… L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’il lui convient de refuser…
La puissance poétique du Carmen de Mérimée éclate à chaque phrase, à chaque page. Le cœur palpite entre les lignes. Quelle femme terrible !… Inclassable récit aux accents résolument romantiques (même si Prosper Mérimée garda toujours ses distances avec le mouvement romantique), et cependant d’un réalisme absolu : la Carmencita, cette nature au sang chaud, d’humeur toujours passionnée, qui aime et déteste alternativement, et se donne par impulsion comme elle condamne par caprice, est d’un caractère si véritable, qu’elle respire hors de la fiction.
… Rien n’y fait, menace ou prière
L’un parle bien, l’autre se tait
Et c’est l’autre que je préfère
Il n’a rien dit mais il me plaît…
« Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne, et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir réfléchi. » Cet aveu de Don José, c’est là toute l’histoire de Carmen ; histoire éternelle du désir et de l’esclavage, de l’empire de la beauté des femmes — cette flamme qui incendie les cœurs et ne laissera que des cendres, c’est Antoine et Cléopâtre, Hélène et Pâris, Ulysse et les sirènes. Pourtant ce serait une erreur de ne réduire Carmen qu’à la vulgaire tragédie d’une passion d’amour. Ce petit joyau renferme entre ses pages le sang, la mort, la volupté de l’Espagne andalouse ; ce concentré d’ivresse, et de fièvre, dégage par larges effluves toute la violence, toute la sensualité de la péninsule ibérique — comme une cassolette à parfums embaume un salon de senteurs de fleurs d’orangers. Par quel étonnant mystère ? — le lecteur tombe-t-il avec Don José dans le piège tendu par la bohémienne, et la désire d’amour. C’est bien là le génie de Prosper Mérimée, d’avoir créé cette femme envoûtante d’une manière si suggestive, qu’elle s’incarne, et finit par envoûter le lecteur lui-même…
… L’amour… l’amour… l’amour… l’amour…
L’auteur écrit sa « petite drôlerie » en 1845 ; elle « serait demeurée inédite s[‘il] n’eût été obligé de s’acheter des pantalons » ! Le joaillier jette sa perle avec dédain, comme si c’était une bille ; et tous de l’admirer les yeux écarquillés, la main sur le cœur. Dès sa parution, le succès de Carmen est énorme ; encore aujourd’hui, on reste frappé par la sorcellerie évocatoire de cette nouvelle fascinante dont le rythme saccadé, dont le style, dont la narration concourent à une forme de perfection artistique. Elle inspire à Théophile Gautier l’un de ses plus beaux poèmes (« Carmen est maigre — un trait de bistre / Cerne son œil de gitana ; / Ses cheveux sont d’un noir sinistre ; / Sa peau, le diable la tanna ») ; et bien sûr à Georges Bizet non seulement son plus célèbre opéra, mais l’un des opéras les plus célèbres du monde !
… L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais, jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime
Si je t’aime, prends garde à toi…
Rafael Mitjana disait de Carmen que c’était, « de toute la littérature française ayant trait à l’Espagne, la seule œuvre qui, avec Gil Blas, sente véritablement le terroir » ; et Miguel de Unamuno : « De tous les écrivains français qui sont venus chercher en Espagne leur inspiration, nul mieux que Mérimée n’a su […] atteindre le tréfonds de l’âme espagnole ». Il y a bien des mystères dans l’histoire de notre littérature. Celui-ci est assurément l’un des plus étonnants : comment un tel homme, manifestant un mépris abject pour Baudelaire, Victor Hugo et Flaubert, a-t-il pu écrire un tel chef-d’œuvre, — à la diable ! —, et le publier sans y penser, avec même la honte de livrer au public une pareille bagatelle ?… Cette bagatelle est un trésor ; on aura bien de la peine à trouver dans l’histoire de notre littérature une femme aussi véritable, aussi enchanteresse, aussi désirable. Lecteur, résiste à ses charmes ; n’oublie pas qu’elle est imaginaire — et si tu l’aimes… prends garde à toi !
Lecture conseillée :
- Mérimée, Prosper, Carmen