Thomas Carlyle, ou le Sage de Chelsea

Portrait de Thomas Carlyle
Portrait de Thomas Carlyle

Il est l’historien célèbre ayant réhabilité Cromwell et livré la somme de référence sur Frédéric le Grand, mais également un commentateur incontournable de l’actualité, impétueux et résolu, écouté par les puissants, craint de ses adversaires, décoré par Bismarck comme par l’Angleterre. Mais, par-dessus tout, il est celui qui, accueilli par Coleridge, adoubé par Goethe, a pris leur suite pour exalter l’idéalisme et écraser de sa parole vengeresse la vulgarité de son temps. Et aujourd’hui, lui qui côtoya également Dickens, John Stuart Mill, Emerson et qui fut au centre des courants de pensée de son temps — aujourd’hui, pour nous autres, il n’est plus rien.
T. Matrat

Bienheureux celui qui a trouvé sa tâche : qu’il ne demande pas d’autre bénédiction.
T. Carlyle


André Koszul, quelque peu oublié aujourd’hui et qui fut pourtant un grand professeur de littérature anglaise, relevait dans une Anthologie le caractère exclusif de nos lettres, et par comparaison, l’extrême liberté régnant dans celles de nos voisins d’outre-Manche. Il est vrai que la littérature française se meut péniblement par gros mouvements, pleins de règles que l’on proclame avec emphase, tandis que la littérature anglaise, que l’on ne peut découper que par périodes, se veut à côté plurielle, chatoyante et diversifiée. En France, le romantisme écrase le classicisme ; en Angleterre, Thomas Carlyle, qui n’est réductible qu’à lui-même, inspire Charles Dickens, tout autant réductible à lui-même seulement, et qui sur le plan du style paraît en être l’opposé. Au fait, ce caractère exclusif de nos lettres expliquerait-il le bannissement de Carlyle des librairies contemporaines ?… On sait bien que de nos jours, de « licencieux zélotes » (je reprends les mots de T. Matrat), qui se gargarisent de tolérance et d’ouverture d’esprit, abandonnent des œuvres d’importance pour des raisons « d’hygiène morale ». Le Sage de Chelsea figurait, paraît-il, dans la bibliothèque d’Hitler ; si c’est une raison pour le censurer, c’est bien dommage — car il y avait aussi dans la bibliothèque du Fürher tout Shakespeare, Don Quichotte, Nietzsche et Robinson Crusoé !…

Mais je reviens à mon sujet. Thomas Carlyle naît en 1795 à Ecclefechan, en Basse-Écosse. Fils de maçon calviniste, il reçoit la plus austère des éducations puritaines. Il fait ses études en solitaire à l’université d’Édimbourg, hésite un temps à se faire pasteur, connaît les affres d’une crise religieuse, retrouve la foi. Il vit alors à Londres, plutôt pauvrement, alternant pour gagner sa vie entre des leçons particulières et des articles pour les journaux. C’est vers ces années-là (1815-1820) qu’il se passionne pour les philosophes allemands qu’il découvre, Fichte, Goethe, Kant ou Richter. Il apprend l’allemand, traduit Goethe, entreprend une correspondance avec l’auteur de Faust et de Wilhelm Meister : « En effet, si j’ai été délivré des ténèbres, si j’ai pu découvrir quelque peu de lumière, si je sais quelque chose de moi-même, de mes devoirs et de ma destinée, c’est à l’étude de vos écrits, bien plus qu’à aucune autre influence, que je le dois » (lettre du 15 avril 1827). C’est aussi vers cette époque qu’il rencontre celle qui va devenir sa femme, Jane Welsh, dont les portraits font froid dans le dos. Songez comme elle devait être austère : elle descendait de John Knox. « On écrirait sans peine, dit T. Matrat, un roman sur cette femme qui rappelle les personnages de Barbey d’Aurevilly, dotée d’une fierté silencieuse et secrète, et dont un Dieu sévère serait le seul et silencieux spectateur. » Il fallait bien cela pour supporter T. Carlyle. Voyez plutôt : les jeunes mariés auraient pu mener la grande vie à Londres ; mais le sens moral, la conscience du devoir, dictent soudain au philosophe de se livrer entièrement à la littérature. Alors, il abandonne tout, refusant même de transiger sur les arrangements qu’on lui propose. Le couple quitte Londres pour Craigenputtock, la froide et solitaire demeure de Mrs Welsh-Carlyle. La maison est à deux heures de cheval de toute ville ; Jane trait les vaches et cuit le pain dans la nuit ; Thomas écrit, écrit, écrit ; entre les deux époux, une froideur de glace. « Pas d’enfant, évidemment », note T. Matrat. C’est dans cet extrême isolement que Carlyle écrit des essais, des études et des articles sur la littérature allemande, et surtout Sartor Resartus, « son chef-d’œuvre sans doute », pour A. Koszul, et pour T. Matrat, un « sommet créatif, en même temps que l’aboutissement de la somme de travail de Carlyle sur la littérature allemande » — bien qu’il ne soit « ni son meilleur, ni celui qui le représente le mieux ».

