille, le domaine des Réaux – dans le Bourbonnais. Alors qu’il n’a que neuf ans, le cardinal de Richelieu, principal ministre de Louis XIII, entreprend le siège de La Rochelle contre les protestants révoltés. À cette occasion son père, Pierre, partisan de la cause royale malgré le fait qu’il soit protestant, joue le rôle de médiateur.
En 1634, la famille, qui prospère dans le milieu de la haute finance protestante, s’installe à Paris. Il ne faut pas s’imaginer une famille bigote, engoncée dans la rigidité morale habituelle aux huguenots. Au contraire, les Tallemant sont gais, libres et dépensiers : ils aiment la fête et le luxe. À cette époque, Gédéon, l’auteur des Historiettes, s’amuse en compagnie de son cousin, le maître des requêtes –

Tallemant a eu de patrimoine au moins cinq cent mille livres. […] Son père était un homme de plaisir ; mais son fils l’était bien autrement que lui. […]
Toute sa vie Tallemant le maître des requêtes a cajolé les femmes ; mais il y avait bien de la bagatelle à son affaire. […]
Ce fut en Rouergue […] qu’il fit abjuration pour épouser Mlle de Montauron. Voyez s’il n’y a pas bien de la conduite à tout cela ! Je l’ai vu dans une lâche adoration pour son beau-père, dont sa sœur crevait de dépit. Il parlait aussi sans cesse de la jeunesse de sa femme : « Je lui ai vu venir les tétons, disait-il. – Hé ! mon Dieu ! dit sa sœur, puisque vous les voyiez venir, que n’empêchiez-vous qu’ils ne vinssent comme ils sont venus ? » C’est qu’elle a la gorge fort enfoncée.
[…] Il jouait, il faisait grand chère, il était magnifiquement meublé. Il acheta une maison cent mille livres pour la faire quasi toute rebâtir, et cela en un quartier effroyable, tout au fond du Marais, sur le rempart. […]
Avec sa femme, ils ne payaient pas autrement bien. Une fois, à l’église, Tallemant dit au prieur Camus : « Vous priez longtemps Dieu. – C’est, répondit l’autre, que je le prie que vous me payiez. »
Enfin, quoique Tallement eût hérité de sa sœur de près de quatre cent mille livres d’argent comptant, et que, s’il se fût contenté de faire une dépense honnête, il dût avoir quatre cent mille écus de bien et davantage, il ne savait plus où il en était, car il a beaucoup d’enfants. J’entrepris, avec un de mes parents, d’être son intendant, de recevoir tout son revenu, et de lui donner tant par mois, pourvu qu’il réglât son train, et qu’il se logeât comme je voudrais. Je les ai fait pleurer vingt fois sa femme et lui. Il fallait pour cela le remettre bien avec mon père, son oncle, qui ne le voulait plus voir, et que je voulais obliger à lui fournir tant par an pour le revenu de certains effets qu’il faisait aloir en commun pour la famille. Je commençai donc par lui proposer de chasser on cuisinier. « Bien, dit-il, je le chasserai dans quatre mois. – Et moi, lui dis-je, je parlerai dans quatre mois à mon père. » Sa femme me disait : Hé ! pour l’amour de Dieu, mon pauvre cousin, sauvez-moi encore un laquais. » Ils me trompaient, car les gens qu’ils faisaient semblant de chasser, ils les logeaient vis-à-vis de chez eux ; je le sus. « Hé ! leur dis-je, c’est vous que vous trompez, et non pas moi. » Et les ayant trouvés incurables, je ne m’en voulus plus mêler.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

– mais aussi avec la sœur de son cousin, Mme d’Harambure.

