L’affaire Jésus, d’Henri Guillemin

Le Christ dans la désert, Ivan Kramskoï, 1972, coll. Tretyatov Gallery
Le Christ dans la désert, Ivan Kramskoï, 1972, coll. Tretyatov Gallery

Incurable, en effet, je persiste à croire, et je crois, plus que jamais, à l’intérêt, à la valeur, à l’importance libératrice de ce qu’enseigna, parmi nous, le Nazaréen.
[…]
Dans l’abaissement et la suffocation du présent, l’Église, tout de même, nous invite à ne pas seulement regarder à ras de terre, à lever la tête pour respirer un autre air que celui d’une « civilisation » démente qui dresse l’homme — pollution majeure — à « ne désirer que ce que les machines peuvent donner ».
H. Guillemin


Le Napoléon tel quel d’Henri Guillemin, qui faisait du grand homme un bandit, reprenant le mot de Tolstoï, m’avait atterré ; mon Dieu ! ce n’était rien encore à côté de son enquête sur Jésus, prétexte à démontrer Dieu et à démonter le capitalisme (l’anarchie économique organisée par les nantis). Tout ce qu’écrit ce croyant évangélique et de gauche donne envie d’objecter ; eh bien, ce sont aussi ces lectures qui forment l’esprit et musclent le cerveau, parce qu’elles aiguisent la contradiction. Puis, Guillemin n’a rien d’un inculte ni d’un imbécile : les grands noms par lesquels il agrémente sa prose, Hugo, Tolstoï, Proust, c’est comme the sauce to meat, pour reprendre l’expression de Shakespeare, dans Macbeth.

Avec L’Affaire Jésus, écrite « en fin de parcours », Guillemin fait le point sur ce qu’il pense non seulement de Jésus, mais de la religion en général. On trouvera là-dedans quelques bonnes réflexions, par exemple quand il se demande comment le christianisme a pu faire naître tant d’aversions (peur de l’aliénation ? irritation de l’intelligence ?), avant de relever que pour ses contradicteurs, la religion ne serait qu’imposture ou soumission stupide et révoltante : mais la réponse ne tarde pas : Guillemin croit à la sincérité de François d’Assise et de Fénelon et ne tient pas pour imbéciles Chateaubriand, Mauriac et Bernanos. Argument d’autorité. Puis, que répondre de vraiment convaincant, lorsqu’il rend grâce à la religion de donner à l’homme une sorte de vie supérieure : et de se vautrer dans la critique facile de la société de consommation, pour mieux rehausser la grandeur de Dieu et la vertu de la dépossession. Pascal, évidemment, est invoqué, ange du ciel bien commode et toujours là pour répondre aux prières : la plupart de nos contemporains pratiquant avec ardeur le « divertissement » diagnostiqué par Blaise Pascal « dorment leur vie ». Certes, même Sartre, dont le métier était de s’indigner dans son salon, après s’être torturé l’esprit de concepts à faire pâlir les plus dogmatiques des catholiques, s’indignait, donc, que l’homme ne pût se réduire qu’à l’homme matériel, et au cours d’une conversation avec Benni Lévy, développait des phrases incompréhensibles sur « l’au-delà de nous-même » — que Guillemin raccroche maladroitement aux discours de Jésus. Avec le christianisme, conclut Guillemin, une proposition permanente est faite à ce que Shakespeare appelait, dans notre réalité d’homme, « le cœur du cœur ». Rien d’autre, l’affaire Jésus. Sur son regret quant à l’assimilation de la croyance et de la réaction, ou quant à cette erreur qui consiste à faire prendre pour des gens de gauche Voltaire et Diderot, Guillemin se montre encore spirituel ; idem dans ses longues réflexions sur le désir, « expert à se faire prendre pour le cœur », même si l’on cherche le rapport avec le sujet.

Mais venons-en au fait. Le but de cet ouvrage, avoue Guillemin, est de « dire, une bonne fois, brièvement mais clairement, ma pensée sur ce Nazaréen ». Pensée brève et claire, en effet, et sans grande originalité : Guillemin croit au Jésus de l’Évangile et considère que l’Église s’est bien éloignée de sa parole. Que ce dernier propos soit juste théoriquement, c’est une évidence, il suffit de lire les évangiles ; ce qui est triste en revanche, c’est que Guillemin le regrette encore ; cela surprend moins, évidemment, après qu’il a cité dix fois Victor Hugo, et salué la grande intelligence de l’homme-océan injustement critiquée. Quelques bonnes formules, qui prêtent à sourire, font mieux comprendre la pensée de l’auteur : Le chrétien attentif à la réalité vivante du christianisme dans les cœurs […] songe douloureusement à ce que devient le Verbe quand il se dissout dans le verbiage. Henri Guillemin, on l’aura compris, clame le droit à la critique du dogme, d’abord parce qu’il se sent évangélique plutôt que traditionaliste, ensuite parce qu’il hait personnellement cette « règle des institutions de ne pas troubler les simples », qui interdit par exemple en France de critiquer Napoléon, ou de comparer, en URSS, le régime à une tyrannie totalitaire.

