Les grands auteurs face aux défis de l’énonciation

Livre ouvert avec marque-page, mur rouge à l'arrière-plan. Photographie de Martin Vorel, 16 juin 2016
Livre ouvert avec marque-page, mur rouge à l'arrière-plan. Photographie de Martin Vorel, 16 juin 2016

Si l’on demande à un enfant d’écrire une histoire, deux cas de figure se présenteront : soit il séchera, s’il n’a pas l’esprit volubile et créateur ; soit il laissera courir à l’envi sa plume sur le papier et produira un texte confus à la structure syntaxique branlante et à l’orthographe douteuse, sans queue ni tête, aux péripéties invraisemblables et saugrenues – pour ne pas dire malvenues.
Cet enfant ne serait pas idiot ou ignorant ; un adulte tomberait dans les mêmes pièges. Plus prosaïquement, on peut dire qu’il n’appliquerait pas certaines règles fondamentales permettant de structurer un écrit et d’en faire un récit cohérent. Ces règles ne s’inventent pas, elles s’apprennent. Elles induisent les auteurs à un travail conscient. Elles forment en quelque sorte un Traité de la narration que l’écrivain est parfaitement libre de suivre ou non – mais qu’il doit connaître, quand bien même serait-ce pour mieux s’en séparer.
Mais avant de prendre sa plume l’auteur en herbe commencera, comme Martin Eden dans le roman éponyme, par souscrire un abonnement à la bibliothèque.

S’étant débarrassé de ses anciens compagnons et de son mode de vie d’autrefois, et n’ayant pas de nouveaux amis, il ne lui restait que la lecture. Les longues heures qu’il y consacra eussent ruiné une dizaine de paires d’yeux ordinaires, mais les siens avaient toute la résistance nécessaire, et ils étaient secondés par un corps magnifiquement vigoureux. En outre, son esprit était en jachère. Il était demeuré tel toute sa vie, pour ce qui touchait aux abstractions des livres, et il était mûr pour les semailles. Il n’avait jamais été fatigué par l’étude, et il mordit dans le savoir à belles dents, décidé à ne pas lâcher sa proie.
(Martin Eden, J. London, 1909.)

La lecture est en effet le meilleur apprentissage de l’écriture – Balzac (Louis Lambert), Sartre (Les Mots) ou Gracq (En lisant en écrivant) ont d’abord été de grands lecteurs. Ceci étant, venons-en au fait : un récit est comme une pièce de théâtre ; avant toute chose, il convient de planter le décor.

1. Barbey d’Aurevilly, Balzac et Rousseau : les cas généraux (le « il » omniscient et le « je » autobiographique)

Écrire une histoire suppose en premier lieu d’en définir le contexte, c’est-à-dire la situation d’énonciation – l’énonciation étant l’acte par lequel un individu s’adresse aux autres. Qui parle à qui, où, quand, comment et de quoi ? La mise en place de cette situation d’énonciation, fondamentale et déterminante pour toute la suite du récit, offre aux auteurs une infinité de possibilités, de jeux et de combinaisons ; il est indispensable de l’établir avec justesse et précision car elle va commander l’intégralité de la narration ; elle est primordiale car elle permettra également, comme nous allons le voir, de justifier le récit et même de s’en déresponsabiliser si besoin.
Le cas le plus fréquent – en France particulièrement – est celui d’un narrateur omniscient qui se confond avec l’auteur et raconte à un lecteur imaginaire, dans une forme assez traditionnelle, une histoire d’amour plus ou moins réaliste. Les exemples abondent. Citons au hasard Une vieille maîtresse – roman admirable de Jules Barbey d’Aurevilly :

