… tout ce laborieux échafaudage du dogme se trouvait emporté, dans une révolte de cette raison souveraine, qui clamait ses droits, qu’il ne pouvait plus faire taire.
[…]
L’amour était plus fort que la foi, peut-être n’y avait-il de divin que la possession.
[…]
Sodome était née de Bethléem, depuis qu’une enfant innocente avait vu la Vierge.
E. Zola
On connaît les Rougon-Macquart de Zola ; un peu moins les Trois villes (Lourdes, Rome, Paris), cycle romanesque écrit entre 1893 et 1898, que Gallimard vient tout juste de rééditer dans la collection Pléiade. Et pourtant, quel cycle ! C’est le Zola de la maturité qui s’exprime dans ces trois œuvres monumentales, l’écrivain qui maîtrise son art parfaitement, qui, n’ayant plus rien à prouver, déploie dans une prose exceptionnelle toute sa sorcellerie littéraire ; c’est le romancier libéré des chaînes pesantes du naturalisme, qui laisse (presque) libre cours à son imagination (lire, à ce propos, les belles pages de Jacques Noiray dans son « Introduction » aux Trois villes de la coll. Pléiade).
Les horreurs écrites sur Zola témoignent assez de son talent ; elles n’ont presque jamais rien d’honnête. Zola n’est détesté que parce qu’il dit constamment la vérité. Les croyants l’injurient quand il nie la foi, dût-il en parler avec un respect tout renanien (« Quand l’homme a touché le fond du malheur de vivre, il en revient à l’illusion divine ; et l’origine de toutes les religions est là, l’homme faible et nu n’ayant pas la force de vivre sa misère terrestre sans l’éternel mensonge d’un paradis ») ; les socialistes le honnissent parce qu’au lieu de défendre béatement l’ouvrier, il le montre dans la bestialité où l’industrialisme le réduit ; les anti-dreyfusards le conspuent dès lors qu’il condamne cette France antisémite, qui, pour cette raison même, commet le péché le plus odieux qu’un État puisse commettre, celui de l’injustice. Mais il va tenant son cap ; il avance, il avance, comme le train de la Bête humaine, comme le train de Lourdes, et les assauts se brisent inutilement contre lui, vagues furieuses dont l’écume le touche à peine. Véritable fonctionnaire de l’écriture, salarié modèle de son talent, il prend des notes, constitue des dossiers, s’attelle au travail chaque jour à horaires fixes, et publie ses romans magistraux avec une régularité dont la constance force l’admiration. Il a poétisé la machine : il était l’homme-machine, et après Balzac, qui fut l’ouvrier, le capitaine d’industrie. Car il a fait bien plus que promouvoir le naturalisme, ou je ne sais quel réalisme teinté de science plutôt que de psychologie : suivant les pas du géant Hugo, il a infusé de l’épique dans le progrès, il a sublimé la science. Le plus français de nos écrivains en est aussi le plus étranger, par sa manière d’écrire à rebours de la fin de siècle, à rebours de notre littérature qui n’a jamais été très céleste ni scientifique. Même Gustave Lanson, qui dit des choses ignobles sur Zola, admet que ses descriptions sont « intenses, éclatantes, écrasantes, et tournent en visions hallucinatoires »… avant de le comparer au Hugo de la Légende des Siècles !
Mais je reviens à Lourdes. Le roman, donc, raconte le pèlerinage à Lourdes de l’abbé Pierre, et son amour impossible, et ses doutes quant à la réalité du surnaturel. Puis, l’histoire de Bernadette Soubirous, l’émergence de la ville nouvelle bâtie sur l’or du miracle, la haine sourde de l’ancienne, dépossédée, en même temps profitant du flot énorme des pèlerins. Il faut dire que le roman de Lourdes se veut aussi le documentaire de Lourdes ; l’auteur a voyagé : il a vu, il a interrogé, il a enquêté (à ce propos, ses notes, publiées par la Pléiade, font l’épaisseur d’un livre).
Mieux qu’une monographie, Lourdes est d’abord un reportage, le meilleur des reportages qui ait jamais été écrit sur la cité des miracles. Tout y est : les lieux, les foules bien sûr, les malades, les cérémonies, les processions, mais aussi l’envers du décor, les hôtels, les hôpitaux, les acteurs et les bénéficiaires, religieux et laïcs, de l’immense entreprise économique favorisée par le pèlerinage, et encore les paysages, la fraîcheur du gave, les nocturnes et les levers de soleil, et parallèlement, à la fin de chacune des cinq journée qui composent le roman, l’histoire de Bernadette, faufilée d’un bout à l’autre du texte comme le contrepoint musical du récit.