L’idéalisme de Goethe est ici suivi à la lettre : sous les « Habits » se cache la Réalité absolue, qu’il faut savoir découvrir. Pour cela, il convient d’écarter toute la friperie du monde, tous ces vils symboles de fausseté, — afin de faire place aux vrais symboles, aux vrais vêtements, ceux qui font signe vers Dieu — et ainsi se faire un Tailleur retaillé, un « Sartor resartus ».
(« Thomas Carlyle, le Grand Homme », T. Matrat, in Passé et présent, éd. Les Belles Lettres, 2023)

Après Sartor Resartus, Carlyle voudrait écrire sur la Révolution française ; il manque de documentation : le couple part de nouveau s’installer à Londres. C’est l’époque de la maturité littéraire (T. Matrat) où l’écrivain se détache progressivement de l’empire de ses maîtres, les philosophes allemands, et trouve enfin sa propre voix : une voix tonitruante et prophétique. L’Histoire de la Révolution française, succès énorme qui le met à l’abri du besoin, et dans laquelle il condamne autant la société d’Ancien Régime que la violence de l’événement historique, inspirera d’innombrables auteurs, dont Charles Dickens pour l’écriture de son Conte de deux villes. S’ensuit Le Chartisme, Les Héros, Passé et Présent, Pamphlets des derniers jours, qui achèvent de faire de Carlyle l’un des plus grands écrivains de l’Angleterre.

Carlyle reprit, avec une fougue de plus en plus fiévreuse et une insistance d’autant plus passionnée qu’il songeait davantage aux problèmes de son temps et de son pays, les grandes questions du devoir de l’élite dans la société, de la nécessité des fortes disciplines, du rôle de l’Angleterre et de son empire colonial, du respect des valeurs morales traditionnelles sur lesquelles la religion chrétienne, et la civilisation moderne tout entière, ont été édifiées.
(Anthologie de la littérature anglaise, A. Koszul)

Je vais maintenant essayer de relier toute la pensée de Carlyle en un court paragraphe qui progressivement, d’une idée à l’autre, va en donner un panorama complet. La grande obsession de Thomas Carlyle, c’est 1° de trouver la Vérité sous l’Apparence (ou le Symbole), et 2° de confondre ensemble l’apparence et le symbole, comme l’âme et le corps. Les grands hommes, ou les « héros », qui perçoivent la substance des choses cachée derrière le vêtement (jusqu’au monde lui-même, qui n’est que le vêtement de Dieu), atteignent à une compréhension de l’univers qui explique leurs grandeurs, et les rend dignes de diriger les hommes (ayant perçu la Vérité, le Fait, ils sauront l’habiller du vêtement le plus exact, c’est-à-dire établir les bonnes formes sociales). Le philosophe, pas démocrate pour deux sous, milite donc pour une sorte d’aristocratie des héros. Le premier devoir de cette aristocratie des héros sera de mettre un terme à l’empire de la société industrielle et athée : le matérialisme, l’industrie, toute la philosophie héritée des Lumières ont habillé la société d’habits qui ne sont que d’odieux oripeaux : témoins les artisans devenus des ouvriers, ou le culte malsain de l’argent. Carlyle s’élève ici contre Bentham notamment, dont la doctrine de l’utilitarisme a profondément influencé les structures sociales et politiques de l’Angleterre : selon cet économiste, les actions des hommes et des gouvernements ne doivent avoir pour but unique que de procurer le plus grand bonheur au plus grand nombre (de là le fameux pursuit of Happiness de la constitution américaine) ; c’est notamment cette doctrine, plaçant le profit matériel au cœur de l’action, qui a pu servir de base théorique à la révolution industrielle anglaise ayant tant déformé les paysages, et plongé la classe ouvrière dans une misère crasse. À l’utilitarisme, au matérialisme athée qui désespère l’homme plus qu’il ne le contente, Carlyle oppose l’idée de Dieu et les vertus du puritanisme, enfin le retour à des symboles (des « habits ») qui s’accorderaient mieux à la nudité de l’homme (i.e. le retour à l’artisanat, l’exaltation de Dieu, les valeurs du travail et de la morale plutôt que du plaisir et du divertissement) ; économiquement, « il fustige le libéralisme, écrit F. Regard, tout autant que la tentation de la révolution sociale, proclamant son attachement à une société de type féodal, régie selon lui par un idéal de vertu et d’abnégation, de travail et d’obéissance. » À cette grande recette, ajoutez des éléments propres à la personnalité de l’auteur, et qui en font comme le poivre et le sel : d’une part, l’importance de la volonté, d’autre part un symbolisme, disais-je, mais qui verse dans le mysticisme hérité d’une éducation calviniste.

