Les Déracinés de Maurice Barrès – La Morale et la Nation

Photographie de Maurice Barrès
Photographie de Maurice Barrès, date et auteur inconnus.

Il est souvent malaisé de sortir des chemins battus, même pour aller rejoindre des autoroutes. Or, les grands penseurs, quels qu’ils soient – même ceux édités du bout des doigts avec une once de dégoût –, sont au plus haut point intéressants, car ils témoignent d’une époque – ils la racontent, ils la rendent perceptible – mieux que les cartes et les chronologies, et les récits asséchés des historiens détaillistes. Ainsi, peut-on  seulement espérer comprendre les querelles militaires, nationalistes et hélas antisémites du siècle dernier, sans prendre connaissance des ouvrages de Charles Maurras ou de Maurice Barrès – hommes de leur temps, dont l’importance dans l’histoire politique n’est nullement contestée ? C’est par conséquent dans l’objectif d’en savoir un peu plus long sur le climat d’une époque charnière – le passage du dix-neuvième au vingtième siècle – qu’il peut être utile de se procurer, malgré une politique d’édition restrictive doublée d’une absence presque totale de distribution, le recueil des œuvres de M. Barrès dans la collection « Bouquins ».
Le lecteur pourra y lire la préface admirablement bien écrite d’Eric Roussel. L’exhaustivité, la précision et le sens de la nuance qui caractérisent sa plume distillent l’atmosphère d’un temps passé, et donnent de ces années perdues une vision globale et pleine de hauteur, où l’affaire Dreyfus et le scandale de Panama se peignent d’une autre couleur, et résonnent d’un accent nouveau, et plus juste.
Qui est donc Maurice Barrès ? Né en 1862 et mort en 1923, il a la carrière classique d’un esprit français : écrivain, député, académicien. En politique, si les lectures assidues de Victor Hugo, qu’il admirait, ont développé en lui une fibre socialiste, celle-ci est cependant teinté d’un nationalisme qui sera de plus en plus exacerbé, à la suite, notamment, du « moment » boulangiste, et surtout de l’affaire Dreyfus. Cette dernière, qui a profondément divisé la nation française, ne doit pas être réduite à l’innocence ou à la culpabilité du principal intéressé : derrière ce sordide procès s’est en effet matérialisée la séparation nette et irréconciliable de la droite contre la gauche, du nationalisme contre le progressisme, du militarisme revanchard et anti-germanique contre un pacifisme excessif, perçu comme une trahison. Barrès en fut l’exemple vivant : nationaliste avant que d’être « antidreyfusard », il accueille avec indifférence et désabusement la révision du procès, et l’innocence prouvée de Dreyfus. « Dreyfus, constate-t-il (propos rappelés par E. Roussel), a été un traître pendant douze ans par une vérité judiciaire. Depuis vingt-quatre heures, par une nouvelle vérité judiciaire, il est innocent. C’est une grande leçon, je ne dis pas de scepticisme mais de relativisme qui nous invite à modérer nos passions. »
Dans Les Déracinés, son chef-d’œuvre qui raconte à la manière des Illusions perdues les aventures de sept jeunes Lorrains à Paris, Barrès expose sa philosophie qui pourrait tenir en deux mots : le bonapartisme et l’aristotélisme. Bonapartisme : Barrès accepte le legs de 1789, est républicain, se méfie des partis et du parlementarisme, croit volontiers au héros, au « grand homme » créateur d’unité nationale, enfin accorde sa confiance à la volonté populaire qu’il croit pleine de bon sens. Aristotélisme : Barrès regarde la terre plutôt que le ciel, croit aux réalités plutôt qu’aux idées et au déterminisme plutôt qu’aux droits fondamentaux.