(« Introduction » de J. Noiray, in Trois villes, Zola, coll. Pléiade 2025)
Le lecteur puisera dans cette lecture des informations dont la véracité a été depuis parfaitement établie ; il y trouvera des analyses admirables, dont la pertinence a été reconnue par les habitants mêmes de Lourdes. Et dans tout cela, les descriptions innombrables, interminables, dressent les cheveux sur la tête : jamais peut-être la puissance évocatrice de Zola ne s’est plus admirablement exprimée. C’est le train des douleurs, le lupus d’Élise Rouquet, le débarquement des pèlerins sur la gare, les processions merveilleuses, la nuit aux flambeaux, les transes mystiques de la foule en sueur, les prêtres hurlant les litanies, puis le bureau des miracles, et les hôteliers, les boutiquiers, la pompe de Notre-Dame. Quand Zola décrit « la mastication formidable » des pèlerins affamés dans la salle commune, avec ce « bruit des mâchoires » de la « meute lâchée, qui happe les morceaux en hâte », on dirait du Céline : c’est violent et comique, plein d’une misanthropie poétique (« il suffisait que les peuples vinssent pour que la peste se déclarât »).
Je comparais Zola à Céline : l’auteur du Voyage, justement, est allé en pèlerinage à Médan ; « depuis L’Assommoir, on n’a pas fait mieux », a-t-il affirmé dans son éloge au naturaliste, mettant au crédit de Zola d’avoir proclamé la vérité, cette vérité à laquelle, de nos jours, « aucun régime ne résisterait deux mois ». Quel admirable don de clairvoyance, quelle géniale critique de l’œuvre de Zola ! Certes, il y a du Zola dans Céline : c’est le même rejet furieux de l’industrie vantée comme un progrès, et surtout, c’est cette même conscience de la dégueulasserie de l’homme (« et, songe l’abbé Pierre, malgré son amour des humbles, la laideur des visages, les faces communes et suantes, les haleines gâtées, les vieux vêtements sentant le pauvre, le faisaient souffrir jusqu’à la nausée »).
C’est tout juste si l’on trouvera plus d’optimisme chez l’auteur de Germinal : il n’avait encore connu que 1870. Le progrès, il le poétise ; s’il montre la misère, c’est pour la combattre en choquant les mentalités. Même s’il ne s’engage pas politiquement, il croit en un certain socialisme républicain à moitié évangélique (dans Germinal, rappelle utilement Jacques Noiray dans son « Introduction », que Lourdes prolonge en quelque sorte, les mineurs grévistes étaient comparés aux premiers chrétiens). L’anarchisme de Céline le pousse à un rejet violent de la société ; le socialisme de Zola, à un scepticisme général dans laquelle il n’entre aucun mépris, et qui peut même aller jusqu’à une certaine admiration pour des choses auxquelles il ne croit pas. Mieux, Zola, comme il l’écrit à Jules Huret en 1891, propose, avec son nouveau cycle, de sortir enfin du naturalisme aride qui a tant déçu, sur le plan littéraire, pour aller vers une « acceptation […] plus attendrie de la vie » (quitte à concevoir différemment cette vérité dans laquelle il excelle). Ainsi l’abbé Pierre, sorte de double littéraire de Zola, s’il perd la foi pour croire à la science et à la raison, garde néanmoins le respect de la religion, pour cette raison que le christianisme apaise les souffrances et qu’il demeure socialisant dans ses principes évangéliques.
Dieu ne leur restait-il pas, si la terre leur manquait ? La réalité, pour eux, était trop abominable, il leur naissait un immense besoin d’illusion et de mensonge. Oh ! croire qu’il y a quelque part un justicier suprême qui redresse les torts apparents des êtres et des choses, croire qu’il y a un rédempteur, un consolateur qui est le maître, qui peut faire remonter les torrents à leur source, rendre la jeunesse aux vieillards, ressusciter les morts ! Se dire, quand on est couvert de plaies, qu’on a les membres tordus, le ventre enflé de tumeurs, les poumons détruits, se dire que cela n’importe pas, que tout peut disparaître et renaître sur un signe de la sainte Vierge, et qu’il suffit de prier, de la toucher, d’obtenir d’elle la grâce d’être choisi ! Et, alors, quelle fontaine céleste d’espérance, lorsque se mettait à couler le flot prodigieux de ces belles histoires de guérison, de ces contes de fée adorables, qui berçaient, qui grisaient l’imagination enfiévrée des malades et des infirmes !