… pendant plus de deux siècles, régna dans l’Église la loi du silence ; n’était permise aucune étude historique et critique de l’Ancien ou du Nouveau Testament. En revanche, chez les adversaires, une vaste et puissante expansion de recherches, avec les travaux que l’on sait, dont ceux de Renan furent les plus célèbres.

Cette vague a passé ; timidement, l’Église a commencé son auto-critique ; moins timide, elle s’est ensuite flagellée, jusqu’à se nier elle-même : prémices de sa disparition : Guillemin eût adoré le pape François. L’auteur a raison de questionner l’institution de l’eucharistie (qui ne date certainement pas du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples : Jean, le seul des quatre évangélistes qui fut disciple de Jésus, semble oublier ce « détail »), comme il a raison, sans doute, de relever que le christianisme naissant avait toute sa pureté, et que le « christianisme » d’aujourd’hui a un passé lourd, un lourd passé : je renvoie le lecteur à Renan. Seulement, quand il liste pêle-mêle tous les clichés possibles et imaginables des caricaturistes pour salir l’Église : les Borgia et les bûchers, il fait preuve d’une mauvaise foi dont on hésite à rire ou pleurer, et discrédite son propos par l’excès même qu’il lui confère. De même qu’au lieu de contredire honnêtement les apologies de la geste napoléonienne, il ne dressait qu’un portrait à charge du conquérant, commettant ainsi le péché inverse qu’il reprochait aux hagiographes, de même, au lieu que de viser à l’impartialité s’agissant de l’Église, il n’en dit aucun bien, montrant ainsi dans sa critique le même dogmatisme que ses thuriféraires les tridentins. L’Église : les Borgia et les bûchers ? mais l’Église, c’est aussi la paix de Dieu et la morale chrétienne universelle, tout l’art et la culture de l’Occident (Michel-Ange et Raphaël, les cathédrales, le Requiem de Mozart), et la lutte permanente contre les excès du pouvoir temporel ; c’est Bossuet qui sermonne Louis XIV ; c’est Henri II Plantagenêt qui fait pénitence devant ses sujets rassemblés, après qu’il a assassiné l’archevêque de Cantorbéry sur l’autel de la cathédrale. Certes, presque toute l’Église se trouve en contradiction avec le pur message évangélique, lequel est abolitionniste, universaliste, et promeut la pauvreté plutôt que le luxe (la dissemblance a été — est toujours — effrayante entre l’action du Nazaréen et le comportement de beaucoup qui prétendent se réclamer de lui) ; mais elle est loin de ne se réduire qu’aux abus évoqués par Guillemin. Ce dernier, au fond, commet la même erreur que Renan : celle qui consiste à regretter la trahison de la parole christique par l’institution de l’Église, sans comprendre que sans l’Église, point de christianisme, mais une virgule dans l’histoire du monde, comparable à la secte des Esséniens. D’ailleurs, il regrette ouvertement le temps des martyrs où les chrétiens, minoritaires, se cachaient au monde, et fait de Constantin l’un des pécheurs originels : mais réclame-t-il donc au nom de la foi la ruine de la pierre ? — dangereux calcul.

Le cléricalisme sans Dieu, écrit-il, est le plus efficace des repoussoirs et l’on ne saurait mesurer le mal qu’il a fait au christianisme. On nous permettra de douter fortement d’une affirmation aussi péremptoire : c’est la persistance extraordinaire du rite, fût-il une création des conciles, qui a justement donné au christianisme cette force pérenne qui lui a fait traverser le temps : peu d’exemple comparable, sur la terre entière, à celui de la lignée des papes, ininterrompue depuis deux mille ans. Me griffe, me blesse l’ambiguïté d’une démarche où l’apôtre est en même temps chef d’État. Et voilà relancé le vieux débat de la légitimité de la religion comme puissance temporelle. Dieu merci, les Pères de l’Église ne pensaient pas comme Henri Guillemin : autrement nous serions tous des païens, et l’on sait ce que donne le paganisme. Et lorsque Guillemin s’exclame, inconsolable : Combien, ah ! combien l’Église — j’entends la hiérarchie, les « autorités », les responsables — ont à demander pardon, tant ils ont offert aux hommes une image défigurée de la Bonne Nouvelle ! on s’étouffe : grâce à l’Église justement, ces valeurs d’humilité, de compassion, de liberté, d’honneur et de fidélité, de miséricorde, et la mise en garde contre les vanités du monde, ont influencé les mœurs et les politiques ; et si les « autorités » sont responsables, ce n’est que d’avoir fait perdurer les paraboles : le bon Samaritain, le fils prodigue, la brebis perdue. Au fait, cette époque dégoûtante, où se perdent toutes valeurs, voit justement le retour en force du rite tridentin, comme si c’était un roc auquel se raccroche toute une génération désaxée, déprimée de nihilisme : Guillemin eût été horrifié ; pourtant, la messe est dite.