1. Le sens des réalités contre l’austère raison kantienne

Nous l’avons dit, Barrès est plutôt aristotélicien que platonicien. Il préfère aux grands principes éthérés tels que les droits de l’homme ou la république l’observation du réel qui l’entoure, c’est-à-dire la nation française dans l’identité culturelle et ethnique qu’elle s’est constituée au fil des siècles – ce qu’il appelle selon sa fameuse formule la terre et les morts. Barrès, comme de Maistre, ne connaît pas les hommes mais les Français, les Russes ou les Italiens.
Tout dans Les Déracinés, jusqu’au titre du roman, rappelle cette idéologie. Les déracinés le sont de leur région natale – la Lorraine – mais aussi de leur sens des réalités au profit d’une raison pure théorisée par les philosophes – rappelons qu’à cette époque la philosophie est en France la discipline reine – et professée dans les lycées.

Sur toute la France, ces vastes lycées aux dehors de caserne et de couvent abritent une collectivité révoltée contre ses lois, une solidarité de serfs qui rusent et luttent, plutôt que d’hommes libres qui s’organisent conformément à une règle. Le sentiment de l’honneur n’y apparaît que pour se confondre avec le mépris de la discipline. – En outre, ces jeunes gens se sont enfoncés dans une extraordinaire ignorance des réalités.

Cette idéologie fait de Barrès un authentique réactionnaire : l’auteur des Déracinés, très engagé en politique, est un contestataire des initiatives de la gauche menées au début de la Troisième République sous l’impulsion de Gambetta. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas uniquement Gambetta et son parti que Barrès attaque ; car derrière les initiatives complexes et techniques des partis de la gauche (radicaux et modérés) qui nécessitent une remise en contexte parfois fastidieuse se cache une véritable philosophie héritée du rationalisme platonicien. C’est là que le bât blesse : la Troisième République de Gambetta, née dans la douleur et se revendiquant pleinement de la pensée révolutionnaire, avait en effet ce « culte de la raison » venu de la plus vieille tradition platonicienne et rationaliste que le réaliste Barrès rejette en bloc. Tout peut se résumer ainsi : aux grands principes, aux grandes idées, l’auteur des Déracinés oppose le sens des réalités et l’observation du réel.
Ce « culte de la raison » si décrié par Maurice Barrès est entièrement condensé dans la personne de Paul Bouteiller, le professeur de philosophie, double littéraire d’Auguste Burdeau. Bouteiller est kantien :

Avec quiétude, il faisait reposer toute sa conduite comme son enseignement sur le principe kantien qu’il formulait ainsi : « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle. »

Si l’évangélique morale kantienne est séduisante dans son principe, elle est, du moins pour Barrès, inapplicable dans la pratique car déconnectée du réel. C’est là toute la thèse des Déracinés qu’Éric Roussel résume ainsi : « L’introspection, le culte de la raison ne débouchent sur rien, l’individu ne se meut pas dans le néant, il se rattache obligatoirement à un terroir, à une collectivité, à une tradition. Hors de cette règle, point de salut ! » Et il ajoute : « Sans répudier complètement ses aspirations sociales, Barrès met désormais l’accent sur la nécessaire acceptation du passé : une société obéit à des lois immuables très précises que l’on ne peut transgresser impunément. »
Comme Platon qui s’efforçait de supprimer tout déterminisme et d’élever les enfants dans une forme de pensée unique du Bien, Paul Bouteiller voudrait arracher ses élèves de leur terre natale et les placer dans la « raison abstraite », dans la voie du Bien – le Bien étant évidemment, souligne Barrès avec ironie, tout ce qui correspond aux intérêts directs et personnels de Bouteiller :

Déraciner ces enfants, les détacher du sol et du groupe social où tout les relie, pour les placer hors de leurs préjugés dans la raison abstraite, comment cela le gênerait-il, lui qui n’a pas de sol, ni de société, ni, pense-t-il, de préjugés ?

En somme, pour Barrès, Bouteiller devrait moins penser aux idéaux qui se confondent avec ses intérêts personnels qu’à l’intérêt unique et supérieur de la France. Aussi, quand le professeur annonce à ses élèves devoir quitter le lycée de Nancy pour rejoindre Paris, l’auteur en profite-t-il pour intervenir dans le récit et recadrer le double littéraire de celui qui fut son professeur.

