… une comédie des erreurs et du mensonge, où les mots étaient d’autant plus creux que plus grands, les personnages d’autant plus vils que plus solennels, où l’art seul offrait des chances de dignité et de vérité…
L. Rebatet
« Ignorant le passé, conjuguant au futur, écrivait Charles Aznavour, je précédais de moi toute conversation, et donnais mon avis, que je voulais le bon, pour critiquer le monde avec désinvolture… » On aura reconnu là le petit gamin prétentieux des Épis mûrs, Pierre Tarare, dans ses admirations, dans ses haines sur les musiciens de son temps ; nuance, toutefois : Tarare n’est pas Aznavour, il a du génie. Cette raison, pourtant, peut-elle justifier que l’on juge si péremptoirement les compositeurs passés à la postérité ? Non, suggère intelligemment Rebatet ; et en effet son roman, qui raconte l’histoire d’un prodige de la musique constamment gêné dans l’exercice de son talent par une société trop bourgeoise, — capitaliste —, ne tolérant l’esthétique que lorsqu’elle est rentable, se veut aussi roman d’apprentissage sur l’apprentissage. Ainsi, en même temps que le héros surmonte les difficultés de son art, et de la vie, le lecteur, amusé, le regarde évoluer dans son façonnement même : la découverte foudroyante de la passion qui ne le quittera plus ; les premiers savoirs ; très vite, le sentiment invincible de tout connaître ; puis le découragement face à la montagne des connaissances, le retour à une certaine modestie ; alors, l’admiration pour les maîtres, le pastiche inconscient ; et enfin la singularité par le dépassement… tout cela, bien sûr, en moins de vingt ans ; mais je l’ai déjà dit : Tarare est un génie !
Si Les Épis mûrs tiennent du roman d’apprentissage, ils sont aussi un roman sur l’art de la musique. Rebatet, paraît-il, l’a composé « de mémoire » ; faussement modeste, il s’en excuse ; puis convoque à sa narration Thalberg, Chaminade, Le Couppey, Préposito, Binchois, non Papa, De Boismortier, Catel, Buranello, Grisar, Lacombe, Eschig, Tournemire, Leroux et j’en passe !… Presque chaque dialogue est l’occasion d’un cours magistral, sur les accords, sur l’harmonie, sur le contrepoint : ce roman est un manuel ; mais le manuel d’un excellent pédagogue, l’un de ces professeurs passionnés que l’on écouterait pendant des heures. Marcel Aymé, pourtant « mélomane comme un paquet de gauloises », l’a lu « avec exaltation, sans débander aux tunnels techniques »… Oserai-je, enfin, ajouter une comparaison qui m’eût attiré les foudres de l’auteur ?… voilà : le lecteur de Zola ne pourra lire les Épis sans penser irrésistiblement à L’Œuvre ; d’abord, à cause des amples monologues des musicologues ; ensuite, à cause de ce gouffre où manque de s’abîmer le héros, et que décrit si bien Rebatet, qui sépare la conception de l’exécution ; également, à cause de ce côté Histoire de la musique qu’emprunte souvent la narration, et qui rend parfois les dialogues quelque peu artificiels.
En somme, ses trois premiers professeurs auraient déjà résumé toutes les formes de l’immense musique : Souchon personnifiant les harmonistes absorbés dans leur amour de la couleur ; Claingel, une race rigide de dessinateurs et d’architectes, déterminant avec le tire-ligne, le compas et le fils à plomb la place de la moindre note, la marche de la moindre phrase ; et Mlle Bressant — mais oui ! — la musique « qui n’a d’autre but que de plaire ».
