Vie de Jésus – L’Évangile selon Renan

Photographie d'Ernest Renan par Ferdinand Mulnier, date inconnue
Photographie d'Ernest Renan par Ferdinand Mulnier, date inconnue

Est-il encore possible, de nos jours, de croire en Dieu ? La science bat en brèche le miracle et le prodige ; pire encore, l’anthropologie – même celle des penseurs chrétiens comme René Girard – nous apprend que la religion n’est, au fond, qu’un destin social inévitable répondant à des préoccupations psychosociologiques. Il suffit de lire Jacques Lacarrière – Au cœur des mythologies – pour s’apercevoir que la Bible n’est, en de certains endroits, qu’un vaste brassage des mythes antiques ; cet admirable penseur disait « qu’est spirituelle toute écriture qui aide à montrer l’invisible, à faire entendre l’inaudible et à faire sentir l’inodore » et ce faisant englobait les mythes et la religion dans un vaste ensemble à vocation consolatrice.
Les philosophes, peut-être plus encore que les scientifiques, ont eu raison de la religion : c’est un penseur, Nietzsche, qui est à l’origine de l’apophtegme sentencieux sur la mort de Dieu ; bien avant lui, Voltaire (que Nietzsche admirait) – malgré ses penchants déistes –, mais surtout Diderot, avaient ouvert la voie à l’incrédule, industriel et matérialiste dix-neuvième siècle ; et Marx la considérait comme un opium.
Au vingt et unième siècle, l’athéisme semble faire consensus même chez ceux ayant encore peur, par un reste inné de crainte superstitieuse, de se l’avouer sans détour. Dieu, Jésus, la Bible font partie du folklore chrétien ; on reconnaît bien volontiers leur rôle civilisationnel fondamental pour l’identité occidentale ; on sourit avec une pointe de dédain aux légendes qui les constituent, de la tour de Babel à la résurrection ; et comme tout le monde, on les explique à la manière du rasoir d’Ockham, c’est-à-dire en parant au plus simple – quitte à perdre le sentiment de toute transcendance, et sombrer, comme Pascal,dans des vertiges métaphysiques, à ceci près que lui s’abîmait en Dieu, alors que nous plongeons dans le néant.

Ernest Renan, né en 1823 et mort en 1892, ne pouvait échapper au déterminisme de son siècle. Il en fut même une célèbre victime. Alors qu’il semblait promis à une brillante carrière ecclésiastique, il eut en avril-juin 1845 une crise de conscience qui le détourna à jamais de la foi religieuse : il est en cela symbolique de la transition du spiritualisme au matérialisme qui s’opérait dès le milieu du dix-neuvième siècle et devait mener au positivisme. Pour autant, Renan ne renia jamais ni l’importance sociale de la religion, ni même son fond de vérité – comme Marc Bloch bien des années plus tard, il percevait les textes poétiques et sacrés comme des sources nécessaires à l’étude historique.

Malheur aussi à la raison, le jour où elle étoufferait la religion ! Notre planète, croyez-moi, travaille à quelque œuvre profonde. Ne vous prononcez pas témérairement sur l’inutilité de telle ou telle de ses parties ; ne dites pas qu’il faut supprimer ce rouage qui ne fait en apparence que contrarier le jeu des autres. La nature, qui a doué l’animal d’un instinct infaillible, n’a mis dans l’humanité rien de trompeur. De ses organes vous pouvez hardiment conclure sa destinée. Est Deus in nobis. Fausses quand elles essayent de prouver l’infini, de le déterminer, de l’incarner, si j’ose le dire, les religions sont vraies quand elles l’affirment. Les plus graves erreurs qu’elles mêlent à cette affirmation ne sont rien comparées au prix de la vérité qu’elles proclament. Le dernier des simples, pourvu qu’il pratique le culte du cœur, est plus éclairé sur la réalité des choses que le matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le fini.

On voit que s’il perdit la foi, il n’abandonna pas pour autant sa passion du christianisme. Génial penseur, doté par conséquent d’un grand sens de la nuance, il continua d’admirer l’homme Jésus et chercha par son travail à percer le mystère de ce personnage majeur pour l’histoire du monde.