Un autre débat sur lequel revient Guillemin concerne l’historicité de Jésus. Le critique, pour qui l’existence réelle de Jésus ne fait aucun doute, ne croit pas cependant possible une biographie « scientifique » du Nazaréen, et rappelle le mot de Proust sur celle de Renan : « une Belle Hélène du christianisme ». Cela est plaisant mais conduit à des observations qui ne peuvent convaincre que les âmes crédules et déjà convaincues : lorsqu’il parle de métaphysique, Guillemin se sert des mêmes arguments habituellement servis par les nouveaux mystiques : 1° j’ai connu untel qui a été témoin de tel événement surnaturel (quand donc un collège de scientifiques constatera-t-il enfin ces fameux phénomènes paranormaux ?… si la raison n’est pas tout, l’absence totale de constat rationnel jette un sérieux discrédit sur la réalité de ceux-ci) ; 2° il faut qu’un moteur premier ait créé toute cette vie (l’horloger de Voltaire) : et pourquoi ? et pourquoi serait-ce Dieu ? raisonnement de théologue ; 3° il est des manifestations que les scientifiques n’expliquent pas, et ne peuvent pas même nommer : mais ce nous ne savons pas n’équivaut pas à Dieu existe, malheureusement, et c’est par une construction rhétorique défaillante que l’on met là un rapport d’égalité. Guillemin ne manque pas d’appeler Victor Hugo à son secours, après avoir pris soin de réhabiliter son intelligence communément mise en doute, à défaut de son style (Jean d’Ormesson : « Il est bête », disait de lui un illustre adversaire. « Oui, répondait un bon juge, bête comme l’Himalaya ») ; Hugo, évidemment, qui, en exil à Guernesey, entendait sa fille décédée donner des coups dans le mur, et s’entretenait avec elle par cet intermédiaire (un coup pour oui, deux coups pour non). Hugo le pape du romantisme, qui jouait aux tables tournantes et croyait aux fantômes : témoin peu crédible. Tout cela est fort mignon ; ce qui l’est moins, c’est ce vieux fonds totalitaire dormant au cœur de tout esprit religieux dont la séquelle ne manque jamais de se manifester, comme les bubons de la peste, et qui finit par puruler. Guillemin s’agace tout seul en écrivant : Ne peut se dire chrétien l’homme qui prend son parti de l’iniquité ; et qui sait si la violence même n’est pas, en certains cas, et très littéralement, une « forme indignée de l’amour », une intolérance maximale de l’injustice et des maux qu’elle engendre ? Lignes parfaitement contraires à l’Évangile (« rendez à César ce qui est à César ») et qui font froid dans le dos, mais ne surprendront pas, venant d’un adorateur de Robespierre et de Rousseau. Et Guillemin d’opposer avec la candeur d’une vérité ingénue et bonne la violence légitime à l’indifférence égoïste, et la violence convulsive des victimes à la violence « permanente, institutionnelle des régimes qui maintiennent l’ordre ». Des mots, des mots ! on sait bien où cela va : la Terreur et la guillotine, car il n’est pas plus fasciste que celui qui légitime la violence politique au nom du Bien : les salauds de riches n’ont pourtant rien de plus mauvais que les salauds de pauvres.

La fin tout de même de L’Affaire Jésus est émouvante : le christianisme élève tout ce qui le touche ; et Guillemin sait écrire.

Au moment de conclure cet article, je m’aperçois que tout m’oppose à Henri Guillemin ; il se dit croyant et évangélique, socialiste et rousseauiste : je me considère athée et conservateur ; l’incompréhension est réciproque. Même en matière d’art, ce qu’il croit me désole : Si l’écrivain, si l’artiste se donnent pour souci premier l’esthétique, indépendamment de ce qu’ils veulent exprimer, ils font fausse route. D’abord l’intention. D’abord le contenu. Toute œuvre est la déposition d’un homme sur notre aventure ; et sa grandeur tient à cela même. Quant à moi, jamais je ne placerai l’esthétique au-dessous du contenu : rien n’y fait, décidément.

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