Cléopâtre, de Jean Bertheroy – Une trouvaille inespérée

Jean Bertheroy (Joseph Uzanne, Album Mariani, Librairie Henri Floury, Paris, vol V, 1900)
Jean Bertheroy (Joseph Uzanne, Album Mariani, Librairie Henri Floury, Paris, vol V, 1900)

On a beau connaître la littérature, on fait parfois de ces trouvailles inespérées, que l’on croyait réservées aux obscurs boutiquiers de livres anciens.

C’est en cherchant pour l’écriture de ma Cléopâtre une documentation la plus généreuse de détails, que je découvris Jean Bertheroy, auteur justement d’une Cléopâtre. Ce fut le coup de foudre ! À mes yeux ravis se découvrait, page après page, un double de Flaubert, de Gautier, un frère jumeau dont le style, l’élégance et la poésie, n’avaient rien à envier à ces deux puissants maîtres de la littérature. J’appelai aussitôt tous les libraires de la Touraine : Jean Bertheroy ? inconnue au bataillon ! — et il me fallut péniblement commander ses ouvrages, non réédités depuis plus de cent ans, de toute la France et de l’Italie, à partir des sites de vente aux enchères.

Ses titres déjà me faisaient rêver : ils sonnent comme des poésies — Sybaris, Les Vierges de Syracuse, Le Tourment d’aimerAmour, où est ta victoire ? J’avais tant d’impatience à recevoir Cléopâtre que je m’attendais presque à en être déçu, par contraste ; heureusement, je lisais dans l’intervalle Quo vadis ?, de Sienkiewicz — le contraste joua donc, mais dans un sens favorable à Jean Bertheroy.

Tous ces gens s’étaient amassés sur le rivage ; soudain un immense cri de joie sortit à la fois de leurs poitrines ; ils venaient d’apercevoir, quittant le port royal d’Alexandrie, la trirème d’or de Cléopâtre et d’Antoine qui arrivait lentement, laissant derrière elle un immense nuage bleu, la fumée de l’encens brûlé à la poupe.
À mesure que l’embarcation se rapprochait, les acclamations augmentaient. Quand elle fut près d’aborder, ce devint du délire ; les cris de la multitude couvraient le chœur des musiciens qui s’étaient rangés pour faire cortège à la nouvelle Isis et au fils d’Hercule.
Revêtue de la robe isiaque, Cléopâtre s’avança. L’image de l’urœus sacré ombrageait son front ; ses yeux, dont la couleur était changeante, regardaient loin devant eux ; ils semblaient refléter l’infini des flots et les abîmes plus insondables encore de son cœur.
(Cléopâtre, J. Bertheroy)

Mais qui est donc Jean Bertheroy ? Je ne sais rien de cette auteur (car c’est une femme), à part qu’elle naquit Berthe le Barillier en 1858, et mourut en 1927 ; qu’elle publia au Figaro ainsi qu’à la Revue des deux Mondes ; qu’elle reçut la légion d’honneur et pas moins de trois prix de l’Académie française ; qu’elle écrivit un nombre conséquent de poésies ainsi que de romans historiques, la plupart sur l’Antiquité ; enfin, que le collectionneur dénichera plus facilement ses autographes que ses ouvrages (à des prix abordables). Jean Bertheroy n’est pas une romancière, mais une poète ; son style est un rêve : elle est un artisan du livre, formée à la meilleur école, celle de Gautier que je citais — il y a, dans l’ennui de sa Cléopâtre, une reprise manifeste de la nouvelle du parnassien théoricien de l’Art pour l’art : Une nuit de Cléopâtre. Bertheroy vient du Parnasse, demeure des Muses ; point de politique chez elle, point d’idéal, à part celui de l’ART, l’art entendu comme l’Idée supérieure du Beau, platonicienne. Elle ne cherche dans la phrase presque rien d’autre que le rythme, la balance des virgules, la préciosité du langage — la cristalline sonorité des mots. Sa lecture, insupportable aux consommateurs d’émotions, doit être pour les esthètes une prose admirable, ensorcelante. Qui a déjà fait l’expérience de l’écriture, qui en connaît la technique et l’arduité, ne peut que reconnaître chez elle sinon le génie, du moins la maîtrise.

« La reine vous a cru mort et, selon le serment que vous avez échangé, elle n’a pas voulu vous survivre. Elle s’est tuée ce matin dans le temple d’Isis Lochias. »
Alors Antoine poussa un cri strident, et ce fut une chose étrange pour le Grand Prêtre, habitué à saisir dans une seule note toutes les vibrations d’une âme, de percevoir dans ce cri un sentiment de soulagement et de joie. C’est que le triumvir avait douté de Cléopâtre ; il n’avait pas d’inquiétude plus poignante que celle de la voir appartenir à César Octave ; cela le lancinait comme un dard, dont la pointe, à chaque nouvelle défaite, lui entrait plus profondément dans le cœur. Et maintenant il la retrouvait au contraire telle qu’il l’avait connue au moment de leur vive tendresse, l’attendant à ce rendez-vous dans la mort, qu’ils s’étaient donné comme le but suprême de leurs amours.
Il ôta sa cuirasse et, se tournant vers Magas :
« Tu vas voir, lui dit-il, comment un Romain sait mourir. »
Lentement dans sa poitrine il enfonça la lame de son épée ; son sang gicla, puis retomba sur l’onyx des dalles, en larges gouttes, comme une pluie de rubis étincelants.
Le chef barbare en eut le visage éclaboussé. Sans effacer cette traînée sanglante, il s’éloigna recueilli. Ses yeux venaient de s’ouvrir à des horizons nouveaux, où lui apparaissaient pour la première fois les tendresses immarcessibles et l’amour plus fort que la mort.
(Cléopâtre, J. Bertheroy)

Jean Bertheroy, à l’heure du langage populaire en cent quarante caractères, a toutes les chances de déplaire. L’industrie a remplacé l’artisanat ; l’Utilitarisme étouffe le Beau, il disparaît. La littérature, comme la cuisine, suppose pour être appréciée une certaine éducation ; dans cette époque de nivellement général vers le bas où se perd l’éducation, où la masse consommatrice a tout pouvoir, la poésie ne se vend plus, elle décline et meurt. Qui lit des vers aujourd’hui ? Des descriptions pleines de mots inconnus, qui semblent des lampas sertis d’émeraudes, sans une pointe de fatigue ou même d’agacement ? — et les ignorants demeurent constamment inattentifs à la beauté, comme les touristes en Grèce trouvent pédante la sculpture classique, comme les peintres contemporains crachent leur venin haineux sur Bouguereau, Gérôme et les grands figuratifs, comme l’empereur Joseph jugeait Mozart trop difficile !

Si donc, lecteurs, l’éditoriale médiocrité vous lasse, précipitez-vous chez les bouquinistes, achetez n’importe quel livre ancien, car le moindre des romanciers du dix-neuvième vaudra toujours mieux que nos auteurs les plus vendus — et plutôt que les derniers prix à la mode lisez ou relisez, pourquoi pas ? la prose poétique de Jean Bertheroy, et rappelez-vous ainsi ce que c’est, la littérature.

 

Lecture conseillée :

  • Cléopâtre, Jean Bertheroy

Si vous aimez ces articles ainsi que la littérature classique, découvrez mes ouvrages publiés.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *