« Aux approches de la vieillesse, écrivait Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, j’ai pris plaisir, pendant le repos de l’été, à recueillir ces bruits lointains d’une Atlantide disparue. »
L’Atlantide disparue qu’il évoque, c’est la cité d’Ys, ville bretonne des légendes, engloutie sous les eaux en des temps immémoriaux ; et c’est surtout, par analogie, – car les mythes ne sont jamais que des métaphores –, le propre âge d’or de l’écrivain, son printemps, les années de son enfance.
L’on ne trouvera point de détails domestiques dans les Souvenirs de Renan, ni de vices ; il n’eût jamais osé, lui, écrire des Confessions à la Rousseau, ou à la Gide, dont on se demande parfois si elles n’ont pas, malgré leurs qualités littéraires évidentes, abaissé leurs auteurs extraordinairement.
Non, l’on ne trouvera définitivement point dans ces Souvenirs le Renan personnel, celui que réclameraient les fanatiques. L’on ne lira rien sur sa sœur, Henriette, « la personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie » ; l’on rencontrera en revanche, avec délectation, le Renan des conversations, le Renan qui ne se livre que pour servir une pensée. « On écrit de telles choses, dit-il lui-même parlant de son ouvrage, pour transmettre aux autres la théorie de l’univers qu’on porte en soi. » Car Renan, c’est son côté pascalien, est tout le contraire d’un égoïste ; il apparaît en cela tel qu’un dinosaure de sa modernité, celle du dix-neuvième, le siècle de notre histoire qui sans doute fut le plus narcissique. Mais après tout, un dicton anglais dit que les grands esprits discutent des idées, les médiocres des événements, et les petits, des gens. Or, Ernest Renan, c’est un grand esprit : et c’est pourquoi il reste malgré tout si supérieur à beaucoup de ses contemporains, qui pourtant firent briller cette époque admirable pour les arts.
1. Le politique paradoxal
Mais quelle est cette théorie de l’univers que Renan porte en lui ? Bien malin qui pourra la deviner ! Car si l’auteur de l’Histoire des origines du christianisme est supérieurement intelligent en ce qui concerne la philologie ou l’histoire des religions, il est revanche fort ambivalent dans ses idées politiques.
« Je ne voudrais pas que l’on me prît pour un bien grand réactionnaire », écrit-il, avant d’affirmer qu’il « aime le passé », mais « porte envie à l’avenir ». Cette sorte de contradiction, qu’il essaie toujours de concilier, est en même temps une donnée des plus essentielles pour bien apprécier sa pensée dans toute sa plénitude. Renan, à la fois traditionaliste par habitude et progressiste par clairvoyance, est à lui seul la synthèse d’une période marquée par la difficile conciliation de l’avenir et du passé ; mais là où il ne la représente qu’imparfaitement, c’est que, loin d’être « désenchanté » (P. Bénichou), il déborde au contraire d’optimisme, en cela qu’il n’oppose pas le progrès à la tradition.
Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, est l’aboutissant d’un travail séculaire. Pour moi, je ne suis jamais plus ferme en ma foi libérale que quand je songe aux miracles de la foi antique, ni plus ardent au travail de l’avenir que quand je suis resté des heures à écouter sonner les cloches de la ville d’Is.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
Ces ambivalences peuvent aussi se révéler contradictoires. Ainsi, de son amour pour la Révolution (« malgré ma raison et malgré tout le mal que j’ai dit d’elle »), dont il fait une défense des plus malhonnêtes intellectuellement (« depuis que je vois l’espèce de rage avec laquelle des écrivains étrangers cherchent à prouver que la Révolution française n’a été que honte, folie, et qu’elle constitue un fait sans importance dans l’histoire du monde, je commence à croire que c’est peut-être ce que nous avons fait de mieux, puisqu’on en est si jaloux »), alors même qu’il multipliait, dans les Origines, d’étranges allusions, pas tant éloignées du monarchisme. À moins que ce ne soit là qu’une ruse ? Car l’auteur écrit, quelques pages plus loin, comme pour nous mieux perdre, qu’en politique, « par peur de sembler un pharisien », il tient « des propos réactionnaires pour n’avoir pas l’air d’un sectaire libéral. » (!)
Une autre de ses ambivalences, et non des moindres, tient à son caractère, à la fois idéaliste et profondément rationnel. Renan est un positiviste avec une âme de poète. « La science positive, écrit-il, resta pour moi la seule source de vérité. Plus tard, j’éprouvai une sorte d’agacement à voir la réputation exagérée d’Auguste Comte, érigé en grand homme de premier ordre pour avoir dit, en mauvais français, ce que tous les esprits scientifiques, depuis deux cents ans, ont vu aussi clairement que lui. » En même temps, l’idéal, la poésie, la croyance ne sont pas pour lui de vains mots ; au contraire, ils sont les enchantements du monde. Et même, ajouterait-il, ils sont d’autant plus nécessaires que le monde est « plat » et « médiocre » – c’est ici, bien sûr, le réaliste qui parle.