Aux deux angles de la cheminée, dans de grands fauteuils de velours violet, deux femmes, vieilles toutes deux, au front carré, encadré de cheveux gris lissés, l’air patricien, — physionomie de plus en plus rare, — causaient peut-être depuis longtemps. Elles ne travaillaient pas ; elles étaient oisives ; mais le rien-faire sied à la vieillesse, surtout quand elle a cette dignité. Entre ces deux nobles et antiques cariatides, entre ces vieilles aux mains luisantes et polies comme la porcelaine dans laquelle elles allaient boire leur thé, il y avait, capricieusement assise sur un coussin de divan, à leurs pieds, une jeune fille dont le profil, éclairé par l’écarlate reflet de la braise, ressemblait à la belle médaille grecque qui représente Syracuse, non sur du bronze alors, mais sur un fond d’or enflammé. Elle avait travaillé tout le soir en silence. Mais la soirée s’avançant toujours, fatiguée de son éternelle tapisserie, elle l’avait laissée rouler de ses mains avec une nonchalance douloureuse. Puis elle s’était levée, avait pris la bouilloire au foyer, et s’était mise à verser l’eau fumante sur les feuilles qui devaient l’ambrer doucement de leurs parfums.
(Une vieille maîtresse, J. Barbey d’Aurevilly)

Ou Le Père Goriot de Balzac, dont l’incipit interminable est aussi un sommet de réalisme :

La maison où s’exploite la pension bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse vers la rue de l’Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue ni eau, l’herbe croît le long des murs. L’homme le plus insouciant s’y attriste comme tous les passants, le bruit d’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison. Un Parisien égaré ne verrait là que des pensions bourgeoises ou des institutions, de la misère ou de l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte à travailler. Nul quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne saurait trop préparer l’intelligence par des couleurs brunes, par des idées graves ; ainsi que, de marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides ?
(Le Père Goriot, H. de Balzac)

Remarquons que dans les deux exemples précédents le narrateur-auteur ne se prive pas d’intervenir dans le récit pour nous donner son point de vue – mais nous y reviendrons.
« Un poète est un monde enfermé dans un homme », écrivait Victor Hugo. Le cas du narrateur omniscient est fort utile car il offre au créateur du récit presque toutes les possibilités de l’imagination.
Un autre cas est envisageable : celui dans lequel l’auteur et le narrateur se confondent. Il s’agit bien sûr de l’autobiographie – réelle, non fictive comme dans La Recherche –, qui ne laisse pas d’autre choix à l’écrivain que de confondre l’auteur, le narrateur et le personnage principal.

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même, Être éternel. Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose, Je fus meilleur que cet homme-là.
(Les Confessions, J.-J. Rousseau)

Simplifions : si l’on veut produire une fiction, la situation d’énonciation la plus adaptée sera l’omniscience du « il ». Si l’on souhaite parler de soi-même, on privilégiera le « je » interne. Sortir de ces cas généraux, c’est prendre des risques.

2. Radiguet, Proust et Bazin : la déresponsabilisation du récit (le « je » auto-fictif)

Le cas du narrateur-auteur omniscient est le plus fréquent mais n’est évidemment pas systématique. Dans de nombreux récits, le narrateur – celui qui raconte l’histoire – est un personnage inventé qui se distingue formellement de l’auteur du livre. Radiguet va encore plus loin : il choisit volontairement dans Le Diable au corps de placer son récit au point de vue interne d’un jeune homme fictif.

Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux qui déjà m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances.
(Le Diable au corps, R. Radiguet)

Le récit fictif à la première personne est inhabituel car le « je » littéraire équivaut au « moi » psychologique et induit l’auteur à parler de lui-même ; or, parler de soi-même est a priori contraire au récit d’imagination. Cette situation d’énonciation paradoxale permet à l’écrivain de justifier son récit – le moi suspend merveilleusement la crédulité du lecteur, car le narrateur est alors un témoin direct de ce qu’il raconte – sans avoir à en assumer la responsabilité – qu’on le lui reproche, il répondra que ce n’est qu’une fiction. Cette situation d’énonciation particulière est le plus souvent utilisée pour le cas précis de l’autobiographie fictive. L’auteur, qui va romancer sa propre vie, voudrait évoquer ses propres expériences mais sans l’avouer pleinement – par pudeur, désir de se faciliter la tâche, crainte de vexer ou conscience aiguë de l’impossibilité d’une pleine représentation. C’est ainsi que Bazin, dans Vipère au poing, utilise un « je » fictif qui le représente évidemment, puisque c’est sa propre enfance qui est déguisée derrière la fiction :

