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César, qui poursuivit son rival Pompée jusqu’en terre d’Égypte, aima sa reine, Cléopâtre. Ensemble ils défirent leurs ennemis – les alliés de Ptolémée qui divisaient l’Égypte, et ceux de Pompée qui divisaient la République –, voyagèrent sur le Nil puis s’en revinrent à Rome, triomphants.
Aux Jardins transtibérins, ils s’aimèrent encore, plus passionnément peut-être qu’à Lochias. Mais César périt assassiné sous les coups des sénateurs ; et Cléopâtre, haïe par la foule, dut s’enfuir jusqu’à la cité d’Alexandrie.
Comme si le souffle du large lui avait rendu son courage, c’est avec le désir invincible de reprendre la lutte qu’elle cingla vers son pays, à travers la Méditerranée. […] César était mort, mais sa personnalité puissante revivait dans son fils. Antoine serait le champion de l’enfant, puisqu’en servant sa cause, il servirait ses propres ambitions.
(Cléopâtre, Arthur Weigall)
Les conjurés avaient cru sauver la République ; le Sénat cependant confia le pouvoir à trois hommes du parti césarien, Antoine, Octave et Lépide. Les chefs des assassins, Brutus et Cassius, se réfugièrent en Macédoine ; Antoine les pourchassa impitoyablement, et les vainquit à Philippes. Alors, Antoine, décrété par le Sénat maître de l’Orient, poursuivit sa marche triomphale à travers la Grèce et l’Asie mineure. À Tarse, au bord du Cydnus, il convoqua Cléopâtre : était-il vrai qu’elle avait comploté avec Brutus et Cassius, au lendemain du meurtre ? Elle devait à Rome des explications !
Il l’attendait assis sur le siège de son tribunal. Elle vint parée des atours de Vénus à bord d’une nef royale et fantastique, avec des bancs de rames à monture d’argent, et des voiles de pourpre ; les timoniers manœuvraient les gouvernails sous un abri d’or en forme de tête d’éléphant ; des esclaves déguisées en Nymphes, en Grâces, dansaient en jetant dans l’eau des pétales de fleurs ; les harpes et les flûtes jouaient une mélodie, les parfums brûlaient, des éphèbes éventaient la reine avec des plumes d’autruche, éclatantes et bouffantes. Et Antoine qui devait la juger l’aima finalement, comme César, plus encore que César.
ÉNOBARBUS : […] Le bateau où elle était assise, pareil à un trône étincelant, flamboyait sur l’eau ; la poupe était d’or battu ; les voiles, de pourpre, et si parfumées que les vents se pâmaient sur elles ; les rames étaient d’argent : maniées en cadence au son des flûtes, elles forçaient l’eau qu’elles chassaient à revenir plus vite, comme amoureuse de leurs coups. Quant à sa personne, elle appauvrissait toute description : couchée sous un pavillon de drap d’or, elle effaçait cette Vénus où nous voyons l’art surpasser la nature ; à ses côtés, des enfants aux gracieuses fossettes, pareils à des Cupidons souriants, se tenaient avec des éventails diaprés, dont le souffle semblait enflammer les joues délicates qu’il rafraîchissait et faire ce qu’il défaisait.
AGRIPPA : Ô splendide spectacle pour Antoine !
ÉNOBARBUS : Ses femmes, comme autant de Néréides, ou de fées des eaux, lui obéissaient sur un regard, et s’inclinaient dans les plus jolies attitudes. Au timon, c’est une sirène qu’on croirait voir commander ; les cordages de soie frémissent au contact de ces mains, moelleuses comme des fleurs, qui font lestement la manœuvre. Du bateau, un étrange et invisible parfum frappe les sens des quais adjacents. La cité avait jeté tout son peuple au-devant d’elle ; et Antoine, assis sur un trône au milieu de la place publique, y restait seul, jetant ses sifflements à l’air qui, si le vide avait été possible, serait allé aussi contempler Cléopâtre et aurait fait une brèche à la nature !
AGRIPPA : La rare Égyptienne !
ÉNOBARBUS : Quand elle fut descendue en terre, Antoine l’envoya convier à souper. Elle répliqua qu’il valait mieux qu’il fût son hôte, et le décida. Notre courtois Antoine, à qui jamais femme n’a entendu dire le mot non, se fait raser dix fois, va au festin, et, pour écot, donne son cœur en payement de ce que ses yeux ont dévoré.
