Quo vadis ? de Sienkiewicz – Sublime et ridicule

L'incendie de Rome par Hubert Robert (1787), Musée de l'Hermitage
L'incendie de Rome par Hubert Robert (1787), Musée de l'Hermitage

On a quelque peu oublié de nos jours la frénésie considérable qui s’empara des foules après la parution de Quo vadis ?, roman-péplum du Polonais Henryk Sienkiewicz, mêlant dans un vaste ensemble historique passion d’amour, folie néronienne et martyre chrétien. Le succès pourtant fut considérable : des rééditions en série, des centaines de milliers d’exemplaires vendus à travers le monde, des traductions dans toutes les langues.
Il faut bien avouer que l’ouvrage, à défaut de grandes qualités littéraires, avait tout pour plaire à la plèbe, et n’a rien perdu d’ailleurs de son potentiel commercial (témoins les reparutions contemporaines) : et certes, alors même qu’il fut publié en Pologne en 1896, on jurerait qu’il fut écrit l’année dernière ! Il déroule de bout en bout une narration cinématographique parfaitement linéaire, construite selon un schéma des plus classiques ; chaque personnage est caractérisé, et leurs motivations particulières, si elles paraissent des plus simplistes, voire manichéennes, demeurent cependant contradictoires, invincibles et justifiées — d’où il résulte un récit tragico-romantique des plus efficaces. Puis, l’écriture est courante, trop peut-être ; la phrase qui va droit au but, dépouillée d’ornements, expose des idées primaires : elle est facile. On a comparé le style de Quo vadis ? à celui de Flaubert : rien de plus faux ! L’amateur du grand Normand ne retrouvera là rien de sa préciosité descriptive, en dépit de l’avalanche des mots latins, des descriptions urbaines et des références encyclopédiques. Je comparerais plus volontiers l’ouvrage de Sienkiewicz aux romans historiques à la Dumas : oui, cette vaste fresque monumentale, vibrante et pathétique, est moins à mon sens une œuvre de poète qu’un roman historique de la plus pure tradition populaire, où le désir de provoquer chez le lecteur une émotion tord allègrement le cou à la vérité historique, et où les sentiments sont tellement stéréotypés, qu’ils en deviennent à la fois ridicules et sublimes ; mais aussi la progression narrative gérée d’une main de maître monte peu à peu en puissance, culmine en un bouquet final étourdissant, — qui coïncide évidemment avec l’incendie de Rome et le massacre des chrétiens —, et si l’esthète ne trouve rien là digne d’être cité, le consommateur d’émotions, en revanche, sue et frissonne, les yeux exorbités sur les pages qu’il tourne frénétiquement !

La publication de Quo Vadis ? dans la Revue blanche en juin 1900 fut un événement. L’œuvre connut aussitôt un succès considérable : un an plus tard, on en était déjà à 340 rééditions (de 500 exemplaires chacune, il est vrai), et en 1903, le tirage atteignait 200 000 exemplaires. Marja Kosko dans sa scrupuleuse et passionnante étude sur La Fortune de Quo Vadis ? en France a parlé de l’extraordinaire popularité de cette œuvre : quand on se rencontrait dans la rue, on ne disait plus : « Où vas-tu ? » mais « Quo vadis ? », on ironisait dans les salons sur les « quovadiseurs » et les « quovadiseuses », on s’étonnait de la « sienkiewite » aiguë qui s’était emparée du public français, tandis que le rigoureux Péguy annonçait dans Les Cahiers de la Quinzaine, qui venaient de paraître, qu’il ne donnerait en prime à ses lecteurs « ni un réveille-matin ni les cours de la Bourse ni un roman de Sienkiewicz ni une cave à liqueurs… ».
(« Introduction » d’Yves Avril, in Quo vadis ?, H. Sienkiewicz, LGF 2001)

L’on ajoutera que Sienkiewicz reçut grâce à Quo vadis ? le prix Nobel en 1905. Son récit, cinquante ans plus tard, adapté au cinéma, lancera encore la glorieuse époque d’Hollywood-sur-Tibre, d’où naîtront également Ben-Hur et Cléopâtre
Un tel succès devait charrier nécessairement son flot de réprobations. Elles ne tardèrent pas. Les chrétiens reprochaient à l’œuvre de dénaturer le christianisme ; les patriotes français, à l’auteur son patriotisme polonais ; et les critiques littéraires, à l’écriture de n’être qu’un plagiat des Martyrs de Chateaubriand, d’Acté de Dumas ou encore de L’Antéchrist de Renan.