L’été craonnais, doux mais ferme, réchauffait ce bronze impeccablement lové sur lui-même : trois spires de vipère à tenter l’orfèvre, moins les saphirs classiques des yeux, car, heureusement pour moi, cette vipère, elle dormait.
Elle dormait trop, sans doute affaiblie par l’âge ou fatiguée par une indigestion de crapauds. Hercule au berceau étouffant les reptiles : voilà un mythe expliqué ! Je fis comme il a dû faire : je saisis la bête par le cou, vivement. Oui, par le cou et, ceci, par le plus grand des hasards. Un petit miracle en somme et qui devait faire long feu dans les saints propos de la famille.
Je saisis la vipère par le cou, exactement au-dessus de la tête, et je serrai, voilà tout. Cette détente brusque, en ressort de montre qui saute hors du boîtier — et le boîtier, pour ma vipère, s’appelait la vie —, ce réflexe désespéré pour la première et pour la dernière fois en retard d’une seconde, ces enroulements, ces déroulements, ces enroulements froids autour de mon poignet, rien ne me fit lâcher prise. Par bonheur, une tête de vipère, c’est triangulaire (comme Dieu, son vieil ennemi) et montée sur cou mince, où la main peut se caler. Par bonheur, une peau de vipère, c’est rugueux, sec d’écailles, privé de la viscosité défensive de l’anguille. Je serrais de plus en plus fort, nullement inquiet, mais intrigué par ce frénétique réveil d’un objet apparemment si calme, si digne de figurer parmi les jouets de tout repos. Je serrais. Une poigne rose de bambin vaut un étau. Et, ce faisant, pour la mieux considérer et m’instruire, je rapprochais la vipère de mon nez, très près, tout près, mais, rassurez-vous, à un nombre de millimètres suffisant pour que fût refusée leur dernière chance à des crochets tout suintants de rage.
(Vipère au poing, H. Bazin)

Marcel Proust, dans La Recherche, est celui qui a porté au plus haut degré littéraire cette technique si particulière du « je » auto-fictif.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
(Du côté de chez Swann, M. Proust)

Nous ne reviendrons pas sur l’intérêt énonciatif du « je » semi-fictif de Proust. De très nombreuses analyses en ont été faites par Gérard Genette, Jean-Yves Tadié ou Antoine Compagnon.
Nous avons vu le « il » omniscient, le « je » autobiographique, le « je » autofictif. Voyons maintenant le « je » fictif.

3. Stevenson et Conrad : des énonciations « splendidement mal foutues » (le « je » fictif)

Dans L’Île au trésor, Robert Louis Stevenson pose tout de suite la situation d’énonciation en annonçant très clairement, dès le début du roman, qui est son « je » virtuel – Jim, en l’occurrence – :

C’est sur les instances de M. le chevalier Trelawney, du docteur Livesey et de tous ces messieurs en général, que je me suis décidé à mettre par écrit tout ce que je sais concernant l’île au trésor, depuis A jusqu’à Z, sans rien excepter que la position de l’île, et cela uniquement parce qu’il s’y trouve toujours une partie du trésor. Je prends donc la plume en cet an de grâce 17…, et commence mon récit à l’époque où mon père tenait l’auberge de l’Amiral Benbow, en ce jour où le vieux marin, au visage basané et balafré d’un coup de sabre, vint prendre gîte sous notre toit.
(L’Île au trésor, R.-L. Stevenson, trad. Théo Varlet)

