Qu’était cette puissance en lui ?
[…]
Pour faire un grand écrivain, il faut, non seulement du talent (Lucien en avait), mais encore une volonté. La loi du travail est toujours assez amère. Balzac l’accepte : Lucien la refuse. D’où deux destins divergents.
A. Maurois
Son œil vif et noir, ses cheveux puissants mélangés de blanc, les tons violents de jaune pur et de rouge qui se succédaient crûment sur ses joues, des poils de barbe singuliers lui donnaient un air de sanglier joyeux… Il riait souvent et bruyamment ; son ventre bondissait de joie et, derrière ses lèvres pleines de sang rouge, se montraient quelques rares dents, solides comme des crocs.
Champfleury
Jamais homme ne me donna autant la sensation de ce qu’est cette irrésistible puissance : le génie.
Un comédien
… Je n’ai que deux passions, l’amour et la gloire…
H. de Balzac
Je me demande si la vie de Balzac, par André Maurois, « éblouissante » selon Guy Godlewski, n’est pas encore meilleure que celle de Stefan Zweig ; elle est plus convaincante, en tout cas ; plus factuelle aussi, et plus intime. Zweig s’attarde sur la psychologie du génie ; Maurois pénètre moins dans ces sphères qui paraissent toujours très savantes et ne sont au fond que purement théoriques : il s’arrête au fait ; prudent, il se risque rarement à une description morale de Balzac non étayée par un élément matériel. Ainsi, de la famille de l’écrivain, Maurois dresse un portrait sans doute plus réaliste que celui de Zweig ; le biographe autrichien, trop idolâtre envers Balzac, avait mésestimé son ingratitude vis-à-vis de sa mère ; le disciple d’Alain rétablit la vérité : la froideur naturelle de Madame Mère est à mettre en balance avec le dévouement inconditionnel dont elle fit preuve pour son enfant, depuis ses débuts jusqu’à sa mort. Une lettre terrible du 22 mars 1849, dans laquelle Balzac tient des propos tout à fait déplacés contre celle qui le mit au monde, résume admirablement la relation ambivalente entre la mère et le fils : « Je ne te demande pas certes de feindre des sentiments que tu n’aurais pas, car Dieu et toi savez bien que tu ne m’as pas étouffé de caresses depuis que je suis au monde. Et tu as bien fait, car, si tu m’avais aimé comme tu as aimé Henry [le fils illégitime], je serais sans doute où il est, et, dans ce sens, tu as été une bonne mère pour moi. » On comprend que Balzac ait pu reprocher à sa mère de l’avoir abandonné six ans durant au collège de Vendôme ; on comprend moins qu’à cinquante ans, il lui adresse encore le même reproche, alors que la pauvre femme s’est littéralement sacrifiée au génie de son garçon. Dès sa jeunesse, n’a-t-elle pas fait preuve d’une complaisance toute maternelle pour ses aventures sentimentales avec les voisins de Villeparisis, les de Berny ? Ne lui a-t-elle pas offert quinze cents francs par an pendant deux ans, à Paris, afin qu’il prouve son talent ?… Les continuateurs de Zweig ne cessent de rappeler que Balzac vécut misérablement dans une pauvre mansarde de la rue Lesdiguières, avant de citer copieusement Facino Cane, La Peau de chagrin et autres descriptions pathétiques de La Comédie humaine. C’est médire contre la grande générosité d’une offre peu commune !
Il faut souligner la générosité de cette offre. Une telle pension, c’était une part importante de leurs revenus et ils la lui donneraient, non pour continuer des études rassurantes, mais pour écrire des drames ou des romans. Tant de naïve confiance émeut et il faut pardonner à Mme Balzac, pour cet acte de foi, ses mesquines économies de rillettes et ses yeux courroucés.