(Lourdes, Zola)
Je l’évoquais, Zola, par l’écriture ce nouveau cycle, cherche à sortir du naturalisme ; les Rougon-Macquart ont fini par le lasser, confesse-t-il, en privé. Il voudrait se renouveler ; montrer qu’il est capable de « saisir l’âme de la société moderne », d’écrire « une peinture de la vérité plus large, plus complexe » (lettre à Jules Huret de 1891), de sortir d’un réalisme insensible purement descriptif, sans foi, sans émotions, dont les critiques disent qu’il assèchent l’âme des lecteurs et mène au pessimisme (et je renvoie là-dessus le lecteur aux propos de J. Noiray sur l’expansion sentimentale, sur la rhétorique de l’émotion nouvelle propre à la trilogie des Trois villes).
Mais s’il change l’esthétique, Zola ne change pas de méthode : le dossier de Lourdes, plus volumineux que le roman lui même, fera 1150 pages ! C’est que l’auteur a toujours vu large : Le Ventre de Paris, c’étaient les Halles, Germinal, la mine, L’Œuvre, la totalité des arts. Avec les Trois villes, il monte encore d’un cran : lui qui voulait faire un roman sur le pèlerinage de Lourdes, écrit un livre total qui englobe toute la ville, dans son histoire et dans sa géographie, dans son peuple et dans ses finances. Dans sa foule aussi, dont Zola est devenu le spécialiste : pour écrire le Bonheur des dames, il allait passer des après-midis au Louvre aux heures de grande affluence, afin de s’imprégner de l’esprit des masses…
Zola écrivain des foules, comme Hugo fut celui de l’océan ; le premier commence à publier quand paraissent Les Travailleurs de la mer, à l’esthétique déjà naturaliste. Et s’il fallait, en effet, chercher les influences de Zola chez Victor Hugo plutôt que chez Flaubert ou Balzac ? Il en a gardé, en tout cas, le souffle épique et le sublime oxymore. On comparera Lourdes à une espèce de tragédie macabre illuminée de sublime religieux, comme une rayon de soleil qui traverserait de sa gloire une église abandonnée, pleine de pauvres. Cette lumière dans l’obscurité qui forme un contraste poétique, c’est là tout le symbole du roman ; car Lourdes est placé sous le signe de l’antithèse : « Sodome était née de Bethléem, depuis qu’une enfant innocente avait vu la Vierge. » La ville neuve s’oppose à la vieille ville, la première grandissant, s’enrichissant, la seconde achevant d’agoniser ; aux vœux de l’abbé s’opposent les doutes, à la violence de la foi, son impossibilité de croire, son torturant besoin de vérité ; puis, Lourdes, c’est aussi la mort contre la résurrection, la maladie contre la guérison ; mais aussi le bonheur dans l’hypocrisie contre la souffrance dans la vérité, et le désert glacé de l’intelligence, contre le divin amour des simples.
« Oh ! écrivait Zola à Henry Céard (lettre du 20 septembre 1891, le beau livre à faire avec cette ville extraordinaire ! Cela me hante, j’ai passé une nuit à en bâtir le plan. » Il ne se trompait pas : son livre tient du sublime : il en a la poésie, la profondeur aussi, dans la réflexion zolienne sur le devenir de l’Église et de la société industrielle. Car ce premier tome de la trilogie prépare le deuxième, notamment dans le désir de l’abbé, dégoûté par l’Église enrichie qui s’adonne au commerce, de revenir à un christianisme pur : « et Pierre, tout d’un coup, pensa que la condamnation historique et sociale de Lourdes était là, que la foi est morte à jamais chez un peuple, quand il ne la met plus dans les églises qu’il construit, ni dans les chapelets qu’il fabrique. » Craignons la désillusion.
Lecture conseillée :
- Zola, Émile, Trois Villes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 2025