Ode à Théophile Gautier

Gautier par Nadar, 1856
Gautier par Nadar, 1856

J’ai toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair.
T. Gautier

… Ce goût inné de la forme et de la perfection dans la forme…
C. Baudelaire


De quel aveuglement, parfois, l’Académie française fait-elle preuve ! Dès 1637, deux ans à peine après sa fondation, elle condamne (mollement, certes) Le Cid, de Corneille ; en 1849, entre Balzac et le duc de Noailles, elle écarte le premier, à quatre voix contre vingt-cinq ; en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle choisit le troisième : Verlaine et Zola n’y entreront jamais — quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier !

Certes, Gautier n’a pas la grandeur d’un Hugo : il le reconnaît lui-même. « Je ne suis pas de ceux, écrit-il dans son autobiographie de 1867, dont la postérité signalera les maisons avec un buste ou une plaque de marbre. » L’écrivain, plutôt fécond d’habitude, montre de la timidité au moment du bilan : preuve de sa hauteur d’âme ? il y aurait une thèse à rédiger sur l’expression de la modestie chez Gautier, qu’il faudrait mettre en parallèle avec son attitude vis-à-vis du monstre du romantisme, l’auteur de Notre-Dame, et le témoignage de Baudelaire (« Il n’y a pas d’homme qui pousse plus loin que lui la pudeur majestueuse du vrai homme de lettres, et qui ait plus d’horreur d’étaler tout ce qui n’est pas fait, préparé et mûri pour le public, pour l’édification des âmes amoureuses du Beau »). Tout de même ! sans aller jusqu’à la prédiction de Faguet (« il passera, je crois, tout entier »), il aura marqué la mémoire collective plus certainement que d’autres lycanthropes (Pétrus Borel). C’est vrai qu’on a quelque peu oublié Les Jeunes-France, qui renferme de grands mérites, selon Baudelaire ; mais son empreinte est partout : dédicataire des Fleurs du mal, proche de Nerval, Balzac, Flaubert, son nom revient dans toutes les correspondances, dans toutes les vies du dix-neuvième ; le gilet rouge de la bataille d’Hernani, c’est lui — même sa fille, Judith, inspira Wagner et Victor Hugo : « Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame, / Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux. » Que l’on juge de son héritage : aujourd’hui encore, tout le monde connaît Le Capitaine Fracasse, La Cafetière, La Morte amoureuse — au fait, Gautier excelle dans la nouvelle fantastique (« poétique », disait Baudelaire). Puis, il fut le fer de lance de l’Art pour l’art, peut-être la plus belle des professions de foi littéraires de ce siècle, source d’un vaste débat jamais tranché, et dont les disciples furent légions : ainsi par exemple, la préface du Portrait de Dorian Gray tient de celle de Mademoiselle de Maupin : à la célèbre formule selon laquelle « il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien », répond, comme en écho, « l’Art est tout à fait inutile ».

Habituellement, l’artiste ne cherche qu’à reproduire la nature impeccablement, et enrage de ne pouvoir y arriver ; c’est l’exclamation de Claude dans l’Œuvre, de Zola : « Est-ce donc impossible de créer ? nos mains n’ont-elles donc pas la puissance de créer des êtres ? » Gautier, lui, dans un renversement des conceptions communes, croit que l’artiste parvient précisément à recréer l’Idéal dont la nature n’est qu’une pâle copie, et la surpasse ainsi par ses œuvres ; d’où la dédicace de Baudelaire, « au poète impeccable ». Dans La Toison d’or, Tiburce tombe amoureux de la Sainte Madeleine de Rubens ; dans Fortunio, George, en parlant de Musidora, avoue qu’il préfère ses Titien. L’écrivain lui-même admet, dans son autobiographie, qu’il a « toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair ».

J’aime mieux les vers que la prose, j’aime mieux la musique que les vers, et je ne préfère rien au monde à une peinture de Titien, si ce n’est une belle femme. ― Je n’ai pas d’autre opinion politique. ― Je ne hais que mes amis et me sentirais assez porté à la philanthropie si les hommes étaient des singes. Je croirais volontiers en Dieu, s’il ne ressemblait pas tant à un marguillier de paroisse, et je pense que les roses sont plus utiles que les choux.
(Fortunio, T. Gautier)