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
C’est un fait que Balzac, loin d’avoir été misérable, a été porté par un certain confort matériel et une famille unie par des liens solides. « Ma mère, dit Laure, faisait du travail la base de toute éducation et s’entendait merveilleusement à l’emploi du temps ; elle ne laissa donc pas un instant son fils oisif. » On voit le résultat, et quelle admirable éducation Laure Sallambier a donné à ses enfants. Non, Balzac n’est pas un misérable ; il vient de la bourgeoisie fortunée ; son père est fournisseur aux armées ; la famille alterne entre le Marais et Villeparisis où elle côtoie des familles de la vieille noblesse, avec assez de proximité pour que Balzac puisse faire sa maîtresse de La Dilecta, Laure de Berny, de vingt-quatre ans son aînée. Quant à Bernard-François, il est le bonhomme tourangeau par excellence, de type rabelaisien, et ressemble étonnamment à son fils : les chiens ne font pas des chats. Lui aussi, met son argent dans des projets pharamineux qui se terminent en échecs retentissants ; puis il lit beaucoup, écrit des brochures sur tout et n’importe quoi, publiées par l’éditeur Mame : en 1807, Mémoire sur les moyens de prévenir les vols et assassinats ; en 1808, Mémoire sur les scandaleux désordres causés par les jeunes filles trompées et abandonnées dans un absolu dénuement ; en 1809, De la grandeur des nations et comment elles transmettent à tous les siècles des témoignages indestructibles de leur puissance. Balzac aura gardé de son père la curiosité, la bonhomie, l’amour de la lecture, une certaine insouciance aussi avec l’argent, liée à cette propension à confondre le désir et la réalité ; de sa mère, la rigueur, le goût du travail bien fait, la puissance de travail.
Puissance de travail napoléonienne, que Balzac déploie jusqu’au bout de sa vie. Sa vie, pareille à celle de Napoléon, est furieuse ; chez Maurois comme chez Zweig, on croit lire le compte-rendu d’une immense bataille sans trêve ni repos, où les assauts succèdent aux grandes charges. On sait que le génie possédait un buste de Napoléon, sous lequel il avait fait graver : ce qu’il a accompli par l’épée, je le ferai par la plume. « Pour savoir jusqu’où va mon courage, écrit-il à Madame Hanska le 1er octobre 1836, il faut vous dire que Le Secret des Ruggieri a été écrit en une seule nuit. Pensez à ceci quand vous le lirez. La Vieille Fille a été écrite en trois nuits. La Perle brisée, qui termine enfin L’Enfant maudit, a été écrite en une seule nuit. C’est mon Brienne, mon Champaubert, mon Montmirail, c’est ma campagne de France. » Un temps, il habite rue des Batailles (sous le nom de veuve Durand, pour fuir ses créanciers : on entre dans sa demeure abandonnée au rez-de-chaussée en communiquant un mot de passe au portier, du type : « La saison des pommes est arrivée » !) ; souvent, il se compare lui-même à un général : »Les idées s’ébranlent comme les bataillons de la Grande Armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. »
En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, Louis Lambert entend le canon, les cris des combattants, la ruée des chevaux ; il sent la poudre ; il est spectateur d’une Apocalypse. Quand il se précipitait ainsi tout entier dans une lecture, Louis Lambert oubliait le monde extérieur.
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
Une anecdote amusante, drôlement contée par André Maurois, donne une idée de l’énergie balzacienne. En 1835-1836, l’écrivain se met en tête de faire de Jules Sandeau son protégé ; il le loge à demeure et le fait travailler pour lui. « Je compilais à perdre haleine, écrira plus tard le jeune homme, sans parvenir à le satisfaire, heureux quand, harassé de fatigue, couché sur mon étroit lit de fer, je n’étais pas réveillé en sursaut par ce Titan, désireux de me lire les pages fraîches du roman nouveau ou de m’atteler à la correction de ses innombrables épreuves. » À la même époque, Balzac écrit, à Madame Hanska : « Vous n’imaginerez jamais une pareille fainéantise, une pareille nonchalance. Il est sans énergie, sans volonté… » Sans surprise, l’expérience tourne court. Peine perdue : chaque nouvelle tentative du romancier se soldera par un échec ; il abandonnera après Charles Lassailly : « Comme Sandeau, comme Borget, Lassailly prit la fuite, épouvanté. De simples hommes ne peuvent coexister avec un surhomme » (A. Maurois).