Madame d’Harambure, sœur de Tallemant le maître des requêtes, […] était jolie avant qu’elle eût eu la petite vérole ; pour de l’esprit, elle en avait du plus brillant, et disait les choses d’un air tout à fait agréable. Chandeville, neveu de Voiture, en devint amoureux. Elle, qui n’y entendait point de mal, lui donnait un peu trop de liberté ; on l’en avertit : la voilà qui passe du blanc au noir ; car elle avait plus d’esprit que de jugement. Elle donne congé au galant ; elle fit pis encore, car ce pauvre garçon étant mort peu de temps après, quelqu’un lui en parla par encontre, elle dit étourdiment qu’elle ne le connaissait pas. […] Cette femme avait quelquefois une fierté insupportable, et se prenait souvent pour une autre. Elle eut l’insolence de mander à ses oncles Tallemant et Rambouillet qui la priaient de venir ici pour leurs communes affaires, car son père était mort, qu’elle ne viendrait point si on ne lui promettait de suivre son avis. […]
Par vision [lubie], elle ne portait point de rubans, avait des sangles à ses souliers au lieu de nœuds, et à ses jambes au lieu de jarretières. Par vision, comme elle était brune, elle se fit peindre en esclave maure, qui avait des fers aux mains.
Jamais femme n’a tant aimé l’adoration : ce fut par là que son frère la fit consentir à son mariage ; elle voulait qu’on fût à elle sans rien prétendre ; et moi, qu’elle avait aimé tendrement et quasi comme son fils, elle ne m’aimait plus tant, parce que j’étais amoureux d’une femme, et qu’elle ne pouvait pas dire que je fusse absolument à elle. Ma foi ! en l’âge où j’étais, il me fallait quelque autre chose pour m’arrêter que ce qu’elle me voulait donner ; d’ailleurs, depuis sa petite vérole, elle n’avait rien de joli que l’entretien et le bien. […] Son mari fut tué au combat de la Route.
[…] Elle ne manquait pas de gens qui la recherchaient. Celui de tous ses poursuivants qui s’y obstina le plus, ce fut un capitaine aux gardes, […] qui s’appelle la Salle. Comme elle aimait à être adorée, quoiqu’elle ne l’aimât point, elle ne se put résoudre à fermer sa porte ; elle lui disait : « Nous ne sommes pas le fait l’un de l’autre. Il y a longtemps que je vous connais ; vous êtes ménager, et moi j’aime la dépense ; je suis huguenote, vous êtes catholique ; vous êtes d’humeur soupçonneuse, et moi d’humeur libre. » La Salle se résout de l’enlever : il donne de l’argent aux gens de la dame pour avoir plus de facilité à l’enlever sur le chemin de Charenton. Elle le sait par eux-mêmes ; elle leur en donne autant que lui, et lui renvoie ce qu’il leur avait baillé.
[…] Elle mourut jeune, à trente-trois ans, et lorsqu’elle se croyait mieux, d’une maladie de langueur ; elle avait toujours dit qu’elle voulait mourir en repos, et que l’appareil de la mort était plus effroyable que la mort même. […] Elle mourut comme elle souhaitait ; car, s’étant fait un transport au cerveau, elle ne vit ni ne sentit rien de tout ce qu’on fit pour la faire revenir.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Les années 1635, pour Gédéon Tallemant des Réaux, c’est la belle époque, c’est la période de « l’appétit des sens, une fureur de vivre qu’alimente les années Louis XIII » (M. Jeanneret). Lui-même accumule les expériences amoureuses et se comporte, déjà, comme un aristocrate de salon parisien.

2. Une vie de salon

En 1638 Gédéon Tallemant voyage à Rome accompagné de deux de ses frères, dont l’abbé Tallemant, ainsi que de l’abbé de Retz qui deviendra le fameux cardinal. De son frère, voici ce qu’il dit :

L’abbé Tallemant est un garçon qui a de l’esprit et des lettres ; il fait même des choses agréables, mais il n’y a rien d’achevé ; mais c’est le plus grand inquiet de France, et qui chagrine le plus. Il est vrai que son chagrin est quelquefois assez plaisant.
L’ambition lui fit changer de religion, et il avait ce dessein il y a vingt ans, lorsqu’un de mes frères du premier lit, lui et moi, allâmes en Italie. Il était le plus jeune des trois, et n’avait pas encore dix-huit ans. À Venise, où nous fîmes quelques séjour avant que d’aller à Rome, il coucha avec une courtisane ; le lendemain, nous lui demandâmes : « Eh bien, était-elle jolie ? – La plus jolie du monde, dit-il, elle n’avait pas le moindre petit poil sur les cuisses – Ah ! l’innocent ! lui dîmes-nous, il a apporté son pucelage en Italie. » […]
C’est un des plus grands paresseux qui soit au monde ; avant que nous eussions un carrosse, on lui donna un cheval. Je ris encore quand je me ressouviens de la manière dont il allait par la ville ; sa bête était presque toujours dans le ruisseau, la bride sur le cou ; et quand elle approchait des maisons, elle mettait la tête dans toutes les portes : au diable le coup d’éperon qu’il lui donnait ! Était-il de retour ? Le voilà à pester contre ce cheval. « Ce chien d’animal, disait-il, s’arrête toujours où je ne veux pas aller. Aussi, voilà une belle occupation que de conduire une bête ! »
Pour n’avoir pas la peine de manier un gros livre, il fit relier un Aristote en vingt-quatre petits volumes.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Et du cardinal de Retz, le mémorialiste :

