Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.
[…]
Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir.
H. de Balzac
Alors que le romancier Jules Sandeau confiait à Balzac ses inquiétudes sur l’état de santé de sa mère, ce dernier l’interrompit avec un geste d’agacement : « Tout cela est très bien, mais qui Eugénie Grandet va-t-elle épouser ? » Il faut croire que le réel intéressait moins l’écrivain que sa propre fictionnalisation du réel : mais aussi, ne s’était-il pas jeté dans son œuvre « comme Curtius dans le gouffre » (La Cousine Bette) ? D’ailleurs, le réel, Stefan Zweig démontre admirablement que l’auteur de la Comédie humaine l’a connu par la lecture plutôt que par l’expérience sensible : d’où cette impression d’un étrange décalage entre la description balzacienne et la réalité du monde. Balzac a quelque chose du peintre génial reclus dans sa demeure, qui compose ses paysages et ses portraits uniquement d’après ce qu’on lui rapporte de ces portraits et de ces paysages.
En 1833, vingt heures par nuit, Balzac écrit Eugénie Grandet, en même temps que les Contes drolatiques, et tout en entretenant sa correspondance abondante ; déjà, il fait gémir les presses et s’arracher les cheveux à ses imprimeurs. Nous dirons pour faire simple, et sans entrer dans la classification de la Comédie humaine qui est d’un universitarisme fort pédant et parfois déroutant, qu’Eugénie Grandet appartient à la vaste famille des scènes de vie de province. On aurait bien tort de négliger ce court roman devenu le classique balzacien par excellence avec les Illusions perdues, Le Père Goriot ou Le Lys dans la Vallée, et qui, en même temps qu’il porte en germe tout Balzac, a de Balzac tous les défauts et toutes les qualités.
Les descriptions parfois ridiculement détaillées qui encombrent le début du récit ont l’air de broussailles de houx devant la porte, pour reprendre l’expression d’Hippolyte Taine. Les fautes de langue dues aux multiples réécritures, les phrases bancales, abondent dans cette prose exubérante et torrentielle. Les manœuvres juridico-financières du père Grandet, fort longues, fort complexes, à peu près incompréhensibles, ne passionnent guère que l’auteur. Comme souvent dans les romans de Balzac (La Femme de trente ans), la fin s’accélère brutalement, et termine en queue de poisson. L’intrigue est quelque peu grossière, et les personnages outranciers.
Ainsi Félix Grandet, le père, — « le seul dieu moderne auquel on ait foi, l’Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie » — tient à la fois du Frollo hugolien et de l’avare moliéresque ; à ce propos Lamartine, dans Balzac et ses œuvres, écrivait que « La France a deux Molières, le Molière en vers et le Molière en prose ». Balzac lui-même, dans une lettre de janvier 1844 adressée à Madame Hanska, avouait lutter avec un « prestigieux modèle » ; avant d’expliquer avoir voulu montrer non point l’Avarice, mais l’Avare. Distinction fumeuse : Grandet, c’est Harpagon ! Il place l’argent — sa gloire et sa douleur — au dessus de tout, la virginité de sa fille, la mort de sa femme, et même sa propre mort, quand par exemple il sort de l’agonie à l’heure de recevoir les fermages — « avec stupeur ». Est-ce qu’il n’y a pas de la dramaturgie comique dans cette réplique du père à sa fille, ivre d’inquiétude et de fureur parce qu’elle n’a plus son or, et ne veut pas lui dire ce qu’elle en a fait ? « Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un père ? S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où est votre or ? » Balzac écrit même que « la vue de l’or, la possession de l’or était devenue [l]a monomanie » de ce vrai personnage de tragi-comédie. Il est vrai cependant que là où Molière caricature, Balzac poétise ; Grandet vogue « sur une longue nappe d’or » ; on voit, par d’habiles rappels descriptifs, que tout est jaunâtre chez lui, les murs, les meubles, les visages, comme si l’or accumulé dans les coffres avait déteint sur la demeure et ses habitants. Si Balzac poétise, il donne aussi à la comédie de l’avarice des accents tragiques. Cette phrase est terrible : « Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet ; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible. » Celle-ci est atroce : « Il chiffra sa spéculation sur le journal où la mort de son frère était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. » La mort du père, — véritable, celle ci —, contrairement à celle d’Harpagon — grotesque et simulée —, a quelque chose d’effroyable et qui saisit au cœur :
Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie.