(Les Épis mûrs, L. Rebatet)
Les Épis mûrs, roman d’apprentissage, roman sur l’art, sont aussi un roman sur la guerre et sur la société — décadente évidemment. Nicolas d’Estienne d’Orves compare brillamment, dans sa « Préface » (éd. Le Dilettante, 2011), Les Épis mûrs et Les Deux étendards ; on pourrait aussi comparer Les Épis mûrs avec Les Décombres. On trouvera en effet dans ces deux ouvrages un tableau terrible de la France ; dans le premier, la décadence débouchera sur la hideuse guerre de 14 ; et dans le second sur la guerre de 40, passablement ridicule. Les similarités du roman et du pamphlet sautent aux yeux : ce sont la violence des régiments, la bestialité des conscrits, la stupidité des chefs ; puis l’absurdité des stratégies, la désorganisation générale, l’entêtement des généraux. Le Rebatet viscéralement pacifiste de 40, c’est le Rebatet qu’effraient les horreurs de la guerre : et, à dire le vrai, de l’image qu’il nous donne de la première, on comprend mieux le constat qu’il dresse des années précédant la seconde…
L’on me permettra en dernier lieu d’ajouter ceci, que Les Épis mûrs ne seraient pas complets, s’ils n’étaient empreints d’autobiographie :
Comme Rebatet, Tarare est né, a vécu et est mort dans l’incompréhension d’autrui. Les deux hommes sont issus de milieux bourgeois et bornés allergiques aux beaux-arts ; ils passent leur jeunesse enfermés dans des internats malsains et traumatisants ; ils découvrent un Paris fascinant et bouillant mais sont fauchés par l’Histoire au moment où leur talent allait prendre son envol.
(« Préface » de N. d’Estienne d’Orves, in Les Épis mûrs, éd. Le Dilettante, 2011)
L’auteur lui-même, dans son « Avant-propos », avoue que son roman est né de sa « nostalgie », celle d’avoir été privé de musique pendant ses années de détention puis d’assignation à résidence ; et que cette nostalgie, il l’a « prêtée » à son « héros, en l’enfermant durant un an dans une chiourme scolaire, substituée à [s]on bagne. » Nicolas d’Estienne d’Orves explique très bien comment l’œuvre de Rebatet se veut « profondément autobiographique » ; et comment « Les Deux étendards et Les Épis mûrs prirent naissance dans sa passion pour la musique ». Mais je lui laisserai volontiers sa remarquable analyse comparée des vies de Rebatet et de son héros, Tarare, pour m’intéresser plus particulièrement à la continuité littéraire dans laquelle s’inscrit l’auteur des Épis mûrs…
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Ce n’est pas pour rien, donc, que j’évoquais au début de cet article le roman d’apprentissage : littérairement, il faut inscrire Lucien Rebatet dans la vaste lignée des réalistes ; tel le Robert Margerit de Mont-Dragon (le « seul roman » qui ait intéressé Julien Gracq « depuis la Libération »), le Lucien Rebatet des Épis mûrs descend directement des écrivains des expériences terrestres, ceux de « la vérité, l’âpre vérité », — Villon et Du Bellay, La Rochefoucauld, Laclos, Balzac et Stendhal… Avec moins d’élégance peut-être, et plus de crudité dans le langage, il se pose en véritable continuateur du réalisme, esthétique typiquement française et qui pré-date largement le « Réalisme » en tant que courant. Pierre Tarare, pour le dire autrement, c’est le petit-fils du « génie » de Balzac « expirant dans sa mansarde » ; d’ailleurs, sa chambre au pensionnat ressemble à s’y méprendre à la chambre de Louis Lambert, à celle de Raphaël dans La Peau de chagrin. La montée de Tarare à Paris, ses difficultés, ses dépits, ce sont les Illusions perdues ; il y a du cénacle de d’Arthez dans le cénacle de Coulomiès ! Quant à la fin du roman, atroce, ce sont les Splendeurs et misères des courtisanes : « la vérité, l’âpre vérité », le réalisme cruel — le talent fauché au vol.