Jean-François de Gondy, aujourd’hui cardinal de Retz, est un petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toute chose. Quand il écrit, il fait toujours des arcades ; il n’y a pas une ligne droite, et ce n’est que du griffonnis. J’ai vu qu’il ne savait pas se boutonner. […] La soutane lui venait mieux que l’épée, sinon pour son humeur au moins pour son corps, tel que je l’ai représenté. Il n’avait pas pourtant la mine d’un niais ; il y avait quelque chose de fier dans son visage. […]
Dès le collège, l’abbé fit voir son humeur altière : il ne pouvait guère souffrir d’égaux, et avait souvent querelle ; il montra aussi dès ce temps son humeur libérale ; car ayant appris qu’un gentilhomme qu’il ne connaissait point était arrêté au Châtelet pour cinquante pistoles, il trouva moyen de les avoir et les lui envoya. Au sortir de là, ce nom de Buzay approchant un peu trop de buse, il se fit appeler l’abbé de Retz. […] Il me disait que, s’il eût été d’épée, il eût fort aimé à être brave, et qu’il aurait fait grande dépense en habits ; je souriais, car, fait comme il est, il n’en eût été que plus mal, et je pense que ç’aurait été un terrible danseur et un terrible homme de cheval : d’ailleurs, il est malpropre naturellement, et surtout à manger : il est aussi rêveur ; de sorte qu’à table, par malice, on lui mettait une tête de perdrix sur son assiette ; il la portait à sa bouche sans y regarder, et mettait les dents dedans ; la plume lui sortait de tous les côtés. […]
Il est enclin à l’amour ; il a la galanterie en tête, et veut faire du bruit ; mais sa passion dominante c’est l’ambition ; son humeur est étrangement inquiète, et la bile le tourmente presque toujours. […] M. d’Esguilly, son parent, […] n’avait guère de meilleurs yeux que lui, et on dit qu’un jour ils se cherchèrent un gros quart d’heure dans une grande cour sans se pouvoir rencontrer, et qu’il fallut à la fin que deux gentilshommes les prissent chacun par la main pour les faire joindre. […]
Je remarquai que le premier ouvrage qu’il fit, hors quelques sermons, ce fut la Conjuration de Fiesque, car cela convenait assez à son humeur. C’est peu de chose, et ce qu’il fait est assez médiocre. Il a pourtant bien de l’esprit ; mais il ne pense point assez aux choses, et ne se met pas même en peine de les apprendre.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Après son voyage à Rome, de retour à Paris, Gédéon Tallemant continue de fréquenter le grand monde. Les cercles mondains, où trône la jeunesse libertine et dorée, l’amènent aux salons qui sont alors très à la mode. C’est par le biais du poète Vincent Voiture que le jeune protestant est introduit à celui de Madame de Rambouillet, la célèbre « Chambre bleue » moquée par Molière, où se réunit pourtant l’élite française de la littérature. Sur son camarade Voiture, il écrit :