Pour faire l’histoire d’une religion, il est nécessaire, premièrement, d’y avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine) ; en second lieu, de n’y plus croire d’une manière absolue ; car la foi absolue est incompatible avec l’histoire sincère. Mais l’amour va sans la foi.

En ne croyant pas, en admirant Jésus, Ernest Renan composa en 1863 une synthèse merveilleuse de la vie du Messie, évangile prodigieux et fruit d’un cerveau supérieur – évangile actuel qui résonne à nos oreilles mieux encore que les synoptiques et nous emmène au plus près de la source du christianisme.

1. Jésus, un homme de son temps et de son milieu

Renan, positiviste et naturaliste avant l’heure, applique à la lettre la devise de Taine dans son travail de recherche historique : la race, le milieu, le moment. Nulle supposition qui n’ait son explication rationnelle, tel est le credo de la nouvelle science ; plus audacieux encore, Renan va jusqu’à bannir la pudeur morale de son labeur, la jugeant, à l’instar de ses continuateurs, propice au biais et à l’erreur de jugement. Il dit :

La morale n’est pas l’histoire. Peindre et raconter n’est pas approuver. Le naturaliste qui décrit les transformations de la chrysalide ne la blâme ni ne la loue. Il ne la taxe pas d’ingratitude parce qu’elle abandonne son linceul ; il ne la trouve pas téméraire parce qu’elle se crée des ailes ; il ne l’accuse pas de folie parce qu’elle aspire à se lancer dans l’espace.

Ces quelques lignes correspondent à la lettre à la fameuse phrase rédigée par Taine dans son Histoire de la littérature anglaise, qui lui valut de si vives critiques et l’honneur indirect d’un roman de Paul Bourget : « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre. » Si l’on peut reprocher au positivisme une certaine froideur dans l’analyse, il n’en demeure pas moins que cette méthode, qui suppose un travail dantesque, tombe souvent juste ; elle permettra à Taine de produire une analyse brillante de la Révolution française dans Les Origines de la France contemporaine, analyse ne s’étant depuis jamais démentie.
Renan, déterministe, voit donc dans la race, le milieu et le moment un certain nombre de clés permettant d’expliquer la grande aura dont il a bénéficié de son vivant.

La race. Renan évite deux écueils : il ne fait pas de Jésus un dieu mais ne nie pas pour autant son existence. Les historiens sont aujourd’hui presque unanimes : Jésus a bel et bien existé, il était certainement un Juif de Galilée – il a grandi au sein d’un peuple oriental volontiers porté sur le mysticisme. Lui-même possédait sans doute un charisme important : les évangiles témoignent tous, de manière symbolique il est vrai, de son grand talent oratoire et de sa capacité à entraîner à sa suite des hommes d’horizons divers. Le mysticisme, le charisme : Renan résume au charme ces deux substantifs. Jésus fut un charmeur.

Tel voudrait faire de Jésus un sage, tel un philosophe, tel un patriote, tel un homme de bien, tel un moraliste, tel un saint. Il ne fut rien de tout cela. Ce fut un charmeur.

Le fait que Jésus ait grandi au sein d’un peuple pensant l’histoire comme une ligne ayant dans l’avenir son point d’horizon est loin d’être anodin. Il évolue dans un milieu où la venue du messie est une certitude – venue qui, en outre, est pour certains imminente. Renan n’écarte pas la possibilité que Jésus ait réellement cru être le messie : pas de charlatanerie chez lui – juste une volonté qui a triomphé de la raison.

Ne séparant pas le sort de l’humanité de celui de leur petite race, les penseurs juifs sont les premiers qui aient eu souci d’une théorie générale de la marche de notre espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-même, et uniquement attentive à ses querelles de petites villes, a eu des historiens excellents ; le stoïcisme a énoncé les plus hautes maximes sur les devoirs de l’homme considéré comme citoyen du monde et comme membre d’une grande fraternité ; mais, avant l’époque romaine, on chercherait vainement dans les littératures classiques un système général de philosophie de l’histoire, embrassant toute l’humanité. Le Juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique qui rend par moments le Sémite merveilleusement apte à voir les grandes lignes de l’avenir, a fait entrer l’histoire dans la religion.