On distinguera malgré tout Rebatet de Balzac ; pas seulement à cause de sa vulgarité (lire les pages sur les masturbations à l’internat, ou sur le dépucelage du jeune Tarare), pas seulement à cause de sa narration, vierge d’envolées philosophiques ; mais plutôt à cause de ses idées politiques. Rebatet, à ce propos, doit bien plus à La Rochefoucauld (et à Nietzsche) qu’à l’auteur de la Comédie humaine ; faut-il le rappeler ? — dans Les Deux étendards, il ne jure que par les grands moralistes et par le Nietzsche de « l’absence des formes nobles » (Le Gai Savoir). « Sa pensée, écrit N. d’Estienne d’Orves, fut indissociable de son œuvre » ; et la pensée de Rebatet, c’est moins une « comédie humaine » qu’ « une comédie des erreurs et du mensonge, où les mots étaient d’autant plus creux que plus grands, les personnages d’autant plus vils que plus solennels, où l’art seul offrait des chances de dignité et de vérité. »
J’ai rattaché dans un autre article (lien) la pensée de Rebatet à la pensée de l’anarchisme de droite, socialo-révolutionnaire : haine de la société industrielle et capitaliste fondée sur le double dogme du progrès et de l’égalité (j’ajoute : chrétienne), héritée du siècle des Lumières ; vigoureux pessimisme moral, vision du monde et de l’humanité poussée à une extrême noirceur ; désir furieux d’ordre et de grandeur, incompatible avec la démocratie. Certes, Rebatet, tel Balzac, rejette la société née de la Révolution et de l’Industrie ; mais là où le second, conservateur, ne cherche que le retour à un passé qui lui paraît meilleur, la société traditionnelle des corporations, du Roi, de la famille et de l’héritage (lire : Sur Catherine de Médicis), le premier, réactionnaire, cherche véritablement la « contre-révolution », le grand soir qui verra la « race supérieure » balayer l’ordre social industriel, édifier une France nouvelle, — « de culture militaire » —, sur des bases raffermies. Il y a de l’esprit révolutionnaire chez Rebatet admirateur d’Hitler, de Mussolini, comme il y a de l’esprit révolutionnaire chez Pierre Tarare. Leurs contradictions se rejoignent : pour Rebatet, la conciliation difficile entre une pensée anti-progressiste et une idéologie séditieuse (c’est frappant dans Les Deux étendards ; le héros, attiré par le surréalisme, en est inévitablement déçu : c’est que le surréalisme ne fait pas la révolution pour s’affranchir des pères, mais seulement pour les contredire : il se contente de casser les codes mais sans en proposer de meilleurs, ce qui est inadmissible pour le nietzschéen Rebatet qui vise toujours au dépassement) ; pour Tarare, l’admiration des maîtres, en même temps que l’obsession à vouloir s’en affranchir.
La révolte intérieure de Rebatet transpire dans chacun des discours de son personnage, qui ne cesse de vouloir se débarrasser du conformisme musical et, le lecteur l’aura compris, de vouloir révolutionner la musique en la portant à des niveaux jamais atteints. L’essentiel de la pensée de Rebatet, élitiste, révolutionnaire, tient dans cette phrase : « Tous les grands musiciens, dit [Tarare], tous ceux qui ont eu vraiment quelque chose à dire, pour le dire, ont créé leur langue » (et l’on comprend mieux pourquoi l’auteur admirait tant Céline).
Mais la révolution permanente des arts qui est une habitude de l’Occident, à force de rejet des héritages, ne risque-t-elle pas de devenir stérile, médiocre (les jeux idiots du surréalisme), et, pire encore… conformiste ?… Nul doute que le héros de Lucien Rebatet, s’il eût vécu, fût parvenu à réaliser le fantasme de son créateur : à produire l’œuvre immense et révolutionnaire, aussi grande, aussi belle que les compositions de Mozart, de Bach, de Beethoven, leur devant tout et les dépassant toutes ! On ne l’eût pas cru — heureusement que Rebatet n’est pas un romantique : mais la fin des Épis mûrs est horrible…
Lecture conseillée
- Rebatet, Lucien, Les Épis mûrs, Paris, éd. Le Dilettante, 2011