Alors s’établit en moi une lutte ou plutôt une dualité qui a été le secret de toutes mes opinions. Je n’abandonnai nullement mon goût pour l’idéal ; je l’ai plus vif que jamais, je l’aurai toujours. Le moindre acte de vertu, le moindre grain de talent, me paraissent infiniment supérieurs à toutes les richesses, à tous les succès du monde. Mais, comme j’avais l’esprit juste, je vis en même temps que l’idéal et la réalité n’ont rien à faire ensemble ; que le monde, jusqu’à nouvel ordre, est voué sans appel à la platitude, à la médiocrité ; que la cause qui plaît aux âmes bien nées est sûre d’être vaincue ; que ce qui est vrai en littérature, en poésie, aux yeux des gens raffinés, est toujours faux dans le monde grossier des faits accomplis.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
2. Le chrétien incrédule
« La liberté, écrit Renan, fut pour moi un acquisition lente. » Si l’apprentissage de la liberté devait mener logiquement Renan au libéralisme philosophique, il devait aussi agir contre sa crédulité pieuse. On connaît l’histoire : le jeune homme, destiné à la carrière ecclésiastique, intègre le séminaire Saint-Sulpice. En même temps, il lit, il étudie, et bientôt s’impose à lui l’implacable évidence : Dieu, les miracles n’existent pas.
Durant quatre ans, une terrible lutte m’occupa tout entier, jusqu’à ce que ce mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabolique : « Cela n’est pas vrai ! » retentît à mon oreille intérieure avec une persistance invincible.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
Mais « la foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore » ; Renan poursuit là son ambivalence. Loin d’éprouver contre l’Église chrétienne une espèce d’aigreur voltairienne, il demeure très attaché à sa foi, et respecte infiniment la religion pour le devoir qu’elle impose, et la morale qu’elle dispense. « Sans Voltaire, écrit G. Lanson dans son Histoire de la littérature française, Renan était impossible. Il a fallu nier avec colère avant de pouvoir nier avec sympathie. »
Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l’homme doit savoir ; mais je persiste à croire que l’existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous morts, dont l’image m’apparaît souvent dans mes rêves, non comme un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai pas été aussi infidèle que vous croyez. Oui, j’ai reconnu que votre histoire était insuffisante, que votre critique n’était pas née, que votre philosophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait accepter comme un dogme fondamental : « Il n’y a pas de surnaturel particulier » ; néanmoins je suis toujours votre disciple. La vie n’a de prix que par le dévouement à la vérité et au bien. Ce bien, vous l’entendiez d’une manière un peu étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète ; au fond, cependant, vous aviez raison, et je vous remercie d’avoir imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le but d’une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
Le grand respect que Renan éprouve pour la religion ne veut pas dire qu’il lui passe tout, bien au contraire. Le philologue rêve d’un christianisme qui serait semblable au stoïcisme, c’est-à-dire surtout moral, sans dogme ayant pour fondement une croyance au surnaturel. Son côté traditionnel le garde attaché, par tendresse, à sa religion natale ; mais son côté libéral le porte à se méfier de l’emprise des religions sur les sociétés. Laudyce Rétat, dans son dictionnaire sur Renan (in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995), écrit que « l’éternelle gageure » de l’écrivain, c’est de « reconnaître la beauté du christianisme, son incomparable pédagogie morale », mais en même temps de « lier pour toujours le christianisme à l’enfance (enfance de l’individu, enfance de la civilisation) et lui trouver pour l’âge adulte les substituts et les relais qui le transposeront ». Renan lui-même écrit, dans ses Souvenirs :
Le but du monde est le développement de l’esprit, et la première condition du développement de l’esprit, c’est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c’est l’état théocratique, comme l’islamisme et l’ancien État Pontifical, où le dogme règne directement d’une manière absolue. […] Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l’État se croit obligé d’imposer à la pensée des exigences qu’elle ne peut accepter. La croyance ou l’opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres. Tant qu’il y a eu des masses croyantes, c’est-à-dire des opinions presque universellement professées dans une nation, la liberté de recherche et de discussion n’a pas été possible. Un poids colossal de stupidité a écrasé l’esprit humain. L’effroyable aventure du moyen âge, cette interruption de mille ans dans l’histoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de l’esprit dogmatique chez les masses.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
La messe est dite !
Conclusion : un homme de vocation
Si l’on devait résumer Renan à un mot, ce serait peut-être celui de vocation. C’est un terme ambivalent, comme l’auteur des Origines, qui a une connotation à la fois spirituelle et matérielle. La vocation, en effet, n’est pas la prédestination : elle est bien plutôt « le nom noble de la passion », pour reprendre l’expression de M. Druon ; en même temps, ce mot vient du latin vocare (appeler), figure dans la Bible (presque exclusivement dans les Épîtres de Paul), et fut longtemps synonyme de sacerdoce. Là est tout Renan : un incrédule passionné, un positiviste appelé. « La vraie marque d’une vocation, écrit-il, est l’impossibilité d’y forfaire, c’est-à-dire de réussir à autre chose que ce pour quoi l’on a été créé. L’homme qui a une vocation sacrifie tout involontairement à sa maîtresse œuvre. »
Et nous conclurons là, en laissant comme d’habitude à l’auteur le mot de la fin :
Le sort m’avait en quelque sorte rivé dès l’enfance à la fonction que je devais accomplir. J’étais fait en arrivant à Paris ; avant de quitter la Bretagne, ma vie était écrite d’avance. Bon gré, mal gré, et nonobstant tous mes efforts consciencieux en sens contraire, j’étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre à terre, un idéaliste se donnant inutilement beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradictions, rappelant l’hircocerf de la scolastique, qui avait deux natures. Une de mes moitiés devait être occupée à démolir l’autre, comme cet animal fabuleux de Clésias qui se mangeait les pattes sans s’en douter. C’est ce que ce grand observateur, Challemel-Lacour, a dit excellemment : « Il pense comme un homme, il sent comme une femme, il agit comme un enfant. » Je ne m’en plains pas, puisque cette constitution morale m’a procuré les plus vives jouissances intellectuelles qu’on puisse goûter.
(Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan)
Lecture conseillée :
- Souvenirs d’enfance et de jeunesse, E. Renan