Le milieu. Prenons la notion de milieu dans un sens strictement géographique. La Galilée bénéficie au temps de Jésus d’un climat excellent qui en fait une terre riche en belle nature. Si le message du Christ est plein d’optimisme, c’est aussi parce qu’il fut inspiré des paysages apaisants et paradisiaques de son environnement. Renan a lui-même gravi la montagne de Nazareth où Jésus s’est rendu.

Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s’asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée peut-être frivole, Jésus s’y est assis vingt fois sans un doute. Délivré de l’égoïsme, source de nos tristesses, qui nous fait rechercher avec âpreté un intérêt d’outre-tombe à la vertu, il ne pensa qu’à son œuvre, à sa race, à l’humanité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel d’azur, ces hautes plaines à l’horizon, furent pour lui, non la vision mélancolique d’une âme qui interroge la nature sur son sort, mais le symbole certain, l’ombre transparente d’un monde invisible et d’un ciel nouveau.

Ce climat propice agit comme un catalyseur pour les âmes mystiques du peuple de Galilée. Les pêcheurs du lac de Tibériade n’hésitent guère avant de suivre le prédicateur qui les invite à le rejoindre ; ici, Renan se laisse peut-être aller à ses penchants poétiques – c’est à vrai dire la partie de son livre la moins convaincante. On le suit plus volontiers quand il fait de Jésus le fondateur d’une secte nouvelle – comme à cette époque il en fleurissait beaucoup – ayant converti et rassemblé autour de lui quelques disciples, avant de partir avec eux sur les routes pour prêcher de ville en ville.

Leur ignorance était extrême ; ils avaient l’esprit faible, ils croyaient aux spectres et aux esprits. Pas un élément de culture hellénique n’avait pénétré dans ce premier cénacle ; l’instruction juive y était aussi fort incomplète ; mais le cœur et la bonne volonté y débordaient. Le beau climat de la Galilée faisait de l’existence de ces honnêtes pêcheurs un perpétuel enchantement. Ils préludaient vraiment au royaume de Dieu, simples, bons, heureux, bercés doucement sur leur délicieuse petite mer, ou dormant le soir sur ses bords. On ne se figure pas l’enivrement d’une vie qui s’écoule ainsi à la face du ciel, la flamme douce et forte que donne ce perpétuel contact avec la nature, les songes de ces nuits passées à la clarté des étoiles, sous un dôme d’azur d’une profondeur sans fin. Ce fut durant une telle nuit que Jacob, la tête appuyée sur une pierre, vit dans les astres la promesse d’une postérité innombrable, et l’échelle mystérieuse par laquelle les Elohim allaient et venaient du ciel à la terre. À l’époque de Jésus, le ciel n’était pas fermé, ni la terre refroidie. La nue s’ouvrait encore sur le fils de l’homme ; les anges montaient et descendaient sur sa tête ; les visions du royaume de Dieu étaient partout ; car l’homme les portait en son cœur. L’œil clair et doux de ces âmes simples contemplait l’univers en sa source idéale ; le monde dévoilait peut-être son secret à la conscience divinement lucide de ces enfants heureux, à qui la pureté de leur cœur mérita un jour d’être admis devant la face de Dieu.

Le moment. Jésus grandit dans un monde très fermé et replié sur soi ; il n’a aucune connaissance de la culture hellénique, réservée aux envahisseurs ; il ne connaît ni Socrate ni Platon. Le peuple juif est cependant déjà constitué : il a forgé son identité mais est privé de terre. Afin de ne pas oublier son unité, il laisse aux docteurs – les pharisiens – le soin de relire et de commenter sans cesse la Loi (comprenant notamment le Pentateuque). Or les Juifs, soumis par les Romains, ne cessent de voir dans les livres sacrés l’annonce prochaine de la fin des temps et l’avènement du Messie qui doit apporter le Royaume de Dieu.
Ce contexte social général, outre le fait qu’il oriente Jésus vers une destinée peu commune, lui permet d’affirmer pleinement son dessein transcendantal. De nos jours, un prédicateur annonçant de cité en cité sa venue en tant que fils de Dieu serait au mieux considéré comme fou, au pire placé en rétention de sûreté. Au temps de Jésus, une telle attitude ne choque pas : elle s’inscrit dans une tradition du débat religieux public.