– Vive la France ! Vive la République ! crient-ils d’une voix unanime.
La France ! la République ! Ah ! comme ils crient ! Il ne sert de rien qu’on prêche l’État, la France, la République. C’est du verbalisme administratif. Mais précisément, un bon administrateur cherche à attacher l’animal au rocher qui lui convient ; il lui propose d’abord une raison suffisante de demeurer dans sa tradition et dans son milieu ; il le met ensuite, s’il y a lieu, dans une telle situation qu’il ait plaisir à s’agréger dans un groupe et que son intérêt propre se soumette à la collectivité. On élève les jeunes Français comme s’ils devaient un jour se passer de la patrie. On craint qu’elle leur soit indispensable. Tout jeunes, on brise leurs attaches locales ; M. Bouteiller n’a pas su dire à ses élèves : « Prenez votre rang dans les séries nationales. Quelques-uns d’entre vous, pour être plus sûrs de leur direction, ne veulent-ils pas mettre leurs pas dans les pas de leurs morts ?… Vous, Suret-Lefort et Gallant de Saint-Phlin, faites attention que le Barrois décline ; Bar a cessé d’être une capitale, mais il vous appartient d’en faire une cité où vous jouerez un noble rôle… Avez-vous remarqué, Mouchefrin, comment l’initiative d’un seul homme, M. Lorin, a transformé en magnifique bassin minier la région de Longwy ?… Rœmerspacher, on dit que les salines de la Seille sont en décadence. »
Le Barrois, le pays de la Seille, la région de Longwy, les Vosges, donnent à la Lorraine des caractères particuliers qu’il ne faut pas craindre d’exagérer, loin que cette province se doive effacer. Mais l’Université méprise ou ignore les réalités les plus aisément tangibles. Ses élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision décharnée des faits officiels et de quelques grands hommes à l’usage du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l’esprit de chaque petite patrie est pour ses fils instrument d’éducation et de vie.

Paul Bouteiller, en croyant au Bien et à la morale, développe des idées austères – qui n’empêchent même pas totalement le doute sur leur véritable désintéressement. – Cette croyance en un bien unique fausse le débat car elle place de facto dans le camp du mal tous ceux qui la contestent. Barrès reproche à ces idées leur visée totalitaire : criminaliser la pensée contraire, c’est empêcher l’expression du débat démocratique.

– Messieurs, il y a deux sortes de républicains : ceux de naissance, qui ont horreur qu’on discute la République ; ceux de raisonnement, qui s’en font une conception à leur goût. Vous êtes des républicains de raisonnement. Je puis les estimer, je ne les accepte pas. Nous nous rencontrerons dans la vie, nous ne nous entendrons jamais.

La messe est dite.

2. La race, le milieu, le moment

La philosophie kantienne telle que pratiquée par Bouteiller est en opposition complète et radicale avec les thèses déterministes et surtout positivistes dont les deux représentants majeurs sont Auguste Comte et Hippolyte Taine. Ces thèses sont les suivantes : substituer à la métaphysique « l’étude des lois générales de la nature et de l’organisation sociale, dégagées à partir de l’étude des phénomènes menée par les sciences » (dictionnaire de l’Académie française, édition actuelle). En d’autres termes, substituer l’observation à la raison pure, l’étude des faits et de leurs enchaînements à celle sans issue des causes premières et, in fine, l’empirisme au rationalisme.
Barrès, à l’inverse de Burdeau-Bouteiller, se revendique pleinement du positivisme historique que Taine a brillamment pratiqué dans Les Origines de la France contemporaine et que résume ainsi sa fameuse formule : la race, le milieu, le moment. La rencontre de l’un des personnages des Déracinés avec Taine, justement, est l’occasion d’un passage célèbre qui permet à Barrès de synthétiser ces oppositions philosophiques complexes qui nous paraissent aujourd’hui vieillies :