Que l’auteur y prenne garde : le choix premier de la situation d’énonciation aura de lourdes conséquences pour la suite du récit. Les écrivains ayant tenté de modifier la situation d’énonciation en cours d’écriture se sont heurtés à de très grandes difficultés. Stevenson est en cela très intéressant, car il est le spécialiste des changements de structure narrative. Reprenons L’Île au trésor. À plusieurs reprises, l’auteur va devoir raconter un événement qui s’est déroulé loin des yeux de Jim – le narrateur. Hélas, le voilà contraint par sa situation d’énonciation. Il va devoir biaiser… et pour cela, tous les moyens seront bons. Par exemple, pendant que Jim est à terre, il se passe sur le navire des événements que l’auteur ne peut passer sous silence au risque de perturber la narration. Stevenson va recourir à une ruse de sioux qu’il utilisera dans d’autres romans : le collage. Rien de plus simple : l’auteur, qui a inventé depuis la première page le manuscrit de Jim, va au beau milieu de son œuvre – aux chapitres XVI, XVII et XVIII – changer le point de vue interne en faisant croire que « le docteur continue le récit » et qu’il a ajouté son témoignage à celui de Jim. Solution de facilité : l’auteur s’est contenté d’indiquer le changement de point de vue dans les titres des chapitres.
Stevenson, en ne racontant jamais lui-même ses histoires mais en les faisant narrer presque systématiquement par des personnages d’une intégrité parfaite, leur donne une forme de caution – une garantie de bonne foi qui ajoute à leur réalisme. C’est par exemple le cas dans Le Maître de Ballantrae, où la lutte fratricide entre Henri et James est exposée par le biais de narrateurs successifs qui témoignent, sous forme de lettres ou de journaux rapportés, dans un grand enchâssement de récits digne des Mille et Une nuits ; Stevenson, comme le rapporte Jean Echenoz, en perd presque le fil – à tel point que l’on peut légitimement se demander s’il avait bien réfléchi à sa situation d’énonciation avant de se lancer dans l’écriture.

Ayant nommé Mackellar narrateur, Stevenson va se heurter aux rudes problèmes techniques d’un traitement romanesque à la première personne, problèmes qui semblent avoir transformé en cauchemar la fin de la rédaction du Maître. Vient un moment où Mackellar ne suffit plus, ne peut plus assurer seul la narration, ne fait plus le poids : d’autres vont devoir l’assister. Ainsi, vers la fin splendidement mal foutue de ce roman, pleine de rustines et de chevilles narratives, de nouveaux témoignages interviennent, se bousculent même pour faire tenir ensemble les circonstances de la mort puis de l’ultime résurrection du Maître, avant qu’à leur façon s’entre-tuent les deux frères Durie.
(Postface de Jean Echenoz au Maître de Ballantrae, éd. Gallimard, coll. Folio classique, Paris, 2000)

Les jeux avec la situation d’énonciation et les changements de perspective sont typiques de la littérature anglophone. Joseph Conrad aussi rechigne à prendre pour lui la responsabilité de ses narrations et préfère laisser celles-ci à ses créatures – quitte à s’inventer un quasi double littéraire dans le personnage de Marlow. Son roman Lord Jim est à ce titre admirable. Alors que le récit commence dans un format de facture classique – narrateur-auteur omniscient –, il vire brutalement quand Conrad, d’une page à l’autre, passe le relais à Marlow. Le chapitre 4 est impersonnel –