AGRIPPA : Royale gourgandine ! elle a forcé le grand César à mettre son épée au lit ; il l’a labourée ; et elle a porté moisson.
ÉNOBARBUS : Je l’ai vue une fois dans la rue sauter quarante pas à cloche-pied : ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, si gracieuse qu’elle faisait d’une défaillance une beauté, et qu’à bout de respiration, elle respirait le charme.
(Shakespeare, Cléopâtre, acte II, scène II)
La reine d’Égypte enivra le Triumvir : « Donnez-moi de la musique, de la musique, ce mélancolique aliment de nous tous, les affairés d’amour ! » (acte III, scène V). Et quand de Tarse elle fut lasse, elle le mena jusque dans son antre, au palais d’Alexandrie.
Antoine, là-bas, quitta sa toge romaine pour la chlamyde et les cothurnes ; Cléopâtre s’abandonna ; ils se désirèrent, oublièrent le monde et s’étourdirent en fêtes, pareils à des dieux, Aphrodite et Bacchus – malgré la guerre et la politique, malgré Fulvie même, l’épouse d’Antoine.
ANTOINE : Que Rome s’effondre dans le Tibre ! et que l’arche immense de l’Empire édifié s’écroule ! Voici mon univers ! Les royaumes ne sont que fange ; notre fumier terrestre nourrit également la bête et l’homme. La noblesse de la vie, c’est de s’embrasser ainsi (il embrasse Cléopâtre), quand un couple si bien appareillé, quand deux êtres comme nous peuvent le faire ! Dans cette sublime étreinte, j’enjoins au monde entier, sous peine de châtiment, de reconnaître que nous sommes incomparables !
CLÉOPÂTRE : Excellente imposture ! Pourquoi eût-il épousé Fulvie, s’il ne l’aimait pas ? Je ne suis pas la folle que je veux paraître : Antoine sera toujours lui-même…
ANTOINE : Sans cesse aimé par Cléopâtre. Ah ! pour l’amour de mon amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en conférences ardues. Il n’est pas une minute de notre existence qui doive se prolonger désormais sans quelque plaisir : quelle fête ce soir ?
(Shakespeare, Cléopâtre, acte I, scène II)
Mais cet amour était faux. Antoine n’aimait de Cléopâtre que la richesse qu’elle lui pouvait apporter ; et Cléopâtre n’aimait d’Antoine que la force qu’il possédait, et qui pouvait servir à ses grands projets. Ainsi, en même temps qu’elle le désirait passionnément, elle s’agaçait de ses négligences ; et en même temps qu’il titubait d’ivresse, il lui reprochait sa légèreté : « Si votre royauté n’avait la frivolité pour sujette, je vous prendrais pour la frivolité même. »
Antoine enfin, cédant aux nécessités, revint à Rome. Sa femme Fulvie avait tenté de renverser Octave ; elle périt et Antoine, contre toute attente, pour se réconcilier avec le triumvir Octave épousa sa sœur, Octavie. « Il n’a épousé ici que l’occasion », sans doute ; « C’est en Orient qu’est mon plaisir », dit-il. Il n’empêche : quatre années durant, il demeura dans la ville d’Athènes avec son épouse, jouant toujours à Bacchus, mais seul, et négligeant Cléopâtre entièrement.
L’homme était d’action cependant, et ne se fût jamais satisfait d’une vie d’oisiveté ; lorsque trop longtemps il s’était vautré dans le loisir, sa fureur de guerre le reprenait, de bataille et de triomphe. Il n’eût pu résister à l’appel de l’Orient, d’une gloire éternelle, d’un empire – Parthe – qui s’offrait, de la taille d’Alexandre… et de la reine d’Égypte, de ses charmes, de sa beauté transcendante ! « L’inconstance d’Antoine, écrit J. Benoist-Méchin (Cléopâtre), et ses impulsions irraisonnées rendent chacun de ses actes absolument imprévisible. Soudain, Athènes l’ennuie et Octavie l’assomme. Du jour au lendemain, il la renvoie en Italie. »
« Cléopâtre l’a rappelé d’un signe », dit à sa sœur l’Octave de Shakespeare. À Antioche les amants se rejoignirent. Antoine, fou d’amour, tomba dans tous les filets de Cléopâtre furieuse. Il lui céda l’Orient qu’il lui promit de conquérir ! – et en effet, après une campagne triomphante il soumit l’Arménie.