Si Balzac écrit tant, c’est bien sûr pour payer ses créanciers qui le harcèlent (et c’est fort heureux, car c’est lorsqu’il est le plus aux abois, qu’il écrit ses plus grands chefs-d’œuvre) ; s’il écrit tant, c’est aussi parce que son imagination déborde et coule de sa plume en torrents. Les « vastes lectures » de l’écrivain se bousculent dans sa tête ; à chaque déplacement, à chaque voyage, à chaque rencontre, il enregistre tout, et n’attend qu’une occasion pour placer ses innombrables souvenirs dans ses innombrables romans. André Maurois montre admirablement comment tout, dans la vie de Balzac, sert son imagination ; tel personnage tient d’untel et d’untel dans l’accoutrement, dans la manie, dans l’apparence ; sa brève expérience (dissipée !) chez un notaire lui offre mille idées de drames domestiques ; écrit-il Le Cabinet des Antiques ? la duchesse de Maufrigneuse qui se promène au milieu des fleurs du vieux juge Blondet, c’est Mme Marbouty dans la serre de l’avocat et botaniste Luigi Colla, que l’auteur a rencontré au moment qu’il gérait l’héritage familial du comte Guidoboni-Visconti. On pourrait passer sa vie à chercher ainsi les éléments du monde réel placés çà et là dans La Comédie humaine : il y a de la matière ; d’autres l’ont fait. Si Balzac mêle le réel à la fiction, il fait aussi entrer sa fiction dans le réel : incroyable puissance d’évocation ! Ainsi, il interrompt Jules Sandeau qui lui parle de sa mère malade : « tout cela est très bien, mais qui Eugénie Grandet va-t-elle épouser ? » ; au moment de mourir, il appelle Bianchon à son chevet ! — mais le lecteur trouvera dans Trois maîtres, de S. Zweig, une belle analyse de « l’extraordinaire et incomparable force intuitive » de Balzac, de son côté napoléonien, de sa prose torrentielle.
Bien sûr, il existe une unité dans le grand fourmillement de la Comédie humaine. « Observer et classer ne pouvait, disait-il, être toute la science ; raisonner et conclure, voilà le but. Il fondait « l’école des idées » opposée à « l’école des faits » de son collègue Cuvier » (A. Maurois). Balzac admirait surtout Geoffroy Saint-Hilaire, qui a formulé une doctrine de l’unité de composition : c’est là le dénominateur commun de ses romans. Pour lui, les faits positifs et les faits occultes, inextricablement liés, agissent les uns sur les autres.
Le désir de la toute-puissance l’obsédait, qu’elle vînt de la force de caractère ou d’une science occulte transmise à quelques initiés. Vers 1820, il déclare à un châtelain du Blésois : « Avant peu, je posséderai les secrets de cette puissance mystérieuse. Je contraindrai tous les hommes à m’obéir, toutes les femmes à m’aimer. »
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
Les faits « occultes » comme l’obsession, la volonté, la force morale, et d’autres forces mystérieuses, influent physiquement sur les êtres, comme la lune influe sur les marées. Balzac, tel Swedenborg (découvert par l’intermédiaire de sa mère), pense qu’il y a « en tout homme deux êtres », l’homme extérieur et l’homme intérieur, le premier soumis aux lois de la nature, le second moteur d’une force physique. Le personnage type de Balzac, c’est une apparence, une manière d’agir en conformité avec une Idée : Grandet et l’Avarice, Goriot et l’Amour paternel, Rastignac et l’Ambition. « Esprit philosophique et surtout scientifique, écrit Maurois, [Balzac] cherche à remonter des effets visibles aux causes cachées. » Toute la description d’un être, jusqu’aux traits de son visage, de l’endroit où il vit, de ses meubles, est toujours en corrélation avec l’Idée. « Et moi, dit le romancier à Mme Hanska, qui accorde à la pensée le don de franchir les espaces avec assez de force pour les abolir ! » Cette « puissance de la volonté lorsqu’elle est concentrée sur un objet unique », est ce qui forme l’harmonie, la cohérence de la somme balzacienne.
Il y a la politique, aussi. Balzac, légitimiste, croit à la famille et à la propriété, au pouvoir vertical et fort, à la raison d’État, à Dieu et au roi : idées qu’il professe dans son Catherine de Médicis, et que l’on retrouve en filigrane dans presque chacun de ses romans. Contrairement à Hugo, l’auteur de la Comédie humaine n’a guère varié dans ses opinions, qu’il n’a d’ailleurs jamais cachées.
