Les éditions des Belles Lettres ont fait paraître récemment une succession d’ouvrages de vulgarisation sur la Grèce antique et l’histoire de Rome, écrits par Isaac Asimov (illustrations de B. Van Blancke). Moi qui me veux habituellement critique de ce genre de procédé (la vulgarisation), comme de ces lectures trop faciles données aux élèves par les professeurs, je n’ai pu me garder de cette pensée que l’on distribuerait assez utilement aux collégiens, ou aux lycéens, ces résumés à gros traits de l’Antiquité, qui se lisent en deux ou trois heures.
Asimov, touché par la grâce du style antique, abrège l’histoire complexe de Rome avec un esprit de synthèse admirable. On connaît l’incipit fameux de la Guerre des Gaules (César), érigé en modèle de clarté et de précision : Toute la Gaule est divisée en trois parties, etc. Ici, l’auteur de Fondation prend exemple sur les Anciens : À l’ouest du continent européen, enveloppé par la mer Méditerranée, etc. Et de dérouler, après ces quelques indications géographiques, la longue histoire de Rome depuis l’arrivée d’Énée en Italie jusqu’au triomphe d’Octave, chronologiquement, d’un long trait de plume droit et sans bavure. Ce sont Romulus et Rémus, l’enlèvement des Sabines, le combat des Horaces et des Curiaces (« Périsse ainsi toute Romaine qui ose pleurer la mort d’un ennemi »), Tarquin et Brutus (qui fit exécuter ses deux fils parce qu’ils réclamaient le retour des Tarquins : à Rome, le devoir passe au-dessus des sentiments), Mucius et Porsenna ; puis Cincinnatus, Camille et Brennus (les Oies du Capitole auront été vaines : Vae victis !), Hannibal, les guerres d’Espagne, d’Orient, d’Afrique, les batailles fameuses (Cannes, Zama, Cynocéphales), enfin toute cette période étonnante qui commence avec les Gracques et s’achève dans la mort de Cléopâtre, où l’on voit paraître Jugurtha, Marius et Sylla, Crassus et Pompée, Antoine et César, — Cicéron —, et qui fit dire à un poète espagnol : « L’utopie, — tout ce qui n’est pas arrivé dans l’histoire romaine. » Et dans tout cela passe de grands noms qui nous rappellent à quel point l’histoire de Rome influença la littérature, Coriolan (Shakespeare), Archimède (J. Bertheroy), Mithridate (Racine), Hamilcar (G. Flaubert). Pharsale est finalement le triomphe de César ; Philippes, celui d’Antoine ; Actium celui d’Octave, avant la grande Pax Romana.
Octave avait maintenant atteint les sommets. Cela faisait tout juste cent ans depuis les tentatives de réforme de Tiberius Gracchus ; et un siècle de chaos politique, scandé par quatre guerres civiles, était arrivé à sa fin. De grands noms avaient brillé pendant ces cent années : Marius, Sylla, Pompée, César, Marc Antoine, mais il ne restait plus maintenant qu’Octave.
Il n’y avait plus d’ennemi ni d’opposition à craindre. Octave était, en 30, le maître absolu de tout le monde romain. Le 11 janvier 29 (724 AUC.), le temple de Janus était fermé pour la première fois depuis deux cents ans. C’était la paix, enfin.
Si l’auteur prévient au début de son livre que son histoire s’en tiendra à la guerre et à la politique (mais il ne faut pas oublier, bien sûr, que l’histoire ne se limite pas à cela), il ne néglige pas pour autant ni les institutions (la loi des Douze Tables, le fonctionnement de la République), ni l’économie lorsqu’il est pertinent de l’évoquer, ni les écrivains : Plaute, Terence, Polybe, Lucrèce et beaucoup d’autres.
Comment ne pas songer aux Considérations de Montesquieu ? sans doute le philosophe dépassait-il le vulgarisateur, et de loin, en matière de style et de commentaire (à ce propos, Asimov, parfois, fait pouffer de rire : « même dans les pires périodes de l’histoire, il y a des magistrats honnêtes, hier comme aujourd’hui ») ; il n’empêche : quelques belles formules bien senties font comprendre admirablement, en peu de mots, ce qu’il ne serait pas nécessaire de développer outre mesure dans ce genre d’ouvrage ; par exemple, au sujet de la supériorité de la légion sur la phalange, qui explique aussi les prodigieux succès militaires de Rome : « La phalange était un poing puissant et fatal mais qui ne pouvait jamais s’ouvrir. La légion était une main dont les doigts pouvaient s’écarter, agilement et habilement, mais aussi se refermer à tout moment pour former à son tour un poing ». Puis, Asimov n’omet jamais de tirer les enseignements qui s’imposent de cette succession d’événements dont la suite allait montrer qu’elle se répéterait inlassablement : ainsi de celui-ci, qu’on n’appelle pas à l’aide une puissance étrangère voisine sans prendre le risque d’être dévoré ; ou de celui-là, qu’il vaut mieux écraser dans l’œuf une puissance montante, avant qu’il ne soit trop tard… On aurait tort d’ailleurs de trop déconsidérer l’auteur des Robots : il n’est pas dupe de ses sources ; la dépravation d’Antoine ? De toute évidence, les rapports étaient exagérés, et cela convenait fort bien à Octave.
Quel dommage que l’Antiquité soit tombée en désuétude ; Plutarque a disparu des bibliothèques ; on ignore le grec et le latin. La République romaine, d’Isaac Asimov, c’est un genre de « bref » de Plutarque écrit au goût du jour : en attendant un grand retour aux humanités, consolons-nous avec cela, faute de mieux.