Mademoiselle de Maupin, de T. Gautier – « Cette espèce d’hymne à la beauté »

Portrait de Théophile Gautier par Auguste de Châtillon, 1839, coll. Musée Carnavalet
Portrait de Théophile Gautier par Auguste de Châtillon, 1839, coll. Musée Carnavalet

Le roman Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier, qui ravit Balzac, Sainte-Beuve et Baudelaire, est inséparable de sa Préface, l’un des textes les plus célèbres de l’histoire de la littérature française, équivalent au moins à la Défense de Du Bellay, ou plus tard, au Manifeste du surréalisme de Breton. Mais à force de réduire ce texte à une théorisation de l’art pour l’art, on oublie ce qu’il fut en premier lieu, une attaque sévère contre la critique et les journaux, teintée d’une charge non moins violente contre cette « prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles ! »

Charles X […] en ordonnant la suppression des journaux […] rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui s’interposent entre les artistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent l’inspiration, et jettent une telle méfiance dans les cœurs et dans les esprits, que l’on n’ose se fier ni à un poète, ni à un gouvernement ; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Il n’y avait point de critique d’art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependant je pense que, pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent comme cela, et ne s’acquittaient point trop mal de leur métier.
(Préface à Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

La vraie raison de cette fameuse Préface, donc, c’est la critique de la critique. La critique de sa pudibonderie, d’abord ; composée en réaction aux attaques des censeurs moralistes, dont Le Constitutionnel, qui traitait son auteur de « dépravé », elle est, selon Michel Crouzet (éd. Gallimard, 1973), « la plaidoirie rentrée que Gautier n’a pas dite, une réplique écrasante et actuelle à une sorte de persécution de l’art dont Gautier est au premier chef victime. » La critique de son autoritarisme, ensuite. À l’heure où les journalistes voudraient juger les œuvres en fonction de systèmes politiques, qu’ils soient moraux, utilitaires ou progressistes, le poète défend la recherche pure et désintéressée du beau, en dehors de toute morale, d’utilité ou de progrès.
« C’est donc l’autonomie et le « désintéressement » du beau, écrit M. Crouzet, que prêche Gautier, fort proche à cet égard des esthétiques de l’idéal« . Gautier, à dire le vrai, sépare tellement le beau de l’utile qu’il finit par associer l’utile au laid. Et l’on touche ici au cœur de sa Préface, mille et mille fois cité :

Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.
À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.
À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ?
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
(Préface à Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

Je disais que la Préface est inséparable du roman, « bible du romantisme », selon Sainte-Beuve ; c’est que le second constitue, à bien des égards, une traduction littéraire de la première. « Le roman rejoint la Préface, écrit M. Crouzet : c’est le même thème sous la forme polémique et sous la forme fabuleuse. » Ce thème évoqué par M. Crouzet, c’est celui de la beauté, humaine principalement (Baudelaire, à propos de Mademoiselle de Maupin, parlait d’un « hymne à la beauté »), beauté entendue sans considération morale ou sexuelle. Et l’incarnation la plus parfaite du beau humain, pour le platonicien T. Gautier, c’est l’androgyne en l’occurrence, Théodore-Maupin, femme-homme aimée d’une femme, en même temps qu’homme-femme aimé d’un homme. « Gautier, précise utilement M. Crouzet, ne relie d’une manière si absolue le beau à l’androgyne que parce qu’il a connaissance de l’androgyne gnostique [l’être parfait d’avant la Chute, à la fois homme et femme], qui lui est parvenu, à lui comme à Nerval, via Boehme, l’alchimie, les romantiques allemands et les occultistes français. »

Mademoiselle de Maupin, de Gautier, c’est donc la découverte inespérée par un poète du Beau idéal, du Beau des Idées, du Beau de Platon.