Si Luther, si les auteurs de la révolution française eussent dû observer les règles de la politesse, la Réforme et la Révolution ne se seraient point faites. Félicitons-nous de même que Jésus n’ait rencontré aucune loi qui punît l’outrage envers une classe de citoyens. Les pharisiens eussent été inviolables. Toutes les grandes choses de l’humanité ont été accomplies au nom de principes absolus. Un philosophe critique eût dit à ses disciples : « Respectez l’opinion des autres, et croyez que personne n’a si complètement raison que son adversaire ait complètement tort. » Mais l’action de Jésus n’a rien de commun avec la spéculation désintéressée du philosophe. Se dire qu’on a touché un moment l’idéal et qu’on a été arrêté par la méchanceté de quelques-uns, est une pensée insupportable pour une âme ardente. Que dut-elle être pour le fondateur d’un monde nouveau !

Par ailleurs, le message de Jésus trouve un écho particulièrement fort dans le contexte de la domination romaine. Même si l’Empire n’a jamais cherché à assimiler de force le peuple juif à ses valeurs, il a pesé sur la reconstitution d’un État d’Israël et l’a empêché de facto. Comment faire dans ces conditions pour obéir à la fois à l’orthopraxie juive et à la loi romaine ? Jésus trouve une réponse parfaite qui changera toute la destinée du monde.

Par ce mot : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, » il a créé quelque chose d’étranger à la politique, un refuge pour les âmes au milieu de l’empire de la force brutale. Assurément, une telle doctrine avait ses dangers. Établir en principe que le signe pour reconnaître le pouvoir légitime est de regarder la monnaie, proclamer que l’homme parfait paye l’impôt par dédain et sans discuter, c’était détruire la république à la façon ancienne et favoriser toutes les tyrannies. Le christianisme, en ce sens, a beaucoup contribué à affaiblir le sentiment des devoirs du citoyen et à livrer le monde au pouvoir absolu des faits accomplis. Mais, en constituant une immense association libre, qui, durant trois cents ans, sut se passer de politique, le christianisme compensa amplement le tort qu’il a fait aux vertus civiles. Grâce à lui, le pouvoir de l’État a été borné aux choses de la terre ; l’esprit a été affranchi, ou du moins le faisceau terrible de l’omnipotence romaine a été brisé pour jamais.

2. La doctrine de Jésus : le rejet des traditions

Presque toute la doctrine de Jésus est construite par opposition au judaïsme. La secte formée par le Fils de l’Homme est d’abord et avant tout une contestation du formalisme religieux. Renan n’hésite pas à qualifier de « communiste » l’âme des sectes esséniennes et thérapeutes qui ont sans doute influencé Jésus ; ce communisme se traduit à la fois dans l’idéal collectif propre au message évangélique, mais aussi dans l’esprit révolutionnaire qui en découle. Jésus, comme les communistes, espère un changement radical de société ; or, ce changement implique en premier lieu de contester la Loi juive.

Le Pentateuque a été […] le premier code de la terreur religieuse. Le judaïsme a donné l’exemple d’un dogme immuable, armé du glaive.

Pour Renan, « aucun milieu historique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus à développer ces forces cachées que l’humanité tient comme en réserve ». Jésus, en effet, a bénéficié de l’opportunité d’une double contestation – l’emprise de la Loi juive de plus en plus remise en cause par ses propres adeptes, et la domination romaine qui favorise les doctrines libertaires. Jésus balaye l’Empire romain d’un sublime et transcendant dédain par son « Rendez à César… ». La contestation du culte juif – représenté dans les évangiles par les pharisiens – s’avère en revanche plus délicate.

Une pensée du moins que Jésus emporta de Jérusalem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée, c’est qu’il ne faut songer à aucun pacte avec l’ancien culte juif. L’abolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression d’un sacerdoce impie et hautain, et, dans un sens général, l’abrogation de la Loi lui parurent d’une absolue nécessité. À partir de ce moment, ce n’est plus en réformateur juif, c’est en destructeur du judaïsme qu’il se pose.