Comme il avait beaucoup d’esprit, et qu’il était assez né pour la Cour, il fut bientôt toute la joie de la société de ces illustres personnes : ses lettres et ses poésies le témoignent assez. […]
Voiture était petit, mais bien fait ; il s’habillait bien. Quand il n’était pas avec ses gens, il ne parlait presque point. D’Ablancourt ayant demandé à Mme Saintot, du temps qu’elle n’extravaguait pas, ce qu’elle trouvait de si charmant à cet homme qui ne disait rien : « Ah ! répondit-elle, qu’il est agréable parmi les femmes, quand il veut ! » Même avec ceux à qui il voulait plaire, il avait de grandes inégalités, et souvent il lui prenait des rêveries comme ailleurs. […] Il était quelquefois si familier, qu’on l’a vu quitter ses galoches en présence de Madame la Princesse pour se chauffer les pieds. C’était déjà assez de familiarité que d’avoir des galoches ; mais, ma foi, c’est le vrai moyen de se faire estimer des grands seigneurs que de les traiter ainsi : nous verrons ensuite qu’il leur parlait assez librement. On dit qu’un prince, je crois que c’était Monsieur le Prince, duc d’Anguien, a dit : « Si Voiture était de notre condition, il n’y aurait pas moyen de le souffrir. » […]
Il avait la mine naïve, pour ne pas dire niaise, et vous eussiez dit qu’il se moquait des gens en leur parlant. […] Ses passions dominantes étaient l’amour et le jeu, mais le jeu plus que l’amour. Il jouait avec tant d’ardeur, qu’il fallait qu’il changeât de chemise toutes les fois qu’il sortait du jeu. Il avait soin de divertir la société de l’hôtel de Rambouillet. Il avait toujours vu des choses que les autres n’avaient point vues ; aussi, dès qu’il y arrivait, tout le monde s’assemblait pour l’écouter.
Il affectait de composer sur le champ. Cela lui est peut-être arrivé bien des fois, mais bien des fois aussi il a apporté les choses toutes faites de chez lui. […] Il faut avouer aussi qu’il est le premier qui a amené le libertinage dans la poésie ; avant lui personne n’avait fait des stances inégales soit de vers, soit de mesure. […]
Il avait une plaisante erreur : il croyait qu’ayant réussi en galanterie, il ferait de même en toute autre chose, et qu’à un homme de bon sens, quand il était nécessaire, toutes les connaissances venaient sans étudier. Ainsi il n’étudiait quasi jamais. […]
Voici encore une plaisante vision [lubie] de Voiture. Il y avait un homme dans la rue Saint-Honoré, vers les Quinze-Vingts, pour le privé [lieu d’aisance] duquel Voiture avait une telle amitié, qu’il se détournait de quatre rues pour y aller faire ses affaires, quoiqu’il ne connût presque point cet homme, et cela familièrement sans le demander. Cet homme s’en ennuya, et y fit mettre un cadenas, puis un loquet qu’on n’ouvrait qu’avec une clef. Voiture trouvait toujours moyen d’y entrer ; enfin, ils en eurent querelle, et Voiture alla chier ailleurs.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Le poète Voiture était un sacré farceur, comme en témoigne son historiette qui montre le salon de Rambouillet sous un jour tout à fait déroutant :

Ayant trouvé deux meneurs d’ours, dans la rue Saint-Thomas, avec leurs bêtes emmuselées, il les fait entrer tout doucement dans une chambre où Mme de Rambouillet lisait, le dos tourné aux paravents. Ces animaux grimpent sur les paravents ; elle entend du bruit, se tourne, et voit deux museaux d’ours sur sa tête. N’était-ce pas pour guérir de la fièvre, si elle l’eût eue ? […]
Mme de Rambouillet l’attrapa bien lui-même. Il avait fait un sonnet dont il était assez content ; il le donna à Mme de Rambouillet, qui le fit imprimer avec toutes les précautions de chiffre et d’autre chose, et puis le fit coudre adroitement dans un Recueil de vers imprimé il y avait assez longtemps. Voiture trouve ce livre, que l’on avait laissé exprès ouvert à cet endroit-là ; il lut plusieurs fois ce sonnet ; il dit le sien tout bas, pour voir s’il n’y avait point quelque différence ; enfin cela le brouilla tellement qu’il crut avoir lu ce sonnet autrefois, et qu’au lieu de le produire, il n’avait fait que s’en ressouvenir ; on le désabusa enfin, quand on en eut assez ri.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