On rationalise toujours tout tout à notre propre subjectivité. Si un philosophe vous paraît obscur, étudiez sa biographie : vous comprendrez sa doctrine. Ainsi, tout le raisonnement de Carlyle ne vise au final qu’à justifier sa propre condition. Voyez plutôt, si je résume en un mot le paragraphe précédent : la société n’est plus à l’image de la nature ; ce décalage entraîne le malheur de l’humanité ; il faut revenir à une société calquée sur l’image de la nature. Et quel modèle social embrasse le mieux le fond divin de la nature ? Je vous le donne en mille : une société puritaine et calviniste.

Si Dickens incarne la bourgeoisie d’Angleterre qui ne rêve que d’un bon feu, de bonnes pantoufles et d’une tasse de thé, Carlyle personnifie l’Angleterre puritaine — celle qui interdisait les théâtres sous Cromwell, capable de faire preuve d’une austérité inimaginable pour un esprit français, même pour un janséniste. « Il est un prophète social, écrit T. Matrat, une sorte d’Isaïe tempétueux en pays brouillamineux. » On regrettera le côté mystique de cette pensée qui se perd en concepts abstraits péremptoires et dont les postulats peinent à convaincre, à moins d’être calviniste ; également, ce culte du héros, à la fois barbare et insensé, qui tourne parfois « à l’apologie d’un caporalisme à la prussienne » (A. Koszul), mais aussi ce ton pamphlétaire indigné, — empreint de germanismes et de citations bibliques —, qui finit par lasser le lecteur. Vox clamantis in deserto ! Carlyle a beau tonner, on aurait tort de ne se focaliser que sur la misère, d’ailleurs toute limitée, que l’industrialisme libéral engendra : l’impressionnant essor économique de l’Angleterre victorienne a surtout élevé le niveau de prospérité générale de la nation, et lire le Sage vitupérer sans cesse contre l’amélioration des conditions de vie, et se faire l’abhorrateur systématique des ouvriers, des libéraux, des bourgeois, des socialistes, des aristocrates (outres vides ! disciples de Mammon ! chiens qui n’ont pas d’âme !), bref, de tout ce qui a le malheur d’appartenir au rationalisme occidental, a quelque chose de vaguement ridicule. Bien des vitupérateurs du matérialisme ne survivraient guère longtemps au retour d’une société féodale… Le philosophe peut bien cracher sur l’industrialisme européen : s’il cherche une société traditionnelle et mystique où rien n’évolue pendant trois mille ans, qu’il aille en Égypte et se convertisse au soufisme, comme René Guénon. Et pourtant, écrivais-je déjà dans un autre article, c’est aussi une erreur, que de résumer les théoriciens mystiques à leur mysticisme ; car si l’on trouvera peut-être moins de vérité, moins de raison, moins de factualité chez des de Maistre, chez des Carlyle, chez des Guénon, que chez des sceptiques matérialistes, on découvrira dans leurs délires mystiques une denrée de plus en plus précieuse, et qui manque aux seconds cruellement : la sagesse !

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