Jésus est un révolutionnaire par réaction, c’est-à-dire que le nouveau système qu’il propose est construit par antagonisme à un système préexistant – la Loi. – Là où les Juifs se proclament peuple élu, Jésus parle de brebis indifférenciées ; là où les Juifs font étalage de richesses, Jésus prône le dépouillement allant jusqu’à la haine du riche, et promet que seuls les pauvres seront sauvés ; là où les Juifs ritualisent, Jésus vante au contraire les mérites de la prière du cœur et de l’aumône discrète. Et même le baptême, pourtant haut symbole de la religion chrétienne, est dédaigné par Jésus.

On chercherait vainement dans l’Évangile une pratique religieuse recommandée par Jésus. Le baptême n’a pour lui qu’une importance secondaire ; et quant à la prière, il ne règle rien, sinon qu’elle se fasse du cœur.

La révolution voulue par Jésus, pour reprendre les mots de Renan, est « l’établissement d’un culte nouveau, plus pur que celui de Moïse. » Cela implique le rejet des traditions : c’est pour cela qu’il exigeait de ses disciples qu’ils se dépouillassent et haïssent père, mère, femme, enfants, frères et sœurs, et même leur propre vie (Luc, XIV, 26).
Ce rejet total de tout, mais qui est permis à chacun, est axé sur le principe de liberté des âmes. Là est sans doute la plus grande nouveauté du christianisme, ce qui justifie sa qualité de religion nouvelle.

Ce que Jésus a fondé, ce qui restera éternellement de lui, abstraction faite des imperfections qui se mêlent à toute chose réalisée par l’humanité, c’est la doctrine de la liberté des âmes.

Jésus est, en quelque sorte, un communiste réactionnaire et libertaire ; comme les communistes, il promeut la collectivisation et veut faire la révolution ; rejetant la tradition, il s’oppose aux rituels et se construit en opposition au culte juif ; enfin, il se moque de l’ordre établi puisque sa doctrine est celle de la liberté intérieure.

3. La portée du message christique : l’invention d’un nouveau monde

L’importance historique de Jésus s’apprécie moins dans sa vie stricto sensu – dont on ne sait pas grand chose et qui s’apparente à une prédication sectaire comme il en fleurissait à l’époque – que dans les conséquences mondiales de ses paroles. Jésus aurait très bien pu finir comme Hillel dont il fut sans doute lecteur et qui a tenu quelques années avant lui des propos similaires au message évangélique : c’est-à-dire comme un prédicateur parmi d’autres. Mais la religion qu’il a fondé s’est répandue à travers le monde entier, a créé des civilisations et dure encore depuis deux mille ans. Comment expliquer un tel succès ?
Le premier grand apport du message chrétien est politique ; Jésus pose les bases d’une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Alors que l’Islam, le Judaïsme et même la religion des Romains constituent de véritables systèmes juridico-politiques, le christianisme ne mélange pas la foi et le pouvoir (« Rendez à César… »). Dangereux précepte pour les sociétés :

Un grand danger résultait pour l’avenir de cette morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d’une effrayante énergie. À force de détacher l’homme de la terre, on brisait la vie. Le chrétien sera loué d’être mauvais fils, mauvais patriote, si c’est pour le Christ qu’il résiste à son père et combat sa patrie. La cité antique, la république, mère de tous, l’État, loi commune de tous, sont constitués en hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal de théocratie est introduit dans le monde.

En réalité, le christianisme et la civilisation chrétienne sont très éloignés du message évangélique pour au moins deux raisons : d’abord parce qu’en ritualisant et en organisant le culte – le baptême, la messe, les sacrements, la hiérarchie du clergé –, ils s’opposent à la religion purement morale et interne voulue par Jésus ; ensuite parce qu’en l’utilisant comme base d’une nouvelle tradition – une nouvelle identité –, ils s’opposent à l’esprit universel des paroles christiques.

« Femme, crois-moi, lui répondit Jésus, l’heure est venue où l’on n’adorera plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »
Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là. fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue ; et si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L’homme n’a pu s’y tenir ; car on n’atteint l’idéal qu’un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure ; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l’humanité (que dis-je ! d’une portion infiniment petite de l’humanité) s’y soient habitués. Mais l’éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d’erreurs, l’humanité reviendra à ce mot-là, comme à l’expression immortelle de sa foi et de ses espérances.