La marquise de Rambouillet permit à Gédéon Tallemant des Réaux de rencontrer les plus grands esprits de son temps. Elle-même n’est pas épargnée par les Historiettes, quoique la sienne soit plutôt à son avantage.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle allait apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l’en empêcha. Depuis, elle n’y a pas songé, et s’est contentée de l’espagnol. C’est une personne habile en toutes choses. Elle fut elle-même l’architecte de l’hôtel de Rambouillet, qui était la maison de son père. […] C’est d’elle qu’on a appris à mettre les escaliers à côté, pour avoir une grande suite de chambres, à exhausser les planchers, et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les uns des autres. Et cela est si vrai, que la reine mère, quand elle fit bâtir Luxembourg, ordonna aux architectes d’aller voir l’hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C’est la première qui s’est avisée de faire peindre une chambre d’autre couleur que de rouge ou de tanné ; et c’est ce qui a donné à sa grande chambre le nom de la Chambre bleue.
[…] L’hôtel de Rambouillet était […] le rendez-vous de ce qu’il y avait de plus galant à la Cour, et de plus joli parmi les beaux esprits du siècle. […]
Jamais il n’y a eu une meilleure amie. […]
Mme de Rambouillet est encore présentement d’humeur à se divertir de tout. Un de ses plus grands plaisirs était de surprendre les gens : une fois, elle fit une galanterie à M. de Lizieux à laquelle il ne s’attendait pas. Il l’alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches, entre lesquelles s’élèvent de grands arbres qui font un ombrage très agréable. C’est le lieu où Rabelais se divertissait, à ce qu’on dit dans le pays. […] La marquise proposa donc à M. de Lizieux d’aller se promener dans la prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à travers les feuilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne sais quoi de brillant. Étant plus proche, il lui sembla qu’il discernait des femmes, et qu’elles étaient vêtues en nymphes. La marquise, au commencement, ne faisait pas semblant de rien voir de ce qu’il voyait. Enfin, étant parvenus aux roches, ils trouvèrent Mlle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison, vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur les roches, faisaient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si charmé, que depuis il ne voyait jamais la marquise sans lui parler des roches de Rambouillet. […]
Mme de Rambouillet pouvait avoir trente-cinq ans ou environ, quand elle s’aperçut que le feu lui échauffait étrangement le sang, et lui causait des faiblesses. Elle qui aimait fort à se chauffer ne s’en abstint pas pour cela absolument ; au contraire, dès que le froid fut revenu, elle voulut voir si son incommodité continuerait ; elle trouva que c’était encore pis. Elle essaya encore l’hiver suivant, mais elle ne pouvait plus s’approcher du feu. Quelques années après, le soleil lui causa la même incommodité : elle ne se voulait pourtant point rendre, car personne n’a jamais tant aimé à se promener et à considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut y renoncer, au moins tandis qu’il faisait soleil, car une fois qu’elle voulut aller à Saint-Cloud, elle n’était pas encore à l’entrée du Cours qu’elle s’évanouit, et on lui voyait visiblement, car elle a la peau fort délicate, bouillir le sang dans les veines. […]
Mme de Rambouillet a toujours un peu trop affecté de deviner certaines choses. Elle m’en a conté plusieurs qu’elle avait devinées ou prédites. Le feu roi étant à l’extrémité, on disait : « Le roi mourra aujourd’hui ; puis : il mourra demain. – Non, dit-elle, il ne mourra que le jour de l’Ascension, comme j’ai dit il y a un mois. » Le matin de ce jour-là on dit qu’il se portait mieux : elle soutint toujours qu’il mourrait dans le jour ; en effet, il mourut le soir. Elle ne le pouvait souffrir ; il lui déplaisait étrangement : tout ce qu’il faisait lui semblait contre la bienséance.
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Non seulement la marquise de Rambouillet a permis à Gédéon Tallemant de rencontrer le beau monde, mais elle a même, indirectement, participé à la création des Historiettes. Car l’auteur affirme, pour conclure son portrait : « C’est d’elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j’ai écrit et que j’écrirai dans ce livre. »
C’est sans doute dans la « Chambre bleue » de Rambouillet que Tallemant a rencontré le poète Malherbe, fossoyeur du style baroque (« Enfin Malherbe vint… »). Il en dresse un tableau édifiant, non dénué d’humour, et si vivant que l’on croirait l’avoir en face de nous.

