Salomé, d’Oscar Wilde – La « sœur de Salammbô »

"La récompense de la danseuse", dessin d'Aubrey Beardsley. "En face du rouge c'est, dans la pièce, l'opposition du noir et du blanc qui domine. Et, en cela, bien que Wilde ne les aimât pas, les dessins d'Aubrey Beardsley qui illustrent l'édition en anglais de 1894 étaient adaptés." (M.-C. Pasquier)
"La récompense de la danseuse", dessin d'Aubrey Beardsley. "En face du rouge c'est, dans la pièce, l'opposition du noir et du blanc qui domine. Et, en cela, bien que Wilde ne les aimât pas, les dessins d'Aubrey Beardsley qui illustrent l'édition en anglais de 1894 étaient adaptés." (M.-C. Pasquier)

En ce temps-là, la renommée de Jésus parvint aux oreilles d’Hérode le tétrarque, qui dit à ses serviteurs : « Celui-là est Jean le Baptiste ! Le voilà ressuscité des morts : d’où les pouvoirs miraculeux qui se déploient en sa personne ! »
C’est qu’en effet Hérode avait fait arrêter, enchaîner et emprisonner Jean, à cause d’Hérodiade, la femme de Philippe son frère. Car Jean lui disait : « Il ne t’est pas permis de l’avoir. » Il avait même voulu le tuer, mais avait craint la foule, parce qu’on le tenait pour un prophète. Or, comme Hérode célébrait son anniversaire de naissance, la fille d’Hérodiade dansa en public et plut à Hérode au point qu’il s’engagea par serment à lui donner ce qu’elle demanderait. Endoctrinée par sa mère, elle lui dit : « Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean le Baptiste. » Le roi fut contristé, mais, à cause de ses serments et des convives, il commanda de la lui donner et envoya décapiter Jean dans la prison. Sa tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille, qui la porta à sa mère. Les disciples de Jean vinrent prendre le cadavre et l’enterrèrent ; puis ils allèrent informer Jésus.
(Bible de Jérusalem, Matt. 14 : 1-12)

Le récit de Marc, à peine plus riche de détails, ajoute l’acharnement d’Hériodiade contre Jean ; il précise également qu’Hérode craignait le prophète parce qu’il le croyait « juste et saint », et même l’écoutait avec plaisir. La Bible est décidément une inépuisable source d’inspiration, et pour les artistes, un véritable coffre aux trésors : ce bref récit, un rubis pourpre, narré par deux Évangiles seulement, devait exciter pendant des millénaires les exégètes les plus tortueux, ainsi que l’art des créateurs, peintres — Moreau, musiciens — Strauss, écrivains — Hérodias de Flaubert, Salomé d’Oscar Wilde. Je rapproche volontairement Wilde et Flaubert ; le premier admirait le second ; son Hérodias fut l’une des sources de sa Salomé, avec Salammbô : « Ma Salomé, écrivait-il, est la sœur de Salammbô. » Mais si l’inspiration se réclame de Flaubert, le style demeure celui de Wilde ; ce dernier, d’ailleurs, lorsqu’il écrivit sa pièce fameuse, ne se contenta point de l’ogre normand. Marie-Claire Pasquier, dans l’édition 2018 de Salomé (Gallimard, « Folio théâtre »), dresse utilement la liste des sources de l’auteur : on y retrouve Flaubert, donc, et la Bible évidemment, mais aussi Banville, Maeterlinck (pour la répétition des répliques, si pénible à nos oreilles plus volontiers habituées à un certain classicisme hérité de Malherbe), puis une vaste iconographie, Le Caravage et Cellini, Dürer et Giotto, Moreau et Redon, Rembrandt et Rubens, et j’en passe. L’influence de Huysmans, surtout, fut considérable.

Il lut À rebours, de Huysmans, qui venait de sortir en librairie. Le héros, Des Esseintes, est un dandy « décadent » qui a tout pour lui plaire. On comprend que ce livre ait été pour Wilde une révélation. Dorian Gray sera lui aussi subjugué par ce « livre empoisonné », avec ses métaphores « aussi monstrueuses que des orchidées », et par son héros, « jeune Parisien » qui cherche à vivre, au XIXè siècle, les passions de tous les siècles autres que le sien.
Un « déclencheur » important fut, sans nul doute, au chapitre V d’À rebours, la description du tableau de Gustave Moreau, intitulé Salomé dansant devant Hérode.
[…]
Wilde y puisera tout un trésor de couleurs, de matières, d’effets de contraste, un aiguisement des sens, et il s’enchantera d’une si belle langue, la langue française.
(« Préface » de M.-C. Pasquier, in Salomé d’Oscar Wilde, éd. Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2018)

Et puis, Wilde n’est pas Flaubert ; l’histoire biblique aura éveillé chez lui d’autres sentiments que ceux qu’elle éveilla chez son aîné. « Ne la regarde pas », répète sans cesse à Hérode Hérodias : comme si Salomé, cette beauté jeune, pouvait être un désir coupable, qui le tenterait trop fort et le perdrait. Comment ne pas y voir un parallèle avec l’attirance de l’auteur pour les jeunes hommes, qui devait justement le perdre irrémédiablement ?… « Les miroirs ne vous montrent que des masques », s’écrie Hérode : comme si son reflet ne pouvait lui révéler qui il était réellement, et quelle coupable sexualité il cachait en son âme…

Eh bien ! oui. Je vous ai regardée pendant toute la soirée. Votre beauté m’a troublé. Votre beauté m’a terriblement troublé et je vous ai trop regardée. Mais je ne le ferai plus. Il ne faut regarder ni les choses ni les personnes. Il ne faut regarder que dans les miroirs. Car les miroirs ne vous montrent que des masques… Oh ! oh ! du vin ! j’ai soif… Salomé, Salomé, soyons amis. Enfin, voyez… Qu’est-ce que je voulais dire ? Qu’est-ce que c’était ? Ah ! je m’en souviens !… Salomé ! Non, venez plus près de moi. J’ai peur que vous ne m’entendiez pas… Salomé, vous connaissez mes paons blancs, mes beaux paons blancs, qui se promènent dans le jardin entre les myrtes et les grands cyprès. Leurs becs sont dorés, et les grains qu’ils mangent sont dorés aussi, et leurs pieds sont teints de pourpre. La pluie vient quand ils crient, et quand ils se pavanent la lune se montre au ciel. Ils vont deux à deux entre les cyprès et les myrtes noirs et chacun a son esclave pour le soigner. Quelquefois ils volent à travers les arbres, et quelquefois ils couchent sur le gazon et autour de l’étang. Il n’y a pas dans le monde d’oiseaux si merveilleux. Il n’y a aucun roi du monde qui possède des oiseaux aussi merveilleux. Je suis sûr que même César ne possède pas d’oiseaux aussi beaux. Eh bien ! je vous donnerai cinquante de mes paons. Ils vous suivront partout, et au milieu d’eux vous serez comme la lune dans un grand nuage blanc… Je vous les donnerai tous. Je n’en ai que cent, et il n’y a aucun roi au monde qui possède des paons comme les miens, mais je vous les donnerai tous. Seulement, il faut me délier de ma parole et ne pas me demander ce que vous m’avez demandé.
(Salomé, Oscar Wilde)

Si donc Salomé est la sœur de Salammbô, elle en est une sœur comme l’Angleterre est la sœur de la France. Le classique perce dans Flaubert autant que le baroque dans Wilde. Le premier, dont le style est pur, n’énonce jamais autre chose que ce qu’il conçoit, avec une parfaite exactitude : ses pauses ne sont que des descriptions matérielles ; le second s’évade plus volontiers en des abstractions spirituelles — au début d’Hérodias, Hérode sur sa terrasse regarde venir avec inquiétude les troupes du roi des Arabes, tandis qu’au début de Salomé, le page d’Hérodias, le jeune Syrien contemplent la lune, qui ressemble « à une femme morte », ou à « une petite princesse qui porte un voile jaune ». L’on s’attendrait presque à voir venir un spectre ! Wilde, tel Shakespeare, ne peut s’empêcher de mêler le tragique à la bouffonnerie, dans ce style outre-Manche qui irritait tant Voltaire ; là où chez Flaubert le sérieux domine, jusqu’à la noirceur, l’Anglais distille dans ses dialogues des saillies dignes des comédies bourgeoises, voire des bons mots et des paradoxes.