Gautier, dans sa Préface, théorisait l’art pour l’art, l’art en tant que recherche de l’idéal. D’Albert, double de Gautier, qui raisonne comme son créateur, est également prisonnier de la recherche perpétuelle de cet idéal platonicien : « est-ce […] une idée, s’interroge-t-il, […] que je cherche sans m’en rendre compte, et poussé par un instinct confus ? » Oui, lui répondrait-on, l’idée du Beau ! — et puisque cette idée n’est pas de ce monde, mais d’une autre sphère inatteignable et parfaite, le voilà condamné au fantasme, et au malheur de la frustration. D’Albert, qui ne vit pas dans le monde des idées, a la conscience tragique de vivre dans celui des ombres, dans la fameuse caverne de l’allégorie : « Je suis une goutte d’huile dans un verre d’eau », s’exclame-t-il, désespéré !
D’Albert « adore sur toute chose la beauté de la forme » ; il est l’homme éveillé parmi les ombres ; conscient étrangement de l’existence d’une réalité supérieure, il trouve le monde obscur, insipide et froid — comme l’intérieur d’une caverne. Le mal du siècle qui l’habite, c’est aussi celui de son créateur, Gautier, incarnation du poète sacré par la société, qui avait jusqu’au début du siècle bénéficié d’une promotion sans précédent (lire Le Sacre de l’écrivain, de P. Bénichou), et qui ressent cruellement son impuissance à partir des années 1830, où triomphe la société bourgeoise. « Je suis, dit d’Albert, comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter que de l’eau-de-vie. » Cette phrase, c’est la parfaite illustration du « sacerdoce du Dépit » (P. Bénichou) dont Gautier est à l’origine.
Le Dépit, dans Mademoiselle de Maupin, prend corps dans la frustration d’Albert, pour qui la vie n’est que déception, parce qu’il fantasme toujours.

L’horizon est toujours du plus charmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la pluie.
(Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

Tel la Vouivre de Marcel Aymé, qui ne peut vivre parce qu’elle ne peut mourir, d’Albert, hanté par l’Idéal, incapable d’aimer, est aussi incapable de haïr… Jusqu’à sa rencontre avec Théodore, l’androgyne, l’être parfait, le mélange sublime de l’homme et de la femme !

En vérité, ni l’un ni l’autre de ces deux sexes n’est le mien ; je n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme ; je n’ai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : — je suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom : au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur ; j’ai le corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme, et j’ai trop ou pas assez de l’un et de l’autre pour me pouvoir accoupler avec l’un d’eux.
(Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

Un seul regard, et d’Albert chavire. Théodore, Madeleine déguisée, l’être parfait, l’Idéal de Beauté, il le contemple enfin : ce n’est plus un fantasme, mais bien une réalité. Théodore, Madeleine, c’est la Lumière dans la caverne : elle efface les ombres. Je ne crois pas utile d’analyser Mademoiselle de Maupin sous l’angle de la bisexualité ; c’est une question tout à fait accessoire ; il n’y a dans cette histoire que le sujet du Beau selon l’artiste, ce Beau pur entré dans la diégèse, l’œuvre qui transcende la matière, et écrase toute autre considération.

D’Albert, gratifié de ce don du ciel, n’a plus qu’à créer un théâtre, y placer ses chimères en décor, et faire jouer dedans l’être apparu : c’est le sublime chapitre XI, l’un des plus beaux morceaux de la littérature française, où d’Albert, ou Gautier, décrit dans une langue impeccable, sublime de génie, un monde d’Idées recréé. Le héros, alors, contemple la Beauté qui se meut dans son univers ; éperdu d’amour, indifférent à son sexe, car le Beau n’a pas de sexe, il n’a plus qu’à déclarer sa flamme à cet homme, à cette femme, à cet homme et à cette femme :

Vous représentez dignement la première divinité du monde, la plus pure symbolisation de l’essence éternelle, — la beauté.
(Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

Mais le roman ne pouvait finir par la simple jouissance d’une Idée descendue sur Terre. Il fallait qu’elle se dissipe. Sa disparition, dans les dernières pages, a l’air d’une envolée vers le ciel. « N’essayez pas de me suivre », écrit-elle, ingénument ; précision inutile ! – trop de dépit charge les épaules du poète, il ne pourra jamais s’envoler !

Ah ! c’est en vain que l’on veut déployer des ailes, trop de limon les charge ; le corps est une ancre qui retient l’âme à la terre : elle a beau ouvrir ses voiles au vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile, comme si tous les rémoras de l’Océan se fussent suspendus à sa quille.
(Mademoiselle de Maupin, T. Gautier)

 

Lecture conseillée :

  • Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier

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