– Je sais, dit le jeune homme, ce sont des problèmes fameux : la grande crise de M. Renan à Saint-Sulpice et son adhésion à la science, votre protestation contre la philosophie spiritualiste, quand vous réhabilitiez le sensualisme de Condillac… D’une façon plus générale, la grande affaire pour votre génération aura été le passage de l’absolu au relatif… Permettez-moi de vous le dire, monsieur, c’est une étape franchie, et nous sommes sur le point de ne plus comprendre l’angoisse de nos aînés accomplissant cette évolution. Ce n’est pas que nous voulions restaurer des liens que vous avez coupés, mais enfin nous ne pouvons pas plus être matérialistes que spiritualistes. Qu’est-ce que la matière ?… Il faut vous dire que nous avions pour professeur un philosophe kantien : il nous a exposé avec une force admirable la critique de toute certitude. Dès lors, comment parler des propriétés de la substance universelle ? ses qualités ne sont rien de plus que des états de notre sensibilité ; nous ne connaissons en soi ni les corps, ni les esprits, mais seulement nos rapports avec les mouvements d’une réalité inconnue et à jamais inconnaissable. Le matérialisme est devenu pour nous une doctrine absolument incompréhensible. Ce n’est plus qu’une conception de la vie dont les parlementaires de toutes nuances et leurs journalistes – je suis renseigné par un de mes camarades, rédacteur à La Vraie République – sont les représentants.

Comme nous pouvons le constater, le jeune Lorrain de Barrès qui rencontre Taine est encore trop soumis à l’influence kantienne inoculée par Bouteiller. Heureusement, Taine va lui asséner son ultime argument : celui du platane. Taine, en effet, est pleinement aristotélicien : comme Barrès, il regarde la terre, les racines, le réel plutôt que le ciel et les idéaux. Que l’on repense à la fresque de Raphaël qui représente Aristote et Platon : alors que le second pointe le doigt vers le ciel, le premier l’arrête et de sa paume désigne le sol. Or Taine, comme Aristote, croyait aux racines et avait coutume à la fin de sa vie de se rendre chaque jour à pied, au terme de sa promenade, sous l’ombre d’un platane qui poussait contre les Invalides.

– Combien je l’aime, cet arbre ! Voyez le grain serré de son tronc, ses nœuds vigoureux ! Je ne me lasse pas de l’admirer et de le comprendre. Pendant les mois que je passe à Paris, puisqu’il me faut un but de promenade, c’est lui que j’ai adopté. Par tous les temps, chaque jour, je le visite. Il sera l’ami et le conseiller de mes dernières années… Il me parle de tout ce que j’ai aimé ; les roches pyrénéennes, les chênes d’Italie, les peintres vénitiens. Il m’eût réconcilié avec la vie, si les hommes n’ajoutaient pas aux dures nécessités de leur condition tant d’allégresse dans la méchanceté.
« Sentez-vous sa biographie ? Je la distingue dans son ensemble puissant et dans chacun de ses détails qui s’engendrent. Cet arbre est l’image expressive d’une belle existence. Il ignore l’immobilité. Sa jeune force créatrice dès le début lui fixait sa destinée, et sans cesse elle se meut en lui. Puis-je dire que c’est sa propre force ? Non pas, c’est l’éternelle unité, l’éternelle énigme qui se manifeste dans chaque forme. »

Le disciple est conquis :

– A propos d’un arbre, il m’a présenté de la façon la plus émouvante, avec des images extrêmement fortes et vraies, un tableau de la vie tout spinoziste. Évidemment il se rallie à la règle du devoir selon l’Éthique : « Plus quelqu’un s’efforce pour conserver son être, plus il a de vertu ; plus une chose agit, plus elle est parfaite… » C’était en même temps une doctrine d’acceptation, car il m’indiquait que nous ne pouvons échapper à nos lois et que la mort nous borne…

« Nous ne pouvons échapper à nos lois ». Ces lois, les voici : la race, le milieu, le moment. Les sept Lorrains déracinés de leur province et replantés tant bien que mal à Paris, à la manière du Rubempré des Illusions perdues ou du Moreau de L’Éducation sentimentale, sont eux aussi pleinement victimes de ces lois implacables. Pour Barrès, la race est menacée par l’invasion germanique, le milieu et le moment sont ceux de la nation française en déroute et en décadence pour de multiples raisons, dont notamment – observation étonnamment actuelle – l’augmentation exponentielle du nombre de bacheliers qui crée de fait une précarisation des diplômés.