Par la suite, bien souvent, en divers points du bout du monde, Marlow se montra disposé à rappeler ses souvenirs de Jim, à les rappeler longuement, en détail, et à haute voix.
Parfois, c’était après le dîner, sur une véranda ombragée par une végétation immobile, dans le profond crépuscule où luisaient seulement les lueurs rougeoyantes des cigares. Les auditeurs silencieux reposaient sur des chaises longues en rotin. De temps à autre, un petit éclair rouge s’agitait, se posait sur les doigts d’une main alanguie, sur un morceau de visage profondément détendu, ou jetait une tache cramoisie sur deux yeux songeurs surmontés d’un fragment de front insouciant ; et, dès les premiers mots, le corps de Marlow allongé dans son fauteuil devenait complètement immobile, comme si son esprit s’était envolé au-delà du temps, comme si ses lèvres parlaient du fond du passé.
(Lord Jim, J. Conrad, trad. Odette Lamolle)

– et c’est le discours rapporté de Marlow qui ouvre le chapitre suivant. Jusqu’à la fin du récit, c’est désormais lui – ou presque – qui prendra en charge la narration des aventures de Jim. Une manière pour Conrad, dans un souci d’effet de réel – pour reprendre le mot de Barthes –, de donner de la crédibilité et du réalisme à son histoire : Marlow a en effet directement côtoyé Jim. Conrad, au contraire de Stevenson, utilise à dessein l’éclatement narratif pour donner une couleur impressionniste à ses récits. Il va jusqu’à terminer son histoire de façon tout à fait étonnante : alors que Marlow a conclu son très long monologue, un chapitre de transition, revenu à la situation d’énonciation initiale – narrateur-auteur omniscient –, explique au lecteur que l’un des auditeurs a reçu une lettre de Marlow lui racontant la suite du récit. Cette lettre ouvre le chapitre suivant et prendra le relais de l’énonciation jusqu’à la fin du livre.

La méthode narrative de Conrad est d’une complexité infinie qui l’enrichit considérablement, car le narrateur principal, Marlow, la constitue de pièces et de morceaux en recueillant de tous côtés témoignages et confidences. Comme souvent chez Conrad, la chronologie du livre diffère de celle des événements qui en constituent la trame. Il n’en résulte aucune obscurité déconcertante, mais une invitation à garder l’intelligence en alerte, et un sentiment de ressemblance avec la vie.
(Postface de Sylvère Monod à Lord Jim, éd. Autrement, coll. Livre de Proche, Paris, 1996)

Conrad et Stevenson, derrière ces constructions complexes, ont en réalité le même double objectif fondamental qui est celui de presque tous les écrivains : 1) donner du réalisme à son récit pour suspendre au mieux l’incrédulité du lecteur, 2) s’en déresponsabiliser le plus possible pour ne pas avoir à répondre de sa morale ou de ses fautes.

4. Zola : la virtuosité polyphonique

Lorsque Conrad et Stevenson utilisent la situation d’énonciation pour séparer auteur et narrateur, ils l’annoncent explicitement car ils ne souhaitent pas que le lecteur demeure dans l’ambiguïté. Ainsi, Stevenson fait clairement comprendre que la responsabilité du récit incombe à Mackellar, dont l’intégrité le rend digne de toute confiance ; de même, Conrad fait explicitement parler Marlow en le nommant à plusieurs reprises.
Émile Zola, lui, utilise dans presque tous ses romans une technique narrative rare qui rend typique sa littérature et qu’il maîtrise à la perfection : il dédouble sans l’annoncer l’auteur et le narrateur. On se pose invariablement la même question à la lecture de ses romans : qui parle ? Ce n’est manifestement pas l’auteur : outre le fait qu’il n’intervient jamais dans le récit, contrairement à Balzac ou Barbey d’Aurevilly, il utilise un langage, des expressions, des tours de phrases qui changent d’une œuvre à l’autre. Il réussit par un incroyable tour de force à modifier son style au gré de ses différents romans. Il est tout à fait stupéfiant de constater que Le Rêve, roman précieux et délicat à la Princesse de Clèves, a été publié en 1888, soit un an seulement après La Terre, roman d’une vulgarité inouïe qui a valu de sérieux ennuis à son auteur. Personne ne pourrait deviner, dans une lecteur à l’aveugle, que le même homme a produit ces deux récits. Un autre exemple : pour écrire L’Assommoir, son chef-d’œuvre, Zola s’est constitué un lexique des termes ouvriers afin de raconter dans le parler de cette classe l’histoire tragique de Claude et Gervaise. Qui est donc ce mystérieux narrateur ? Un personnage jamais nommé, qui n’est manifestement pas l’auteur, et qui en s’exprimant comme un ouvrier ajoute au récit une forte dose de réalisme.

Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité.
Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste familier aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait la gueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres se vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours d’orage. Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un goût de vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait par sentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention ! La société riait, approuvait ; car, enfin, l’ouvrier n’aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noé devait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs et les forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait le feu au ventre des fainéants ; puis, lorsque le farceur vous jouait des tours, eh bien ! le roi n’était pas votre oncle, Paris vous appartenait. Avec ça que l’ouvrier, échiné, sans le sou, méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, et qu’on était bien venu de lui reprocher une cocarde de temps à autre, prise à la seule fin de voir la vie en rose ! Hein ! à cette heure, justement, est-ce qu’on ne se fichait pas de l’empereur ? Peut-être bien que l’empereur lui aussi était rond, mais ça n’empêchait pas, on se fichait de lui, on le défiait bien d’être plus rond et de rigoler davantage. Zut pour les aristos !
(L’Assommoir, E. Zola)

Ce qui est unique chez Zola, c’est que le narrateur, qui n’est jamais nommé, n’est pourtant pas l’auteur. Le dédoublement a lieu, on le comprend, mais il n’est pas annoncé. Cela suppose une maîtrise parfaite de la polyphonie, c’est-à-dire la capacité à utiliser plusieurs voix narratives.

5. Marivaux et Maupassant : la situation d’énonciation comme « effet de réel »

La situation d’énonciation, fondamentalement, sert à justifier le récit. Elle répond à la question première que chacun est en droit de se poser : qui es-tu, pourquoi me racontes-tu une histoire, et d’où me la racontes-tu ? Ce besoin de justifier l’énoncé est récurrent et peut aller très loin. Au siècle des Lumières, les auteurs se sont même amusés à inventer le « roman-mémoire », une fiction écrite sous la forme de faux mémoires particulièrement réalistes. Tout était fait pour que l’illusion fût parfaite : une préface racontait, par exemple, comment le manuscrit (faux) avait été transmis par divers générations et retrouvé au hasard dans un vieux grenier. Les deux romans-mémoires les plus connus sont Cleveland de l’abbé Prévost (1739) et La Vie de Marianne de Marivaux (1742).

Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.
Il y a six mois que j’achetai une maison à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et, dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme. On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui, depuis ce jour-là, n’ont cessé de me dire qu’il fallait le faire imprimer : je le veux bien, d’autant plus que cette histoire n’intéresse personne. Nous voyons, par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes dont il est parlé, et qui sont mortes. Ce qui est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est mieux de supprimer leurs noms.
(La Vie de Marianne, Marivaux)

Maupassant aussi, dans les Contes de la bécasse, ressent le besoin de justifier la narration de ses nouvelles en inventant une situation d’énonciation complexe – le rituel de la bécasse aux dîners du baron des Ravots – qui va donner du réel au récit. La description d’une situation d’énonciation au début d’un récit implique le plus souvent que celui-ci sera pris en charge par un personnage inventé – l’auteur-narrateur omniscient ne se justifie pas, il le débute ex abrupto. Cela peut avoir pour incidence fâcheuse de provoquer des enchâssements de récits. Ainsi, dans La Rempailleuse, le personnage du médecin devient un narrateur intradiégétique, c’est-à-dire un personnage de l’histoire qui raconte à son tour une histoire (comme dans les Mille et Une nuits).