Il n’avait pas beaucoup de génie ; la méditation et l’art l’ont fait. […]
Pour parler de sa personne, il était grand et bien fait, et d’une constitution si excellente qu’on a dit de lui, aussi bien que d’Alexandre, que ses sueurs avaient une odeur agréable. Sa conversation était brusque, il parlait peu, mais il ne disait mot qui ne portât. Quelquefois même il était rustre et incivil, témoin ce qu’il fit à Desportes. Régnier l’avait mené dîner chez son oncle ; ils trouvèrent qu’on avait déjà servi. Desportes le reçut avec toute la civilité imaginable, et dit qu’il lui voulait donner un exemplaire de ses Psaumes, qu’il venait de faire imprimer. En disant cela, il se met en devoir de monter à son cabinet pour l’aller quérir. Malherbe lui dit rustiquement qu’il les avait déjà vus, que cela ne méritait pas qu’il prît la peine de remonter, et que son potage valait mieux que ses Psaumes. Il ne laissa pas de dîner, mais sans dire mot, et après le dîner ils se séparèrent, et ne se sont pas vus depuis. […]
Il disait quelquefois, quand il voyait passer le feu roi, qui était encore fort jeune en ce temps-là : « Voyez-vous, cet enfant après qui tout le monde court, si la reine, en le faisant, eût donner un coup de cul de travers, ce n’eût été qu’une ordure qui fût tombée dans les draps et qui eût fait mal au cœur à la femme de chambre qui eût fait le lit. » […]
Un jour, au cercle, je ne sais quel homme, qui faisait fort le prude, lui fit un grand éloge de madame la marquise de Guercheville, qui était alors présente, comme dame d’honneur de la Reine mère, et après lui avoir conté toute sa vie et comme elle avait résisté aux poursuites amoureuses du feu roi, Henri le Grand, il conclut son panégyrique par ces mots en la lui montrant : « Voilà, Monsieur, ce qu’a fait la vertu. » Malherbe, sans hésiter, lui montra la connétable de Lesdiguières, qui était assise auprès de la Reine, et lui dit : « Voilà, Monsieur, ce qu’a fait le vice. » […]
Il avait un grand mépris pour tous les hommes en général, et il disait, après avoir conté en trois mots la mort d’Abel : « Ne voilà-t-il pas un beau début ? Ils ne sont que trois ou quatre au monde, et ils s’entretuent déjà ; après cela, que pouvait espérer Dieu des hommes, pour se donner tant de peine à les conserver ? » […]
Un de ses neveux le vint voir une fois, après avoir été neuf ans au collège. Il lui voulut faire expliquer quelques vers d’Ovide, à quoi ce garçon se trouvait bien empêché. Après l’avoir laissé ânonner un gros quart d’heure, Malherbe lui dit : « Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant ; vous ne valez rien à autre chose. » […]
Il dit à un homme qui lui montra un méchant poème où il y avait pour titre POÈME AU ROI qu’il n’y avait qu’à ajouter : POUR SE TORCHER LE CUL. […]
Un soir, qu’il se retirait, après souper, de chez M. de Bellegarde avec son homme qui lui portait le flambeau, il rencontra M. de Saint-Paul, gentilhomme de condition, parent de M. de Bellegarde, qui le voulait entretenir de quelque nouvelle de peu d’importance. Il lui coupa court en lui disant : « Adieu, Monsieur, adieu, vous me faîtes ici brûler pour cinq sols de flambeau, et ce que vous me dites ne vaut pas un carolus. »
(Tallemant des Réaux, Historiettes)

Cependant Gédéon poursuit la carrière toute tracée que sa famille lui impose. En 1643, il devient avocat au Parlement – il n’y sera jamais actif. Trois ans plus tard, en 1646, il épouse sa cousine germaine Élisabeth, la fille du financier Nicolas Rambouillet, âgée de treize ans : « Je me résolus donc, voyant que mon père n’était pas homme à me donner de bien qu’en me mariant ou me faisant conseiller, et je haïssais ce métier-là, outre que je n’étais pas assez riche pour jeter quarante mille écus dans l’eau ; je me résolus donc à me marier, mais à y prendre le plus de précautions que je pourrais. »

3. Encore des salons

En 1648, pendant la Fronde, l’auteur des Historiettes penche plutôt pour le camp des frondeurs. Toutefois, malgré quelques satires portées contre Mazarin, il ne s’engage jamais vraiment dans cette révolte contre la montée de l’absolutisme royal.
Quand Tallemant écrit, la politique ne l’intéresse guère ; si les portraits qu’il dresse de ses contemporains sont chargés de détails scabreux, on n’y trouve quasiment nulle mention d’avis ou d’opinions quant aux grandes querelles de son temps.
En 1653, une fois le calme revenu, Gédéon Tallemant commence à fréquenter d’autres salons comme ceux de Mme de Scudéry, de Mme de La Sablière, et plus tard de Ninon de Lenclos, l’épistolière libertine aux mille amants :