On se demande où mènent les fastidieuses études qu’on impose à la jeune bourgeoisie : elles mènent au café.
Mobilier malpropre, service bruyant et familier, chaleur de gaz intolérable ! Comment demeurer là, sinon par veulerie ? C’est compromettre son hygiène morale plus fâcheusement qu’aucun vice, puisqu’on n’y trouve ni passion ni jouissance, mais seulement de mornes habitudes. Voilà pourtant le chenil des jeunes bacheliers qui sortent des internats pour s’adapter à la société moderne… A marcher, le fusil en main, auprès des camarades, dans les hautes herbes, avec du danger tout autour, on nouerait une amitié de frères d’armes. Si cette vie primitive n’existe plus, si l’homme désormais doit ignorer ce que mettent de nuances sur la nature les saisons et les heures diverses du soleil, certains jeunes gens du moins cherchent, dans des entreprises hardies, appropriées à leur époque, mais où ils payent de leur personne, à dépenser leur vigueur ; et ils échangent avec les associés de leurs risques une sorte d’estime… bien différente de celle qu’on prodigue à la respectabilité d’un chevalier de la Légion d’honneur. Comme ils sont une minorité, ces oseurs ! L’immense troupeau consume sa poésie à espérer qu’il sera fonctionnaire. Cartonnant, cancanant et consommant, ces demi-mâles, ou plutôt ces molles créatures que l’administration s’est préparées comme elle les aime, attendent au café, dans un vil désœuvrement, rien que leur nomination.

Cette précarisation des diplômés entraîne la venue d’une nouvelle classe particulière que Barrès appelle « le prolétariat des bacheliers ».

À l’heure où l’on écrit ces lignes, il y a sept cent trente licenciés de lettres ou de sciences qui sollicitent des places dans l’enseignement ; ils tiennent leur diplôme pour une créance sur l’État. En attendant, plus de quatre cent cinquante pour vivre se sont faits pions. Et combien de places à leur fournir ? Six par an. Cette situation ne décourage ni les jeunes gens, ni l’Université. Il y a trois cent cinquante boursiers de licence et d’agrégation. C’est-à-dire que l’État prend trois cent cinquante engagements nouveaux quand il ne dispose que de six places déjà disputées par sept cent trente individus qui vont devenir mille quatre-vingts et enfler ainsi à l’infini. Il en va de même dans les diverses facultés. Quant aux autres diplômés qui n’ont pas été boursiers, qui n’ont pas comme leurs camarades reçu de l’argent pour suivre les cours, s’ils ne peuvent s’irriter contre le gouvernement qui ne leur a rien promis, ils s’en prennent à la société.
C’est une classe particulière qui sous nos yeux, en ces années 1882-1883, se constitue : un prolétariat de bacheliers.

Les sept Lorrains des Déracinés font partie de cette nouvelle classe dangereuse qui sert à la fois de réservoir à génie et de poudre à canon pour la contestation. Le moment, on le voit, n’est pas favorable et selon les thèses de Barrès ne peut mener qu’à de mauvaises conséquences : en cette fin du dix-neuvième siècle, en cette période de « décadentisme » symbolisée par les vers déprimés de Verlaine et les romans alanguis de Huysmans, le sentiment de déclassement et d’humiliation, surtout après la traumatisante défaite de 1870, n’a jamais été aussi fort et aussi prégnant. À ce moment défavorable s’ajoute pour les Lorrains une perte de repères liée tour à tour à leur enfermement au lycée doublée d’une instruction détachée de la terre, puis à leur migration presque forcée vers Paris, cette tête monstrueuse qui pèse un peu trop lourd sur le corps fragile de la France – lire la fameuse description balzacienne de la capitale au début de Ferragus.

Le lycée de Nancy avait coupé leur lien social naturel ; l’Université ne sut pas à Paris leur créer les attaches qui eussent le mieux convenu à leurs idées innées, ou, plus exactement, aux dispositions de leur organisme. Une atmosphère faite de toutes les races et de tous les pays les baignait. Des maîtres éminents, des bibliothèques énormes leur offraient pêle-mêle toutes les affirmations, toutes les négations. Mais qui leur eût fourni en 1883 une méthode pour former, mieux que des savants, des hommes de France ?
Chacun d’eux porte en son âme un Lorrain mort jeune et désormais n’est plus qu’un individu. Ils ne se connaissent pas d’autre responsabilité qu’envers soi-même ; ils n’ont que faire de travailler pour la société française, qu’ils ignorent, ou pour des groupes auxquels ne les relie aucun intérêt. Déterminés seulement par l’énergie de leur vingtième année et par ce que Bouteiller a suscité en eux de poésie, ils vaguent dans le Quartier latin et dans ce bazar intellectuel, sans fil directeur, libres comme la bête dans les bois.