6. Agatha Christie : la manipulation éhontée de la situation d’énonciation

Parfois, l’auteur utilise la situation d’énonciation à dessein pour créer un effet de surprise. L’exemple le plus connu d’un tel artifice est celui de la duchesse de la mort Agatha Christie dans Le Meurtre de Roger Ackroyd. En violation de toutes les règles du roman policier – selon lesquelles, notamment, l’auteur ne doit pas cacher au lecteur un élément déterminant pour la résolution de l’enquête –, Christie fait raconter le meurtre par le meurtrier… qui omet de se dénoncer au moment du crime. Si la triche est avérée, l’effet est réussi ; mais à quel prix ? Celui d’un éhonté mensonge par omission :

La lettre lui avait été remise à neuf heures moins vingt. Il ne l’avait toujours pas lue quand je le quittai, à neuf heures moins dix exactement. J’hésitai un instant sur le seuil, la main sur la poignée, et me retournai en me demandant si je n’oubliais rien.
(Le Meurtre de Roger Ackroyd, A. Christie)

Agatha Christie commet là un grand crime contre la littérature car elle remet en question l’un des intérêts principaux du « je » fictif ou auto-fictif. Nous avons vu avec Proust, Conrad ou Stevenson que ce « je » particulier servait, entre autres, à donner une garantie de bonne foi au récit : ce dernier est en effet pris en charge par un témoin direct des événements. Il y a là un contrat implicite entre l’auteur et le lecteur : le second suspend volontairement son incrédulité, en échange de quoi le premier lui promet une certaine garantie d’honnêteté. Agatha Christie viole son obligation : le contrat est rompu. Mais si l’accord est caduc, alors le lecteur, par droit d’inexécution réciproque, a lui aussi le droit de ne plus faire confiance à l’auteur… Et c’est ainsi que Pierre Bayard, dans Qui a tué Roger Ackroyd ? peut se permettre de refaire l’enquête. On a beaucoup reproché à Agatha Christie, sans doute à juste titre, d’avoir brisé  dans Le Meurtre de Roger Ackroyd une confiance littéraire implicite c’est que loin de seulement fauter dans sa propre narration, elle ébranle sérieusement l’édifice fragile du grand jeu littéraire.

7. Conclusion : le cas Flaubert

Nous l’aurons compris, la mise en place de la situation d’énonciation, qui doit pour un souci de clarté intervenir dès le début du récit – à moins que l’auteur ne veuille délibérément masquer des éléments fondamentaux, comme la lettre du juge dans les Dix petits nègres où l’on apprend au fur et à mesure, et à notre grande stupéfaction, l’identité du coupable –, est fondamentale car elle va commander toute la suite du récit.
Si l’auteur ne prend pas la peine de bien la définir avant de se lancer dans l’écriture, il risque de s’y perdre et de se retrouver bloqué à un moment clé de son récit.
Pire, il peut oublier en cours de route sa situation initiale. Cet incident est rare ; l’exemple le plus connu est Madame Bovary de Gustave Flaubert. Le récit commence in medias res à la quatrième personne. La situation d’énonciation n’est pas définie, mais le narrateur est manifestement interne. Pourtant, ce « nous » des premiers paragraphes disparaît peu à peu jusqu’à laisser la place à un narrateur-auteur omniscient.

Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :
— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.
(Madame Bovary, G. Flaubert)

Subtilité de l’auteur ou grossière erreur narrative ? Cent et mille analyses littéraires ont été faites autour de ce « nous » si mystérieux…

 

Lectures conseillées :

  • Lord Jim, J. Conrad
  • L’Île au trésor, R.-L. Stevenson
  • Le Maître de Ballantrae, R.-L. Stevenson
  • Le Meurtre de Roger Ackroyd, A. Christie
  • Qui a tué Roger Ackroyd ? P. Bayard
  • Madame Bovary, G. Flaubert
  • L’Assommoir, E. Zola
  • La Recherche, M. Proust
  • Vipère au poing, H. Bazin
  • Une vieille maîtresse, J. Barbey d’Aurevilly

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