C’est vrai, Théophile Gautier ne demeure dans l’histoire que comme le poète de la forme pure (Émaux et Camées). « Les idées le fuient », écrit G. Lanson avant d’évoquer le « néant intellectuel » de l’écrivain, au sens de la philosophie ; mais le critique parle aussi d’un tempérament livré à la sensation, chez qui les mots représentent des perceptions de l’œil : et puis, rappelle-t-il, avec Hugo, Gautier fut le grand ouvrier de la transformation romantique de la langue et du vers. Au fait, Lanson analyse fort justement ce qui fait la particularité du style de Gautier : la description non pas de la nature en elle-même, mais de la nature comme elle est artistiquement représentée ― ainsi, comme il décrit un paysage d’après une peinture, son modèle de gitane, plutôt qu’une fille de l’Espagne andalouse, c’est la Carmen de Mérimée (« l’auteur du présent livre, écrit-il en préface d’Albertus, n’a vu du monde que ce que l’on en voit par la fenêtre, et il n’a pas envie d’en voir davantage »). Le jugement de Lanson peut paraître sévère ; il n’en demeure pas moins juste : Gautier n’écrit que dans un contentement du Beau. La théorie de l’Art pour l’art ne doit pas être réduite à une théorie de l’art sans morale, sans visée idéologique : c’est aussi l’art en tant que pure expression de l’esthétique, sans visée utilitariste. Le poète réagit autant contre la politisation de la société que contre son industrialisation, qu’il déteste ; et ainsi sa doctrine, paradoxalement, s’apparente à un véritable manifeste (pensée de la forme, dit excellemment Martine Lavaud, plutôt que forme sans pensée). On retrouve en Gautier, comme en Balzac et Flaubert, une méfiance instinctive du progrès : chez Balzac, cela se traduit par une pensée politique réactionnaire ; chez Flaubert, par un dédain anarchiste du monde ; chez Gautier, par un rejet féroce de l’utilitarisme laid, qui trouve sa consolation dans l’abandon à l’Art. Aussi l’esthétisme de Gautier se veut-il moins décadent que l’affectation superficielle des écrivains fin-de-siècle ; le premier, en réaction à la société, exprime une volonté là où les seconds s’abandonnent à une forme de passivité. « Il est temps d’en finir avec les maladies littéraires, dit Fortunio, le règne des phtisiques est passé. » Que l’on compare ce personnage à des Esseintes ! Gautier ne supporte pas la petitesse bourgeoise, il rêve de grandeurs : « Tout est dégénéré aujourd’hui, ajoute Fortunio, et la vie prodigieuse de ce monde gigantesque n’est plus comprise par nous ; nos vertus et nos crimes n’ont ni forme ni tournure. »  Propos de l’auteur lui-même, qui reprend à la lettre l’idée exprimée dans la fameuse préface à Mademoiselle de Maupin : « Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux qui bâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs d’un jour ne devraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génie antique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le mot perfectibilité ? »

On ne saurait trop dire si la philosophie de Gautier lui permit de rallier sans trop d’hésitation le régime du Second empire, ou si c’est le ralliement au Second empire, qui fut la justification de cette philosophie dont l’application arrangeait sa carrière à merveille. Oui, mais voilà : en 1863, nommé bibliothécaire de la princesse Mathilde, il s’enferme dans la tour d’ivoire de l’art. C’est alors qu’il écrit Spirite. « Est-ce un roman, est-ce un poème ? » demande le baron de Féroë à Guy de Malivert, en apercevant les feuillets qu’il a écrits sous la dictée de Spirite. « C’est peut-être un poème, répond Malivert. » Un poème, indéniablement, et peut-être le plus beau de Théophile Gautier ! Dans Spirite, le talent du poète impeccable atteint son plus haut sommet : cette œuvre est une merveille digne des plus grands Balzac, et justifie toute seule que l’on place son auteur au rang de nos plus grands écrivains. Au fait, il faudrait lire dans l’ordre La Femme de trente ans, Madame Bovary, et Spirite : la psychologie, la condition, l’esprit ― toute la femme jusqu’en profondeur, par trois hommes de génie.

« Que le sort des femmes est douloureux ! me disais-je : condamnées à l’attente, à l’inaction, au silence, elles ne peuvent, sans manquer à la pudeur, manifester leurs sympathies ; il faut qu’elles subissent l’amour qu’elles inspirent et elles ne doivent jamais déclarer celui qu’elles ressentent. Dès que mon âme s’est éveillée, un sentiment unique s’est emparé d’elle, sentiment pur, absolu, éternel, et l’être qui en est l’objet l’ignorera peut-être toujours. Comment lui faire savoir qu’une jeune fille, qu’il aimerait sans doute s’il pouvait soupçonner un tel secret, ne vit et ne respire que pour lui ? »
(Spirite, Gautier)

On a vu que pour Gautier, l’objet naturel n’est jamais qu’une pâle copie de l’objet idéal ; et que l’artiste, selon lui, s’approche plus près encore de l’idéal que ne le fait la nature. C’est pourquoi Spirite forme selon la conception de son auteur l’histoire d’amour la plus parfaite, l’homme non pas amoureux d’une femme, ni d’un tableau de femme… mais de l’idée pure de la femme, de la femme transfigurée, élevée au-dessus de la nature et de sa représentation, aux sphères platoniciennes.