Par cette perception du sens des réalités qui lui est propre, Maurice Barrès entre pleinement dans la grande tradition du roman réaliste. Comme Balzac, il est un observateur qui sait retranscrire avec minutie – quitte à être taxé de pessimisme, quitte à ne pas avoir la verve poétique ni le sens de l’épique d’un Victor Hugo la médiocrité ambiante des individus moyens qui ont des destinées le plus souvent tragiques.

3. La charge des philosophes : les âmes

La philosophie est au cœur de l’œuvre de Barrès : c’est que l’Occident est un continent littéraire et que les philosophes, depuis Socrate, Platon et Aristote, y tiennent une influence considérable. Que l’on songe aux conséquences pratiques des théories développées par saint Augustin, Thomas d’Aquin, Descartes, Spinoza, Rousseau, Hegel ou Nietzsche.
Si les philosophes ont une telle importance, c’est qu’ils ont la puissance d’influencer les âmes. Cette constatation est la clé de voûte de toute la pensée barrésienne : et l’âme, pour l’auteur des Déracinés, est avant tout liée à des objets abstraits tels que la terre ou la nation.
Cela amène mécaniquement Barrès à la revendication d’un identitarisme fort. De même qu’un individu sans âme n’est plus rien, de même une nation ou une terre sans âme peut être considérée comme morte.

De quoi ces petites villes perdent-elles l’âme ? Du départ des fils pour la ville ; de l’arrivée des Allemands. La race germaine se substitue à l’autochtone dans tout l’est de la France. Vaut-elle moins ? – Oui, car elle est étrangère. Par ces immigrés, le type se modifie et se gâte.

Barrès perçoit la nation comme un corps presque physique ; aussi l’âme y a-t-elle toute sa place. Or, cette âme est intimement liée à celle des individus qui composent le corps nation ; Barrès, dans son idéologie bonapartiste, mêle à ses réflexions sur les cadres (et notamment la nation) des pensées profondes sur la place de l’individu – son autre grande trilogie, antérieure à celle du Roman de l’énergie nationale, s’intitule Le Culte du moi. – Par conséquent, la terre est intimement liée à l’âme propre des individus qui y vivent. Les déraciner, les arracher à leur terre, c’est prendre le risque de les perdre à jamais.

Hélas ! la Lorraine a fait une grande tentative : elle a expédié un certain nombre de ses fils, pour que de Neufchâteau, de Nomeny, de Custines, de Varennes, ils s’élevassent à un idéal supérieur. En haussant les sept jeunes Lorrains de leur petite patrie à la France, et même à l’humanité, on pensait les rapprocher de la Raison. Voici déjà deux cruelles déceptions ; pour Racadot et Mouchefrin, l’effort a complètement échoué. Ceux qui avaient dirigé cette émigration avaient-ils senti qu’ils avaient charge d’âmes ? Avaient-ils vu la périlleuse gravité de leur acte ? À ces déracinés, ils ne surent pas offrir un bon terrain de « replantement ». Ne sachant s’ils voulaient en faire des citoyens de l’humanité, ou des Français de France, ils les tirèrent de leurs maisons séculaires, bien conditionnées, et ne s’en occupèrent pas davantage, ayant ainsi travaillé pour faire de jeunes bêtes sans tanières. De leur ordre naturel, peut-être humble, mais enfin social, ils sont passés à l’anarchie, à un désordre mortel. Mouchefrin et Racadot n’avaient pas naturellement de grandes vertus, mais il faut voir aussi qu’ils furent trahis par les chefs insuffisants du pays. Sur sept Lorrains, un double déchet déjà, c’est trop : l’opération a été mal menée.