C’est un comble, en vérité, que les chrétiens aient blâmé ce roman : il est une ode au christianisme ! Il constitue même la meilleure réponse aux stupides calomniateurs contemporains de cette religion de l’amour et de la charité, de la paix et de l’égalité, du pardon et de l’humilité ; il démontre admirablement ce qu’elle fut véritablement, non pas un sectarisme de croisade, non pas un délire inquisitorial, mais l’adoration d’un dieu modeste et aimant, qui par mimétisme devait renverser l’inégalité païenne, ses orgies et sa cruauté. « Si Néron avait été chrétien ? » — est l’interrogation qui traverse le livre. S’il avait été chrétien, il eût adoré le Christ ; il eût cherché à se conformer à ses commandements ; il eût cherché à imiter sa vie trois fois sainte, divine — et sans aucun doute, il eût abandonné ses vanités morbides. Chrétien, dit-on, tu mènes une vie austère ; païen, répond-il, pourtant mon cœur déborde de joie, et toi, dans tes orgies, tu crains la mort sans cesse !

« Toi aussi, tu as connu Paul de Tarse, et souvent tu as eu avec lui de longs entretiens. Mieux que quiconque tu es à même de comprendre que, comparées à son enseignement, toutes les doctrines de vos philosophes et de vos rhéteurs ne sont que vains simulacres et bourdonnements. Te souviens-tu de sa question : “Et si César était chrétien, ne vous sentiriez-vous pas plus en sûreté, plus certains de posséder ce que vous possédez, libres de terreurs et sûrs du lendemain ?” Tu me disais que notre vérité était ennemie de la vie. Eh bien, je puis te répondre que si depuis le commencement de ma lettre je ne répétais que ces trois mots : “Je suis heureux !”, j’aurais encore mal exprimé mon bonheur. »
(Quo vadis ?, H. Sienkiewicz)

Je ne m’attarderai pas sur l’argument des patriotes ; chacun comprendra l’illogisme de condamner chez les autres la doctrine que l’on porte chez soi. Il est vrai cependant que Quo vadis ? est un « roman patriotique » (Y. Avril) : les Lygiens, ce sont les Polonais, et la Lygie, la Pologne : terre des belles filles et des géants, des aurochs et des forêts profondes ! Quant à l’argument du plagiat, il faut avoir lu L’Antéchrist, Acté et Les Martyrs, pour le balayer d’un haussement des sourcils… rien de commun entre ces différents ouvrages, à part le thème — mais l’inspiration n’est pas le plagiat, heureusement pour l’art !

Si je devais pour ma part adresser trois critiques au livre de H. Sienkiewicz, elles porteraient plutôt sur sa faiblesse psychologique, ses lacunes historiques, et sa vision du christianisme. Le lecteur habitué au réalisme français — la colonne vertébrale de presque toute sa littérature — regrettera en effet la pauvreté psychologique des personnages : nous sommes très loin des rivages de Proust et de Bovary, de Balzac et de Stendhal ; ici le manichéisme triomphe, et le pathétique est l’argument suprême des plaidoiries. Puis le christianisme de l’auteur s’avère tantôt prématurément occidentalisé, tantôt trop proche du pur message évangélique ; ainsi, son Pierre et son Paul, ses premiers chrétiens, ses fidèles ne ressemblent en rien à ceux de Renan, dont je recommande chaleureusement L’Histoire des origines du christianisme.
Sienkiewicz à l’évidence s’est inspiré de Renan, mais aussi de Suétone et de Tacite, de Pétrone, de Sénèque, de Martial, de Pline et de Juvénal ; pourtant l’on ne retrouve rien de vrai dans son œuvre, seulement une « couleur historique » propre à un certain romantisme, qui se veut moins reconstitution fidèle, que représentation codifiée. Les clichés abondent, sur Néron notamment, caricature du tyran. Yves Avril, dans son « Introduction », compare Sienkiewicz à Delacroix, avec raison ; chercher l’histoire de Rome et de Néron dans Quo vadis ?, c’est comme chercher l’histoire de France et de Richelieu dans Les Trois mousquetaires : ce n’est pas sérieux… mais comme c’est plaisant !

 

Lecture conseillée :

  • Sienkiewicz, Henryk, Quo vadis ?, Paris, éd. LGF, coll. « Livre de Poche », 2001

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