Juste quelques lignes : je reprends de vieilles notes.
Les Travailleurs de la mer, le roman de Victor Hugo sur l’anankè des éléments publié en 1866, traite, pour reprendre ses mots, de « l’ordre profond du grand désordre naturel ». C’est la lutte de l’homme et de la mer, qui figure la lutte de l’écrivain en exil contre le régime impérial du « Petit ». Si Hugo a d’abord fulminé de colère, publiant dès 1853 Les Châtiments, ce recueil poétique terrible pour Napoléon Ⅲ, il s’est ensuite habitué, bon gré mal gré, à la solitude du bannissement. « La sérénité est intérieure, écrivait-il alors. C’est au dedans de nous qu’est notre printemps perpétuel. »
Mais je reviens aux Travailleurs de la mer, l’un des premiers romans naturalistes au sens propre du terme : je parle de cette esthétique littéraire où la science entre dans la poésie — c’est vers la même époque que Zola commence à publier. Roman naturaliste, roman socialiste aussi : le poète est encore en avance sur son temps — Le Capital ne sera publié qu’une année plus tard. Cependant les idées politiques de Hugo ne valent rarement plus que pour leur expression poétique ; alors, le lecteur me permettra de ne pas m’engager dans un examen du sens idéologique de l’œuvre qui ne mènerait nulle part, et de rester sur le style.
Victor Hugo était bien le fils de ses parents : une mère vendéenne, un père officier de la Révolution. Comme s’il fallait que son œuvre répondît en écho à cette double ascendance contradictoire, sa prose, comme ses vers, sont parcourus de figures d’opposition et de parallélisme. Les Travailleurs de la mer, entièrement bâtis sur une triple dualité du chiasme, du parallélisme et de l’oxymore, ne font pas exception à la tradition hugolienne : c’est Gilliatt et Lethierry, Durande et Déruchette, le songe et la pensée, la France et l’Angleterre — Jersey et Guernesey, qui sont un peu des deux —, mais aussi la terre et la mer. À ce propos, David Charles fait remarquer, dans sa « Présentation » aux Travailleurs (éd. LGF 2002), un peu précieusement peut-être, que le roman tout entier paraît englouti dans un gouffre, qui fait écho à la double disparition tragique pour l’auteur de sa fille Léopoldine et de la République.
La dernière phrase des Travailleurs de la mer : « Il n’y eut plus rien que la mer. », répond à la première de cette étonnante préface : « L’Atlantique ronge nos côtes. » Le roman tout entier s’abîme donc dans le gouffre creusé par la disparition de Léopoldine et de la République.
(« Présentation » de D. Charles, in Les Travailleurs de la mer, éd. LGF 2002)
Je passe sur les allusions plus ou moins subtiles à la réalité que l’on a cru pouvoir déceler dans les Travailleurs, et à propos desquelles Zola lui-même écrivait : « Ils fausseront le sens du livre, ceux qui voudront y voir trop d’allusions. » D’ailleurs, je ne me lancerai pas dans une vaste analyse qui ennuierait tout le monde ; il faut lire ce qu’ont écrit les grands professeurs sur l’Empereur du romantisme, Gustave Lanson, Paul Bénichou. Je ferai seulement une remarque, parce qu’elle m’a encore sauté aux yeux en lisant les Travailleurs, et qu’il ne me semble pas qu’elle soit suffisamment développée par ailleurs : celle-ci que Victor Hugo, dans la continuité de Ronsard (La Franciade), de Voltaire (La Henriade), a créé dans notre littérature un appel d’air où ses contemporains et successeurs, Zola, Flaubert, se sont engouffrés plus ou moins — cet appel d’air, c’est le registre épique.
Il semblait que l’eau fût incendiée. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, dans l’écueil et hors de l’écueil, toute la mer flamboyait. Ce flamboiement n’était pas rouge ; il n’avait rien de la grande flamme vivante des cratères et des fournaises. Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur la vague des plis de suaire. Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. Ce n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre.
C’était quelque chose comme l’embrasement livide d’un dedans de sépulcre par une flamme de rêve.
Qu’on se figure des ténèbres allumées.
(V. Hugo, Les Travailleurs de la mer)
Les épopées de Victor Hugo, bien sûr, n’ont rien de l’Enéide ou de la Chanson de Roland ; chez l’auteur des Misérables, « la forme épique enveloppe une âme lyrique » (G. Lanson) ; c’est moins dans la narration ou même dans l’idée qu’il exagère, mais dans le style : ce qui a pu lui valoir « le mot cruel que l’on sait : Jocrisse à Pathmos ».
Fi des mauvaises langues ! Victor Hugo est bête, mais « bête comme l’Himalaya » : il faut le lire comme un enfant. Les Travailleurs de la mer, en dépit de ses niaiseries, c’est magnifique, et peut-être le plus grand des romans de l’auteur, avec Quatre-vingt-treize. En 1866, date de la parution des Travailleurs, Hugo, titanesque et cyclopéen, domine le siècle comme Voltaire dominait le précédent, et Louis XIV celui d’avant. Olympio a ramené l’épique dans un siècle d’industrie ; il a pesé sur toute la littérature comme un géant oppresseur ; « Sur les rocs, écrivait-il en toute modestie, témoins de ma gloire, / J’écrirai mon sort » ; et sa mort, disait Mallarmé, fut un soulagement pour les poètes : ils pouvaient enfin respirer !
Lecture conseillée :
- V. Hugo, Les Travailleurs de la mer