Là où les auteurs réalistes de la première moitié du dix-neuvième siècle moralisaient sur l’apprentissage de la vie et ses nécessaires échecs et désillusions, Barrès, lui, moralise sur la terre et les morts. Il voit aussi dans la perte d’identité culturelle et terrienne l’une des causes des défaites individuelles. Proust disait : « Tout est affaire de chronologie. » Cette phrase s’applique aussi à Barrès, qui est d’abord un homme de son temps : comme le réaliste Balzac décrivait avec le talent que l’on sait la fin d’un ancien monde aristocratique remplacé par la grande bourgeoisie libérale, le réaliste Barrès décrit avec le talent qui est le sien le tragique sentiment de dépossession et d’insécurité systémique et culturelle qui règne en cette brutale fin de siècle.

4. Le culte du grand homme

Barrès est philosophiquement et politiquement attaché à la figure du roi perdu, du grand homme, du fédérateur d’unité nationale. Son côté bonapartiste l’amène à ne pas rejeter, comme son ami Maurras, les grands noms de l’histoire de France qui se sont opposés à ses visées idéologiques. Comme Bonaparte, Barrès « assume tout ». Il prend l’histoire de France telle qu’elle est, il en accepte le legs, il respecte aussi bien sa terre que ses morts. Tous les grands noms qui ont fait sa renommée, qui ont créé du lien national, qui se sont ajoutés au bloc culturel, sont dignes du plus grand respect et de la plus grande admiration pour l’auteur des Déracinés.
Le premier d’entre eux, c’est bien sûr Napoléon Bonaparte. C’est sur son tombeau, aux Invalides, que les sept jeunes Lorrains prêtent serment dans une scène d’anthologie :

Le tombeau de l’Empereur, pour des Français de vingt ans, ce n’est point le lieu de la paix, le philosophique fossé où un pauvre corps qui s’est tant agité se défait ; c’est le carrefour de toutes les énergies qu’on nomme audace, volonté, appétit. Depuis cent ans, l’imagination partout dispersée se concentre sur ce point. Comblez par la pensée cette crypte où du sublime est déposé ; nivelez l’histoire, supprimez Napoléon : vous anéantissez l’imagination condensée du siècle. On n’entend pas ici le silence des morts, mais une rumeur héroïque ; ce puits sous le dôme, c’est le clairon épique où tournoie le souffle dont toute la jeunesse a le poil hérissé.

Barrès aussi, derrière un persistant voile tragique qui le dépite, a comme tout Français le sens de l’épique, ce sens purement littéraire que Victor Hugo a su ranimer avec une puissance incomparable dans toute l’histoire des lettres. Là encore, contrairement à Maurras qui reliait la critique à l’idéologie et estimait qu’on ne pouvait aimer à la fois Racine et Hugo puisqu’il en était l’antithèse, Barrès admire chez l’auteur des Contemplations le grand homme, l’écrivain de génie, le monstre sacré qui a participé à la gloire nationale. Pour Maurice Barrès, c’est la France d’abord : tout ce qui concourt à sa grandeur est digne d’éloge.
Justement, l’action des Déracinés a lieu au moment même où le géant s’effondre : Victor Hugo meurt le 22 mai 1885 à Paris.

Au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs et de la rue Vavin, il entendit le cri, lut le titre en manchettes : « Mort de Victor Hugo ! » Son cœur se gonfla dans sa poitrine. Il rejeta tous ses soucis précaires, parce qu’il avait un dieu à créer d’accord avec un groupe important de l’humanité. Aucune réalité, si tragique qu’il la pressentît, ne pouvait l’émouvoir comme la mort du seul homme qui, dans une époque médiocre, donnait la sensation du hors de pair, et semblait essentiel pour maintenir l’unité, la fraternité françaises.

Victor Hugo rassemble tout le monde : les radicaux, les nationalistes, les kantiens, les lycéens encore immatures, les patriotes, les modérés, les bourgeois et les prolétaires. Hugo réussit cet exploit de susciter l’admiration de Barrès, de Bouteiller et des sept Lorrains sans exception – ou presque, mais ceux qui osent le contester en prennent pour leur grade.