Le deuxième grand apport du message chrétien est philosophique et moral. Pour la première fois, un renversement des valeurs est érigé en parole divine : le pauvre devient l’élu au royaume de Dieu. Dans une société où les conditions de vie matérielles sont parfois difficiles, l’affirmation d’un tel espoir devait trouver une résonance toute particulière.

Avoir fait de la pauvreté un objet d’amour et de désir, avoir élevé le mendiant sur l’autel et sanctifié l’habit du pauvre homme, est un coup de maître dont l’économie politique peut n’être pas fort touchée, mais devant lequel le vrai moraliste ne peut rester indifférent. L’humanité, pour porter son fardeau, a besoin de croire qu’elle n’est pas complètement payée par son salaire. Le plus grand service qu’on puisse lui rendre est de lui répéter souvent qu’elle ne vit pas seulement de pain.

Le troisième grand apport du message chrétien est humaniste : Jésus est le premier à proclamer les droits de l’homme et à rêver d’une universalisation de la race humaine.

Il proclame les droits de l’homme, non les droits du juif ; la religion de l’homme, non la religion du juif ; la délivrance de l’homme, non la délivrance du juif.

Conclusion

La Vie de Jésus de Renan est un ouvrage qui change notre perspective habituelle. Jésus, loin d’être nié, est au contraire loué et rendu plus que jamais vivant. Renan n’hésite pas à utiliser les évangiles comme source fiable – tout en précisant que « la critique ne connaît pas de textes infaillibles » et que « ce qu’une explication a de répugnant selon notre goût n’est nullement une raison pour la repousser. »Un peu à la manière de Marc Bloch au vingtième siècle, qui pensait que « l’historien n’a rien d’un homme libre » puisqu’il est tenu par les restes du passé et ne peut jamais inventer, Renan connaît les limites de la science historique mais ne s’interdit pas d’utiliser tous les témoignages. Comme il le dit si bien, « l’esprit était tout, la lettre n’était rien. » Les évangiles, au moins les synoptiques, ont été composés par des proches de la secte nouvelle qui ont sans doute baigné dans le climat d’incroyable ferveur qui a suivi la mort du Christ. Aussi, et même s’il faut chercher à lire entre les lignes et ne pas prendre au pied de la lettre les récits des miracles, est-il fondamental d’attribuer au nouveau testament une valeur historique :

On comprend maintenant, ce semble, le genre de valeur historique que j’attribue aux Évangiles. Ce ne sont ni des biographies à la façon de Suétone, ni des légendes fictives à la manière de Philostrate ; ce sont des biographies légendaires. Je les rapprocherais volontiers des légendes de Saints, des Vies de Plotin, de Proclus, d’Isidore, et autres écrits du même genre, où la vérité historique et l’intention de présenter des modèles de vertu se combinent à des degrés divers.

La Vie de Jésus a beaucoup choqué. Renan fut qualifié de blasphémateur. Un mal pour un bien car en France, la polémique fait vendre : la Vie de Jésus a aussi été l’un des plus gros succès commerciaux du dix-neuvième siècle.
Laissons à l’auteur le mot de la fin qui prouve, s’il en était besoin, toute la complexité et toute la nuance de sa pensée :

César savait fort bien qu’il n’était pas fils de Vénus ; la France ne serait pas ce qu’elle est si l’on n’avait cru mille ans à la sainte ampoule de Reims. Il nous est facile à nous autres, impuissants que nous sommes, d’appeler cela mensonge, et, fiers de notre timide honnêteté, de maltraiter les héros qui ont accepté dans d’autres conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce qu’ils firent avec leurs mensonges, nous aurons le droit d’être pour eux sévères. Au moins faut-il distinguer profondément les sociétés comme la nôtre, où tout se passe au plein jour de la réflexion, des sociétés naïves et crédules, où sont nées les croyances qui ont dominé les siècles. Il n’est pas de grande fondation qui ne repose sur une légende. Le seul coupable en pareil cas, c’est l’humanité qui veut être trompée.

 

Lecture conseillée :

  • Vie de Jésus, E. Renan

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