On a distingué ses amants en trois classes : les payeurs, dont elle ne se souciait guère, et qu’elle n’a soufferts que jusqu’à ce qu’elle ait eu de quoi s’en passer ; les martyrs, et les favoris.
Elle disait qu’elle aimait bien les blonds, mais qu’ils n’étaient pas si amoureux que les bruns.
[…] Elle eut Sévigny, tout marié qu’il était, trois mois ou environ, sans qu’il lui en ait rien coûté qu’une bague de peu de valeur. Quand elle en fut lasse, elle le lui dit, et mit Rambouillet en sa place, pour trois autres mois. Elle lui écrivit en badinant : « Je crois que je t’aimerai trois mois ; c’est l’infini pour moi. » […]
Vassé succéda à Rambouillet. Elle reçut de celui-là, parce qu’il était fort riche : il ne laissa pas de payer encore quand son temps fut fait ; mais, comme Coulon et Aubijoux, il ne lui touchait que quand la fantaisie lui en prenait.
Fourreau, gros gars, fils de Mme Larcher, qui n’a qu’un talent, c’est de se connaître admirablement bien en viande, était comme son banquier ; elle tirait sur lui des lettres de change : M. Fourreau payera, etc. On croit qu’il n’en a quasi rien eu. […]
Charleval, un M. d’Elbene et Miossens ont fort contribué à la rendre libertine. Elle dit qu’il n’y a point de mal à faire ce qu’elle fait, fait profession de ne rien croire, se vante d’avoir été fort ferme en une maladie où elle se vit à l’extrémité, et de n’avoir que par bienséance reçu tous ses sacrements. Ils lui ont fait prendre un certain air de dire et de trancher les choses en philosophe ; elle ne lit que Montaigne, et décide de tout à sa fantaisie. Dans ses lettres, il y a du feu, mais tout y est bien déréglé. Elle se fait porter respect par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffrirait pas que le plus huppé de la Cour s’y moquât de qui que ce soit qui y fût.
[…] Elle disait un jour à Rambouillet : « Dites-mois, un tel est-il beau ? car j’ai grand besoin de ragoût. » Elle faisait cela assez en honnête personne, car elle n’en prenait jamais trop et ne se hasardait que rarement à devenir grosse. […]
Un abbé qui se faisait appeler l’abbé de Pons, grand hypocrite, qui faisait l’homme de qualité et n’était que fils d’un chapelier de province, la servait assez bien ; c’était un drôle qui de rien s’était fait six à sept mille livres de rentes ; c’est l’original de Tartuffe, car un jour il lui déclara sa passion ; il était devenu amoureux d’elle. En traitant son affaire, il lui dit qu’il ne fallait pas qu’elle s’en étonnât, que les plus grands saints avaient été susceptibles de passions sensuelles ; que saint Paul était affectueux, et que le bienheureux François de Sales n’avait pu s’en exempter.

En 1657, un an après la mort de son père, Gédéon Tallemant commence la rédaction des Historiettes. Il poursuivra cette entreprise jusqu’en 1659 et apportera encore à son manuscrit des compléments jusque dans les années 1670-1675, sans jamais vraiment l’achever.

4. La fin

À partir de 1661, l’âge d’or s’estompe pour Tallemant des Réaux. Ses affaires ne marchent plus : la banque fait faillite, les tensions familiales s’accumulent, les procès aussi. En 1665, Élisabeth, sa femme, se convertit au catholicisme : elle quitte le foyer qui coule sous les ennuis juridiques et financiers. Elle n’y reviendra que des années plus tard.
En 1685, devant l’augmentation des répressions contre les protestants, l’auteur des Historiettes, après avoir longuement hésité, décide finalement de se convertir au catholicisme. Bien lui en prend : quelques mois passent et l’édit de Nantes est révoqué.
Gédéon Tallemant des Réaux meurt le 10 novembre 1692. Ses écrits demeurent cachés. En 1803, les Historiettes sont vendues aux enchères. En 1834, une première édition, établie par Louis Monmerqué, est publiée par Alphonse Levasseur. Le manuscrit est alors largement censuré.
Ce n’est qu’en 1960, soit presque trois cents ans après sa mort, que l’édition de La Pléiade dévoilera enfin l’ouvrage dans sa globalité – rappelant ainsi, à ceux qui l’avaient oublié, que le Grand Siècle fut aussi un siècle de libertinage.

 

Lecture conseillée :

  • Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2013, préface de Michel Jeanneret

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