Ils l’associaient à toutes les notions qu’ils s’étaient amassés du sublime moderne. Dans un âge où les lycéens du premier Empire entendaient le canon de Marengo et parfois le coupé de l’Homme traversant en hâte leur ville, ces enfants, grandis depuis la guerre, n’avaient d’autre idée générale de qualité émouvante que la France vaincue et la lutte de la République contre les partis dynastiques. D’instinct, ils symbolisaient et glorifiaient la persistance de la patrie dans le nom national et républicain de Victor Hugo. Les vieux professeurs des petites classes lui déniaient tout talent ; en rhétorique, on admettait certaines de ses beautés modérées. De ces injustices, les lycéens, en 1879, frémissaient. Quinze jours environ après la rentrée, M. Bouteiller leur apporta la seconde série de La Légende des siècles : il lut l’Hymne à la terre, où l’on jette un magnifique regard sur le fleuve épandu, sur le Gange que fut au terme de sa course le vieux maître, et, le commentant avec sa belle voix grave, pure d’accent provincial et dont l’autorité leur semblait religieuse, il ouvrit à ces êtres encore intacts les grands secrets de la mélancolie poétique.

L’admiration de Barrès pour Hugo est en réalité contradictoire : l’auteur des Misérables aurait farouchement désavoué celui des Déracinés. Mais Barrès, contrairement à Maurras, reconnaît à Hugo son génie purement stylistique et, surtout, sa portée rassembleuse. Aussi ne cesse-t-il de faire l’éloge de celui qui fut un maître pour tous les écrivains du dix-neuvième siècle.

Le premier soir de la mort, après une visite au cadavre étendu sur son lit, un journaliste avait écrit : « En face de cette vision funèbre, on comprend les hallucinations, les touchants malentendus d’où sont sorties tant de religions. Il faut un effort de la pensée pour se replacer dans notre siècle de science et d’analyse, pour s’avouer que celui que nous pleurons n’a été qu’un homme… » Ainsi dès le 22 avait commencé l’apothéose ; mais de ce long office des morts la nuit du dimanche au lundi fut l’élévation, l’instant où le cadavre présenté à la nation devient dieu.
[…]
Notre fleuve français coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’aux toits. Qu’un tel phénomène d’union dans l’enthousiasme, puissant comme les plus grandes scènes de la nature, ait été déterminé pour remercier un poète-prophète, un vieil homme qui par ses utopies exaltait les cœurs, voilà qui doit susciter les plus ardentes espérances des amis de la France. Le son grave des marches funèbres allait dans ces masses profondes saisir les âmes disposées et marquer leur destinée. Gavroche, perché sur les réverbères, regardait passer la dépouille de son père indulgent et, par lui, s’élevait à une certaine notion du respect.

Barrès ne voit pas en Hugo que le génial styliste : il y voit aussi le créateur d’identité nationale.

De l’Étoile au Panthéon, Victor Hugo, escorté par tous, s’avance. De l’orgueil de la France il va au cœur de la France.

Conclusion

Barrès est véritablement le produit de son milieu : fidèle à sa propre idéologie il s’est laissé imprégner de sa terre, la France, et de ses morts, l’Histoire avec les écrivains qu’il admire. Les Déracinés résultent pleinement de cette conception de la vie : car ce roman, au fond, est presque un pastiche de la tradition littéraire française la plus pure, celle du moralisme réaliste pratiqué sans interruption depuis François Villon – que l’on songe au Du Bellay des Regrets, aux moralistes du Grand Siècle (La Bruyère, La Rochefoucauld, Fénelon), à ceux des Lumières (les piquants philosophes), enfin aux acerbes romanciers du dix-neuvième.

Laissons Barrès conclure cet article par une de ces formules dont lui seul a le secret, et qui le résume tout entier :

La vie est une brutale. Nul n’est contraint de se donner à la politique active, mais celui qui s’en mêle ne crée pas les circonstances ; on n’atteint un but qu’en subissant les conditions du terrain à parcourir.

 

Lecture conseillée :

  • Barrès, Maurice, Romans et voyages – Tome 1, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2014.

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