(Balzac, Eugénie Grandet)
Ce roman, au vrai, eût dû s’intituler Félix Grandet, ou Le Père Grandet, car le père en est le personnage central et décisif ; mais Balzac était trop moraliste pour ne pas déplacer vers Eugénie, ce prototype de l’ingénuité, le cœur de son histoire. Cette histoire, c’est aussi la déploration anti-libérale et réactionnaire du pouvoir absolu de l’argent.
Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale ! pensée d’ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ?
(Balzac, Eugénie Grandet)
Ce n’est pas son cœur qu’Eugénie donne à Charles : mais sa bourse. Ce roman d’ailleurs tient du thème si cher à Balzac des illusions perdues : point là de mensonge romantique. Charles n’aura pas fait perdre à Eugénie sa virginité, mais son innocence. Elle commence bonne et pure ; elle finit bonne toujours, mais désabusée. Ce roman, enfin, décrit la ruine de la province et le triomphe absolu de Paris, Paris, « ce monde, où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n’en punit aux Cours d’assises, où les bons mots assassinent les plus grandes idées, où l’on ne passe pour fort qu’autant que l’on voit juste ; et là, voir juste, c’est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni même aux événements : on y fait de faux événements. Là, pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive ; provisoirement, ne rien admirer, ni les œuvres d’art, ni les nobles actions, et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel. » On notera enfin la poésie magnifique de Balzac ; cet art, qui lui est si personnel, de décrire le quotidien avec un lyrisme exacerbé digne des plus grands romantiques.
— Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. Vous souffrez, vous avant tout.
Tout c’était lui.
(Balzac, Eugénie Grandet)
On s’est perdu en analyses étranges sur Eugénie Grandet : ainsi, il faudrait lire cette œuvre comme un intertexte ironique de la Belle au bois dormant ; la sexualité d’Eugénie serait sujette à commentaires ; il y aurait, dans les manières et les physiques de Charles et d’Eugénie, un renversement des sexes… C’est le propre du génie de Balzac, de dérouter les commentateurs ! Au fond, si cette œuvre a été tant étudiée, c’est parce qu’elle contient presque tout de ce qui fait la spécificité de Balzac : sa grande idée selon laquelle l’idée peut agir physiquement (l’avarice détruit la famille Grandet) ; les inventaires descriptifs non dénués de poésie, où chaque objet, chaque vêtement a son histoire et sa raison d’être (« comme Cuvier, à partir d’un os, reconstituait un animal », disait Maurois) ; l’auscultation de la bourgeoisie provinciale ; les interminables combinaisons juridiques que l’auteur affectionnait tant ; ses interventions brutales dans la narration pour dénoncer l’individualisme moderne et livrer sa pensée réactionnaire, lui qui n’était censé n’être qu’un « secrétaire » ; le thème des illusions perdues, et la critique acerbe d’un Paris tout-puissant du paraître qui le fascinait pourtant ; enfin ce torrent d’encre charriant à la fois des figures magnifiques et de grossières fautes de style, puis ce rassemblement unique d’intérêts terrestres et de passions célestes, qui fait trouver à l’écrivain des drames shakespeariens dans les familles les plus mornes en apparence.
On ne s’étonnera pas que ce roman ait marqué Dostoïevski au point qu’il en fit une traduction dans sa langue. Le grand Russe ne pouvait qu’être sensible à ce récit regrettant l’individualisme moderne et blâmant le règne de l’Argent ; il a dû ressentir vivement ce contraste entre deux absolus contraires, l’atonie générale de la province et la puissance extraordinaire des passions qui meuvent les cœurs des personnages ; il a dû frémir en découvrant l’immensité des caractères, l’avarice du père, la sainteté de la fille ; il a dû pleurer en lisant l’histoire de cette femme qu’il eût certainement inventée si Balzac ne l’avait pas fait, cette femme, vraiment pitoyable, « qui n’est pas du monde au milieu du monde, qui faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. »
Lecture conseillée :
- Balzac, Honoré (de), Eugénie Grandet