La plaquette sur Le Droit d’aînesse ne manquait pas de vigueur. Il y rappelait que vignobles et forêts exigent de longs aménagements, donc une fixité de la propriété ; il signalait les dangers du partage égal des fortunes, entre des héritiers multiplies, qui « multiplie les ambitions dans un pays qui n’a pas, comme l’Angleterre, de vastes débouchés pour sa jeunesse. »
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
Balzac érige en vertu la morale de la tradition bourgeoise ; cet incorrigible excentrique, qui prend pour maîtresse une femme mariée (Mme de Berny) qu’il trompe avec la duchesse d’Abrantès, plaide pour la fidélité conjugale. Son pessimisme le porte à réserver des destins tragiques aux personnages qui ne se gardent pas dans les bornes du devoir et succombent à leurs passions.
Hugo pouvait regretter le légitimisme de son ami : les deux hommes eurent à ce propos des conversations orageuses ; mais l’autre génie du siècle ne pouvait nier son talent : seul, avec Vigny, il vota pour son admission à l’Académie française — si l’élection se faisait au poids des voix, note Maurois, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples aujourd’hui tombé dans l’oubli… Erreur impardonnable des Immortels ! car Balzac, c’est ce que l’homme-océan avait compris, n’avait rien d’un feuilletoniste habituel : il était « le créateur du monde moderne », pour reprendre le mot de Blaise Cendrars. S’il a tant marqué l’histoire, c’est en effet parce qu’il a décrit dans sa totalité l’émergence de l’ère industrielle, le triomphe de la bourgeoisie d’argent, le grand remplacement de l’artisanat d’élite par la consommation populaire. Plus encore, Balzac a lui-même incarné ce passage d’une littérature de mécènes à une littérature productrice d’intérêts soumise aux faveurs du peuple. « Une cohorte de libraires-éditeurs, au Palais-Royal comme au Marais, cherchait des auteurs. L’abondance était plus demandée que le talent » (A. Maurois). On aurait tort de croire que Balzac pourfendait ce nouveau monde : au contraire, ce titan l’empoignait à bras le corps ; il le défia sans chercher à se dérober aux contraintes nouvelles de son temps.
Un écrivain, en 1837, est obligé, sous peine de ruine, de tenir compte des lois capricieuses du goût et de la convenance des marchands. […] « Eh bien ! vous qui riez de cet état de choses, croyez-vous que l’art y perde ? L’art se plie à tout, il se loge partout, il se blottit dans les angles, dans les culs-de-four, dans les segments de voûte ; il peut briller en toute chose, quelque forme qu’on lui donne… » Le hasard est bon ouvrier ; Léonard de Vinci et Michel-Ange l’ont cent fois prouvé. Un mur nu fut l’occasion de La Cène ; un marbre difforme, celle de L’Esclave enchaînée.
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
L’immense talent de Balzac, c’est d’avoir produit, en usant des codes de la société de son temps, et dans des conditions particulièrement difficiles, des œuvres immenses parfaitement achevées, ayant moralement condamné cette société menée par l’argent ; le tout, serti de philosophies, de maximes, de leçons intemporelles : Les Illusions perdues sont à la fois les désillusions du temps et celles de toute jeunesse confrontée à la réalité du monde. J’évoquais ce paradoxe, que le Balzac moraliste ait été l’amant des duchesses ; c’en est un autre, que le Balzac des illusions perdues ait été un homme d’illusions, qui prenait ses fantasmes pour des réalités : témoins ses entreprises chimériques. L’argent mène le monde, donc, et Balzac décrit le monde ; et Maurois d’ajouter :
Plus Balzac observe, plus il voit en l’argent, « seul dieu moderne », le grand ressort de la société contemporaine. Les gens du monde en veulent pour maintenir leur luxe et tenir leur rang ; les bourgeois l’amassent « plus par besoin de sécurité que par instinct de jouissance » ; l’usurier Gobseck aime la richesse à l’état pur, et comme abstraite.