Mais [Wilde] se montre aussi, par certaines répliques insolentes ou cavalières, « enfant de son siècle », à qui l’on doit des comédies truffées de mots d’esprit, telles que L’Éventail de Lady Windermere. Par exemple : « Cependant, c’est terrible d’étrangler un roi. — Pourquoi ? Les rois n’ont qu’un cou, comme les autres hommes. » Ou encore : « Vous entendez comme elle me répond, votre fille ? » Ou : « Qu’on lui donne ce qu’elle demande ! C’est bien la fille de sa mère. » La comédie bourgeoise rôde, volontairement ou inévitablement, sous la tragédie.
(« Préface » de M.-C. Pasquier, in Salomé d’Oscar Wilde, éd. Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2018)

Wilde s’avère baroque encore par le luxe de détails qu’il ajoute au récit des Évangiles : les citations de l’Apocalypse, d’Isaïe et d’Ézéchiel, du Cantique des cantiques, cet Ange de la mort invisible qui bat des ailes et glace la chair d’Hérode, la liberté d’esprit de Salomé, son amour physique pour Jean — c’est-à-dire son désir —, son assassinat final par le tétrarque ; puis le sang abondant qui tache les pieds d’Hérode, recouvre la face de la lune, le sang qu’embrasse Salomé sur la bouche du prophète décapité.

J’ajouterai en dernier lieu que le format même de l’écrit distingue Wilde de Flaubert ; il paraît que c’est le symbolisme de Mallarmé, que l’auteur de Dorian Gray rencontra, qui lui donna l’idée d’écrire sur Salomé ; et une danseuse du Moulin-Rouge, qui lui donna l’envie d’en faire une pièce. Une pièce en un acte, donc, « à motifs récurrents, écrivait Wilde dans son célèbre De profundis, qui la rapprochent d’un morceau de musique et lui donnent la cohérence d’une ballade. » L’avenir, sur ce dernier point, allait lui donner raison, et plus encore ! — car Richard Strauss devait, en 1905, faire de cette pièce écrite en français le livret de son opéra…

Wilde, c’est une tristesse, ne put jamais voir une représentation de sa pièce ; la censure anglaise refusa toujours de la laisser jouer ; il était en prison, à la geôle de Reading, lorsqu’elle fut mise en scène et représentée à Paris, le 11 février 1896. Pour le lecteur curieux de connaître les raisons de la censure anglaise, je citerai encore M.-C. Pasquier, sans rien ajouter :

Mais il fallut, comme pour toute pièce destinée à la scène, soumettre Salomé au nihil obstat du Lord Chamberlain, ou Grand Chambellan de la Maison royale. Coutume remontant à l’époque Tudor — à un décret de 1737 plus précisément — où le Grand Chambellan, maître des divertissements de la Cour, devait veiller à ce que rien d’offensant pour les oreilles royales — ou ses yeux — ne vienne s’y glisser. En 1843, le Theatre Act renforçait encore ce pouvoir : le Lord Chamberlain n’étant plus responsable que devant la reine, la prude Victoria, et non devant le Parlement, ses décisions étaient sans appel. Et c’est en septembre 1968 seulement (oui, notons bien la date : 1968 !) que devait être abolie, à la suite de vives polémiques, cette forme de censure théâtrale.
La cause de l’interdiction — ou le prétexte invoqué — était le fait que la pièce contenait des personnages bibliques. C’était la survivance d’une loi qui avait permis jadis de faire interdire les « Mystères », d’inspiration subversivement catholique.
(« Préface » de M.-C. Pasquier, in Salomé d’Oscar Wilde, éd. Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2018)

Je conclus en recommandant plus que chaudement l’excellent film de Brian Gilbert, Wilde, sorti en 1997, avec dans le rôle titre Stephen Fry, et Jude Law dans celui d’Alfred Douglas.

 

Lecture conseillée :

  • Wilde, Oscar, Salomé, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2018

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