Jules César, de Shakespeare – L’enfer pavé de bonnes intentions

Charles A. Buchel, Herbert Beerbohm Tree (1852-1917), en Marc Antoine dans 'Jules César' de William Shakespeare
Buchel, Charles A.; Herbert Beerbohm Tree (1852-1917), as Mark Anthony in 'Julius Caesar' by William Shakespeare; Theatre Collection; http://www.artuk.org/artworks/herbert-beerbohm-tree-18521917-as-mark-anthony-in-julius-caesar-by-william-shakespeare-30507

Shakespeare demeure bien mystérieux. Peut-être ne fut-il qu’un fantôme, un esprit comme il y en a tant dans ses pièces, dans Macbeth, dans Hamlet bien sûr, dans Jules César aussi, quand le corps mort de l’Imperator apparaît à Brutus effaré – cet « homme de pensée jeté dans l’action » (G. Landré, éd. Flammarion, coll « GF », 1965), ainsi qu’Hamlet, justement.

Nous ne savons à peu près rien de l’éducation, de la religion, de [Shakespeare] ; aucun de ses « portraits », même le buste de l’église de Stratford, ne semble authentique. Les rares signatures que nous avons de lui n’ont pas la même orthographe. Nous n’avons aucune lettre écrite par lui, et nous n’en avons qu’une seule qui lui soit adressée. Nous ne possédons pas les manuscrits de ses pièces.
(G. Landré, préface, in Jules César…, Shakespeare, GF-Flammarion 1965)

Alors, Shakespeare fut-il réellement un spectre, c’est-à-dire un pseudonyme de Francis Bacon ou du comte de Derby ? En dépit de son apparence vulgairement complotiste, cette thèse, pas si absurde qu’il n’y paraît, est défendue par les spécialistes avec beaucoup de convictions.

Mais peu importe ! Ce n’est pas notre sujet. Notre sujet, c’est Jules César, cette pièce intemporelle sur ce meurtre intemporel, celui de César par les sénateurs. Crime fameux, cas d’école de l’adage selon lequel l’enfer est pavé de bonnes intentions. Car les sénateurs, à vouloir faire le bien (id est sauver la république de la tyrannie) ont commis « le crime le plus stupide de l’histoire », pour reprendre le mot de Goethe, et considérablement aggravé le mal qu’ils cherchaient à guérir.

« Avec vos mauvais coups, Brutus, dit Octave au prétendu fils de César – et descendant du Brutus qui renversa le dernier roi de Rome –, vous donnez de bonnes paroles » (Jules César, acte V, scène I). Voilà qui est dit ! Mais quel mauvais coup Octave reproche-t-il à Brutus ? Celui de s’être cru au temps de Tarquin ; celui d’avoir pensé qu’il allait abattre le tyran, sauver la grandeur de Rome, être porté en triomphe par le peuple libre, alors que « la situation », reconnaît même Plutarque, « exigeait une monarchie ». Aveuglement ! Espoir insensé, que l’histoire ne lui pardonnera pas ; car le peuple ne réclame jamais tant la liberté que la sécurité, et il tend plus volontiers ses deux poings liés à celui qui lui offre son épée pour le défendre, que sa poitrine libre et découverte à l’agresseur qui va la pourfendre.
Le peuple en vérité idolâtre César, au point de se moquer superbement de sa liberté.
César, le seul homme alors capable de sauver la chose romaine, ce « corps sans tête » et cette « tête sans corps », pour reprendre, cette fois-ci, les mots de Catilina.

Corps sans tête : Le Sénat, ballotté au gré des événements, n’est plus à même d’imposer sa loi aux factions rivales.
Tête sans corps : Toutes les populations assujetties au hasard des conquêtes – Germains, Gaulois, Ibères, Grecs, Asiates, Syriens, Numides et Africains – forment un ensemble disparate, qu’aucun pouvoir central n’harmonise ni ne coordonne. Donner la tête qui convient à ce corps grandissant ; remembrer ce corps à l’image de sa tête nouvelle, telle va être la tâche de la nouvelle génération.
(Cléopâtre, Jacques Benoist-Méchin)

Eh bien ! Cette « tâche », elle eût été accomplie en un instant par César ; mais les conjurés, en l’assassinant, non seulement n’empêchèrent nullement Octave de mettre un terme à la République, mais reportèrent de quinze années la chute inéluctable d’un régime déjà perdu – quinze années de guerres civiles effroyables, meurtrières et fratricides.
Shakespeare, qui connaît la suite de l’histoire, fait ainsi pleurer son Marc-Antoine sur le cadavre de César assassiné :

Malheur à la main qui a versé ce sang précieux ! Ici, sur tes plaies, qui, comme autant de bouches muettes, entrouvrent leurs lèvres de rubis pour invoquer l’accent et le cri de ma voix, voici ce que je prophétise. La malédiction va s’abattre sur la tête des hommes : la furie domestique et l’atroce guerre civile bouleverseront toutes les parties de l’Italie ! Le sang et la destruction seront choses si banales, et les objets d’horreur si familiers, que les mères ne feront que sourire en voyant leurs enfants écartelés par les mains de la guerre ! Toute pitié sera étouffée par l’habitude des actions féroces ! Et l’esprit de César, acharné à la vengeance, ayant près de lui Até accourue toute brûlante de l’enfer, ira dans ces contrées criant d’une voix souveraine : Pas de quartier ! et déchaînera les chiens de la guerre, de telle sorte qu’enfin cet acte hideux exhalera partout, au-dessus de la terre, l’odeur des cadavres implorant la sépulture !
(Shakespeare, Jules César, acte III, scène I)

Et le futur Triumvir d’ajouter plus loin, terrible, après avoir retourné à sa cause la foule inconstante : « Mal, te voilà déchaîné, suis le cours qu’il te plaira. »

Ce serait pourtant une erreur d’analyser cette pièce comme une adaptation de l’adage sur l’enfer ; Shakespeare, bien au contraire, qui s’appuie sur le grec Plutarque exclusivement, comprend mal cette réalité atroce que l’acte de Brutus, par sa justice même, fut infiniment préjudiciable aux hommes et fit couler plus de sang qu’il eût jamais dû en couler. Et son Jules César se veut plutôt favorable à Brutus, grand d’âme, noble et désintéressé :

[Shakespeare] interprète les Romains que lui fournit [Plutarque]. Son Jules César est pâle, faible, sénile, a-t-on pu dire, et cela pour que Brutus apparaisse moins coupable, et plus noble par contraste. Le drame condamne Brutus, puisque l’histoire l’avait condamné, mais le personnage reste admirable à côté d’un César qui en vérité ne l’est guère.
(G. Landré, notice, in Jules César…, Shakespeare, GF-Flammarion 1965)

Ce Brutus en effet, obnubilé par la mort (il en parle à Cassius, à Messala, en des termes qui rappellent curieusement Bossuet, c’est-à-dire en trouvant lâche de la vouloir devancer, et idiot d’en être surpris invariablement), est aussi pétri de justice, roide et verbeux comme un révolutionnaire de la Terreur. À force de raisonnement, il condamne César non pour ce qu’il a fait (« Pour dire la vérité sur César, avoue-t-il, je n’ai jamais vu que ses passions dominassent sa raison »), mais pour ce qu’il risque de commettre une fois qu’il sera au pouvoir. Ce père La Morale, qui s’essouffle en grandes déclarations (« J’aimerais mieux monnayer mon cœur et couler mon sang en drachmes que d’extorquer de la main durcie des paysans leur misérable obole par des voies iniques »), idolâtre la justice et la liberté ; et, à force de raisonnement dans les limbes, assassine un homme pour un crime dont il risquera peut-être plus tard de se rendre coupable (!), au nom de sa justice, prétendue élevée, mais sûrement très personnelle et subjective !

Chacun peut lire Shakespeare différemment, c’est bien en cela qu’il est si génial ; d’ailleurs, puisqu’il ne nous reste de lui que le texte brut, l’intention d’auteur nous est masquée ; peut-être que si nous en savions plus à son propos, nous perdrions du même coup un peu de la valeur de ses textes ? J’ai lu pour ma part, dans cette pièce, une mise en garde du danger qui réside dans la recherche d’une pureté morale inatteignable ; dans cette conviction d’avoir la raison pour soi, une raison toujours censément objective, et qui trop souvent va dans le sens unique de celui qui la professe ; cette raison suprême qui fit les révolutionnaires, passionnés par le monde antique, professer les droits fondamentaux, puis décapiter à tour de bras, en leurs noms ; cette raison suprême qui honora tant Brutus, en même temps qu’elle le poussait à commettre la pire des abominations, un acte contraire à la justice, à l’honneur et à la raison !
Mais, reconnaissons-le, il y a aussi de la grandeur, dans l’esprit de cet homme qui ne doute de rien, et jusqu’à la mort vit drapé dans ses principes, tel un Robespierre du passé ; et cela seul justifie bien assez cet ultime éloge d’Antoine sur le cadavre encore chaud de son ennemi, après Philippes :

De tous les Romains, ce fut là le plus noble. Tous les conspirateurs, excepté lui, n’agirent que par envie contre le grand César ; lui seul pensait loyalement à l’intérêt général et au bien public, en se joignant à eux. Sa vie était paisible, et les éléments si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever et dire au monde entier : « C’était un homme ! »
(Shakespeare, Jules César, acte V, scène V)

« Shakespeare, écrit G. Landré, [a peint ses personnages] avec tant de profondeur et de vérité qu’ils débordent de leur cadre pour devenir des hommes et des femmes de tous les temps. » C’est, à quelques mots près, la même remarque que M. Florenne, dans l’édition LGF d’Hamlet Othello Macbeth (1984), quand il énonce, à propos d’Hamlet, qu’il « est, n’est rien de moins que tout l’homme ».

Et certes, comme l’on comprend Brutus, dans cette pièce ! Quand il émeut la foule, après le meurtre de César, c’est le lecteur qui est ému :

Ce n’est pas que j’aimasse moins César, mais j’aimais Rome davantage. Eussiez-vous préférez voir César vivant et mourir tous esclaves, plutôt que de voir César mort et de vivre tous libres ? César m’aimait, et je le pleure ; il fut fortuné, et je m’en réjouis ; il fut vaillant, et je l’en admire ; mais il fut ambitieux, et je l’ai tué !
(Shakespeare, Jules César, acte III, scène II)

Et d’ajouter, prenant la foule à partie : « Je n’ai fait à César que ce que vous feriez à Brutus. »

 

Lecture conseillée :

  • Shakespeare, Titus Andronicus. Jules César. Antoine et Cléopâtre. Coriolan, Paris, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF », 1965

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