Le peuple d’Italie, hélas, ne lui pardonna pas la fête exaltante qu’il préféra célébrer à Alexandrie, plutôt qu’à Rome. Octave saisit l’occasion : la guerre était déclarée. La suite est trop connue : Actium, la fausse trahison de Cléopâtre, puis sa fausse mort qui trompe Antoine et l’engage à se suicider, le suicide enfin de Cléopâtre, sur son corps mort, sous les yeux terribles d’Octave.
Voilà le drame de Shakespeare ! L’un des plus grands, peut-être, et des plus représentatifs de son théâtre. Tout y est : la bouffonnerie qui déplaisait tant à Voltaire, entre les déclarations sublimes et les énoncés à valeur éternelle ; les lieux qui vont d’un bout à l’autre du monde, Rome, Athènes, Alexandrie, la Syrie ; les intrigues multiples, avec des complots, des batailles et des coups d’éclat ; une Cléopâtre abominable en même temps que touchante et trop humaine ; un Octave plus raisonnable et clément qu’il ne le fut vraiment, sans doute, un Antoine moins barbare, moins enfant qu’il ne devait l’être, et par là même attendrissant, très (trop) près de l’homme et de ses vices. Goethe en parlant de Shakespeare disait que « ses personnages sont comme des pendules au cadran de cristal transparent : elles vous indiquent l’heure comme les autres, mais leur mécanisme intérieur est aussi visible. » Alors, qui sait ? peut-être que c’est dans cet Antoine et Cléopâtre, que l’on touche au plus près à la vérité historique, à la vérité des âmes.
Le moment où Cléopâtre hésite à se rendre à César (Octave), et, parce qu’elle apprend de Dolabella qu’il la traînera enchaînée dans les rues de Rome sous les yeux d’Octavie, décide de mourir, fait partie des plus belles pages de Shakespeare – et elles nous serviront de conclusion :
CLÉOPÂTRE : J’ai rêvé qu’il y avait un empereur nommé Antoine… Oh ! que ne puis-je refaire un pareil somme pour revoir un homme pareil !
DOLABELLA : Si vous permettez…
CLÉOPÂTRE : Son visage était comme les cieux : on y voyait briller une lune et un soleil qui, dans leur cours, illuminaient le petit orbe terrestre.
DOLABELLA : Souveraine créature…
CLÉOPÂTRE : Il enjambait l’Océan ; son bras levé faisait un cimier au monde ; sa voix était harmonieuse comme les sphères, quand elle parlait à des amis ; mais, quand il voulait dominer et ébranler l’univers, c’était le cri de la foudre. Sa générosité n’avait pas d’hiver : c’était un automne fécondé par la moisson elle-même. Ses plaisirs étaient autant de dauphins qui s’ébattaient au-dessus de l’élément où ils vivaient. Dans sa livrée erraient des couronnes et des tortils ; des royaumes et des îles étaient la monnaie qui tombait de ses poches.
DOLABELLA : Cléopâtre !
CLÉOPÂTRE : Crois-tu qu’il puisse y avoir, ou qu’il y ait jamais eu un homme comme celui dont j’ai rêvé ?
DOLABELLA : Non, gracieuse madame.
CLÉOPÂTRE : Vous en avez menti, à la face des Dieux ! Mais, qu’il ait existé, ou qu’il doive exister jamais, un pareil être dépasse les proportions du rêve. La nature est bien souvent impuissante à rivaliser avec les créations merveilleuses de la pensée ; mais, en concevant un Antoine, la nature l’emporterait sur la pensée et condamnerait au néant toutes les fictions.
DOLABELLA : Écoutez-moi, madame : votre perte est aussi grande que vous-même, et votre douleur répond à son immensité. Puissé-je ne jamais obtenir un succès désiré, s’il n’est pas vrai que votre affliction rebondit, par contrecoup, jusqu’au fond de mon cœur !
CLÉOPÂTRE : Je vous remercie, monsieur… Savez-vous ce que César entend faire de moi ?
DOLABELLA : Je répugne à vous dire ce que je voudrais que vous connussiez.
CLÉOPÂTRE : Ah ! je vous en prie, monsieur !
DOLABELLA : Quoique César soit magnanime…
CLÉOPÂTRE : Il veut me traîner en triomphe ?
DOLABELLA : Il le veut, madame ! Je le sais.
(Shakespeare, Cléopâtre, acte V, scène II)
Lecture conseillée :
- Shakespeare, Titus Andronicus. Jules César. Antoine et Cléopâtre. Coriolan, Paris, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF », 1965