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
L’argent n’est pas toujours gagné honnêtement ; quand il ruisselle, il se prête à toutes les escroqueries. On analyserait sans fin le rapport de Balzac à l’argent : et si l’auteur du Père Goriot n’avait jamais été qu’un escroc ?… il en a tous les symptômes ; ce pourrait être le sujet d’une thèse. Toute sa vie, n’a-t-il pas eu besoin de sublimer son existence ? il lui fallait pour maîtresses des duchesses ; il ne pouvait se montrer sans déployer un luxe criard (des cannes incrustées d’or et de turquoises, des gants des matières les plus précieuses) ; et dans ce besoin maladif d’éblouir, il confondait ses chimères et la réalité avec la persistance d’un mythomane. Va-t-il se marier avec l’Etrangère ? aussitôt, il l’inonde de lettres compulsives, dans lesquelles il débite ses achats somptuaires : nouveau désir pathologique de se sublimer. Telle armoire, affirme-t-il, appartenait à Catherine de Médicis, telle table à Pauline Borghese, telle fontaine aurait été exécutée par Bernard Palissy, pour Henri II : étrange crédulité, pour un homme si intelligent. Grâce à la chaleur communicative de son verbe, ou peut-être à des discours de manipulateur, il emprunte à sa famille, à ses amis, à des inconnus, sans se soucier de pouvoir les rembourser ; il accumule les faillites ; il n’hésite pas à fuir ses créanciers avec des méthodes de délinquant. Il a réponse à tout : il dit n’importe quoi. On croirait dresser l’acte d’accusation d’un arnaqueur.
Un fait, pourtant, positif, le sauve tout entier, le rejette hors de la canaille, déclare son innocence : son génie ! Victor Hugo a reconnu qu’il était « un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs », avant de le comparer à Tacite, Suétone, Rabelais et Beaumarchais : « Il entre, le même jour, dans la gloire et dans le tombeau. » Sa mort, pour Barbey d’Aurevilly, est « une véritable catastrophe intellectuelle ». Un escroc ne produit rien : il vole le produit du travail. La Comédie humaine n’est pas volée : elle est produite avec tout le tempérament de Balzac, furieux, grandiose, titanesque ; son œuvre, cette histoire « qui prodigue le vrai, l’ultime, le bourgeois, le trivial, le matériel et qui, par moment […], laisse tout d’un coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal » (V. Hugo), rachète largement ses orgueilleuses fabulations, ses manipulations, ses petites mesquineries d’homme et de fils ingrat.
Dans toute l’œuvre de Balzac, on retrouvera ce besoin passionné de vivre, par personne interposée, une vie plus heureuse et plus vaste. Sans doute ce thème est-il obscurément lié à celui de la création prométhéenne. Le romancier entretient un harem fait de toutes les femmes qu’il n’a pas eues ; il joue de l’amour, de la puissance et de la gloire par le truchement de ses personnages ainsi que Goriot du bonheur à travers ses enfants. Balzac, comme Goriot, devra choisir entre la création et la vie ; il se tuera pour son œuvre, comme le bonhomme pour ses filles.
(Prométhée ou la vie de Balzac, A. Maurois)
Je n’ai évoqué dans cet article que certains aspects transversaux du travail d’André Maurois. Je n’ai pas analysé une par une les œuvres de la Comédie humaine, ni relaté les conditions de leurs genèses et de leurs créations. Je ne me suis pas arrêté sur la biographie en elle-même de Balzac, son enfance à Vendôme, Tours, Paris et Villeparisis, ses premières amours, son expérience désastreuse en qualité de clerc, son début difficile dans la littérature, ses faillites monumentales, et puis la gloire, la course à l’argent, les retraites à Saché, les voyages en Suisse, à Vienne, en Sardaigne, en Italie, les Jardies, les démêlées judiciaires, Ève Hanska, sa mort horrible, poignante : le lecteur trouvera chez le disciple d’Alain tous les détails d’une vie frénétique — d’une vie hors normes et inhumaine.
Balzac est mort à 51 ans d’épuisement cérébral, de café, du feu qu’il avait dans l’âme. Il est mort au même âge que Napoléon ; il a été l’empereur du roman : ce que le conquérant avait fait par l’épée, il l’a accompli par la plume.
Lecture conseillée :
- Maurois, André, Prométhée ou la vie de Balzac