La passion qu’il éprouvait n’était-elle pas plus noble, plus poétique, plus éthérée, plus rapprochée de l’éternel amour, dégagée ainsi de toute contingence terrestre, ayant pour objet une beauté idéalisée par la mort ? L’union humaine la plus parfaite n’a-t-elle pas ses lassitudes, ses satiétés et ses ennuis ? L’œil le plus ébloui voit, au bout de quelques années, les charmes adorés pâlir ; l’âme se fait moins visible à travers la chair flétrie, et l’amour étonné cherche son idole disparue.
(Spirite, Gautier)

« L’importance de Gautier est grande dans notre littérature », reconnaissait Lanson, qui voyait en lui l’initiateur de la littérature impersonnelle, et paradoxalement (encore !), un poète classique au fond, en réaction à l’esthétique romantique (dans Mademoiselle de Maupin, remarque Baudelaire, « la beauté grecque fut vigoureusement défendue en pleine exubérance romantique »). D’ailleurs, l’admiration que Baudelaire éprouvait pour l’auteur d’Albertus, de la Comédie de la mort et d’España, cet écrivain « que l’univers nous enviera, comme il nous envie Chateaubriand, Victor Hugo et Balzac », devrait suffire : les grands artistes se reconnaissent, et Baudelaire applaudissait Gautier comme Hugo applaudissait Balzac, comme Balzac applaudissait Stendhal.

Baudelaire ne tarit pas d’éloges sur le maître Gautier : il encense les « admirables échantillons de la plus pure Beauté française » que forment ses poésies, il relève sa passion du mot juste, son « immense intelligence de la correspondance et du symbolisme universels ». C’est vrai que le style de Gautier a des fulgurances (« manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire »), et l’on citerait sans fin ses trouvailles enchanteresses : « La belle Romaine se leva, écrit-il dans Fortunio, défit gravement l’agrafe de sa robe, qui glissa jusque sur sa taille cambrée, et laissa voir un sein d’une pureté de contour admirable, des épaules et des bras à faire descendre un dieu du ciel pour les baiser. » Baudelaire devait forcément admirer cet homme pour qui la poésie ne doit pas être recherchée dans le spectacle de la nature (l’amour d’un bon père de famille, par exemple, pour tous ceux qui croient que la poésie vient du cœur), mais doit exister indépendamment de la nature, car « l’Imagination seule contient la poésie ». Il le compare à Chateaubriand, Hugo et Balzac : le premier « a chanté la gloire douloureuse de la mélancolie et de l’ennui », le second « représente les forces de la nature et leur lutte harmonieuse », le troisième « figure le monstre d’une civilisation, et toutes ses luttes, ses ambitions et ses fureurs » ; Gautier ? « c’est l’amour exclusif du Beau, avec toutes ses subdivisions, exprimé dans le langage le mieux approprié. » Il n’a aimé que le Beau, s’exclame le poète des Fleurs du mal : « Heureux homme ! » Et de conclure : « Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile Gautier ! »

On a longuement glosé sur Gautier ; au vrai, il n’y a pas tant à dire : c’est un nostalgique des grandeurs du passé, un amoureux du Beau pour ce qu’il est indépendamment de tout, c’est-à-dire un amoureux de la poésie « qui n’a pas d’autre but qu’Elle-même » (Baudelaire) ; et toute son idéologie tient dans cette phrase de Fortunio :

Nos sculpteurs ne sont bons qu’à tailler des grès pour paver les rues ou des hommes illustres en habit à la française ; avec cette maudite civilisation, qui n’a d’autre but que de jucher sur un piédestal l’aristocratie des savetiers et des fabricants de chandelle, le sentiment de la forme se perd, et le bon Dieu sera obligé un de ces matins de quitter son fauteuil à la Voltaire pour venir repétrir la boule du monde, aplatie par ces populations de cuistres envieux de toute splendeur et de toute beauté qui forment les nations modernes.
(Fortunio, T. Gautier)

Que penserait-il de la France du vingt-et-unième siècle ?…

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