Quand l’histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la faire lire aux princes.
[…]
On voit la vérité toujours victorieuse…
Bossuet
… l’œuvre d’un théologien qui a su avoir quelques-unes des qualités de l’historien, le don des généralisations, l’intuition des lois, le sens philosophique…
G. Lanson
Quelle revue, Bossuet fait de la terre !
Chateaubriand
« La moitié des Considérations de Montesquieu, écrit G. Lanson, vient de Bossuet » ; elles en ont certes l’élégance et les qualités. Ce style sans emphase, clair, net, précis, concis et qui va droit à l’essentiel, supprime le superflu des écrivains maniérés tout en ramassant les faits dans la phrase la plus minimale, et rend ainsi, par la plume, la langue française dans son impeccable pureté. La guerre civile de César et de Pompée ? le prédicateur vous la résume en quatre phrases : « [Ils] s’unissent par intérêt, et puis se brouillent par jalousie. La guerre civile s’allume. Pompée croit que son seul nom soutiendra tout, et se néglige. César, actif et prévoyant, remporte la victoire et se rend le maître. » Est-ce possible d’être plus synthétique ?… c’est vrai, que l’on croirait lire Montesquieu ; et Paul Valéry de s’écrier : « dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet » !
Il va sans dire que chez Bossuet, la synthèse est là pour servir l’analyse ; car l’Aigle de Meaux, qui a composé son fameux Discours sur l’histoire universelle pour l’instruction du Dauphin, cherche à tirer les enseignements de la longue suite des siècles écoulés. « Comme la religion, dit-il, et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abrégé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers. » La table des matières est à ce propos éloquente : dans la première partie, Bossuet relate les uns à la suite des autres les grands faits du monde depuis sa création ; dans la deuxième et la troisième, en se focalisant sur l’histoire de la religion proprement dite (juive, puis chrétienne) et des empires successifs, il montre comment la Providence se joue des passions humaines pour développer la première… et dans ce dessein, faire naître et mourir les seconds.
À dire le vrai, la première partie, une revue générale des cours dispensés au Dauphin, ne présente guère d’intérêt pour le lecteur actuel ; puis, les chapitres concernant la succession des empires ont mal vieilli — des réflexions sur l’Égypte, la Chaldée, la Perse ou l’Assyrie prêtent à sourire. Mais certains endroits de l’histoire des Juifs, et les commentaires qu’en fait Bossuet, n’ont rien à envier aux puissants ouvrages d’Ernest Renan (n’en déplaise au sévère jugement du philologue, selon qui « l’histoire universelle de Bossuet n’a plus dans l’état actuel des études historiques aucune partie qui tienne debout »). Le prêtre, pourtant, expose admirablement — avec l’autorité d’un Schahabarim — la formidable épopée des Hébreux, depuis l’alliance d’Abraham jusqu’à la destruction du Temple par Titus en 70. Il enseigne d’une façon particulièrement éclairante les différences entre le judaïsme et le christianisme, et de quelle manière celles-ci ont conduit au triomphe de l’un et à la défaite de l’autre : je veux parler de l’abolition de la loi (rendez à César…) et de la conversion des Gentils.
On se demande parfois si ce Discours n’est pas une apologétique à destination des Juifs, comme Pascal avait projeté d’écrire une apologie de la religion chrétienne contre les libertins. C’est que Bossuet, par un étrange rationalisme hérité de Descartes, qui cherche à convaincre plutôt qu’à persuader, s’acharne à démontrer preuve à l’appui l’adéquation entre le Christ et le Messie annoncé par Daniel. Il calcule les semaines de la prophétie, et cherche partout des concordances entre les visions de l’Ancien Testament et l’apparition du christianisme : les Juifs n’ont-ils pas connu la ruine précisément au moment de l’apparition du Fils de l’homme ? cette apparition ne s’est-elle pas accompagnée d’une conversion massive des Gentils ? d’ailleurs, la vérité du christianisme ne tient-elle pas tout entière dans la perpétuation d’une tradition unique depuis la Création du monde (Abraham – Moïse – les prophéties – la venue du Messie – la fondation du christianisme – la succession des papes depuis saint Pierre) ?
Quelle consolation aux enfants de Dieu ! mais quelle conviction de la vérité, quand ils voient que d’Innocent XI, qui remplit aujourd’hui si dignement le premier siège de l’Église, on remonte sans interruption jusqu’à saint Pierre, établi par Jésus-Christ, prince des apôtres : d’où, en reprenant les pontifes, qui ont servi sous la loi, on va jusqu’à Aaron et jusqu’à Moïse ; de là jusqu’aux patriarches, et jusqu’à l’origine du monde ! Quelle suite, quelle tradition, quel enchaînement merveilleux ! Si notre esprit naturellement incertain, et devenu par ses incertitudes le jouet de ses propres raisonnements, a besoin, dans les questions où il y va du salut, d’être fixé et déterminé par quelque autorité certaine, quelle plus grande autorité que celle de l’Église catholique, qui réunit en elle-même toute l’autorité des siècles passés, et les anciennes traditions du genre humain jusqu’à sa première origine ?
(Discours sur l’histoire universelle, Bossuet)
Bossuet vaut bien Pascal : il convainc, et emporter la conviction, qui repose sur le raisonnement, est autrement plus complexe que gagner la persuasion, qui ne repose que sur le sentiment : plus complexe, mais plus efficace et plus durable. Tout correspond dans la démonstration de Bossuet, à ce point que l’on se demande comment il n’a pas converti plus de juifs au christianisme, lui qui a converti les plus grands protestants (Turenne, Dangeau,…). Certes, il fait naître Adam en 4004 avant Jésus-Christ, commet des erreurs de dates, énonce des jugements qui sentent la flatterie et le préjugé ; mais aussi, relève Yvonne Champailler (coll. Pléiade), honnête, il discute ses sources, suit les versions les plus vraisemblables des historiens, se réfère à Josèphe, Hérodote et Thucydide : « Les pages qu’il a écrites dans la troisième partie sur l’esprit conservateur des Égyptiens, sur l’amour de la liberté chez les Grecs, sur Rome […] avant Montesquieu, peuvent encore inspirer les historiens les plus rigoureux de nos jours » (Y. Champailler). Certaines analyses sont en effet admirables, par exemple lorsqu’il explique la haine de Rome contre les premiers chrétiens par la menace que ceux-ci représentaient quant aux fondements de celle-là :
Rome, en subjuguant la Judée, avait compté le Dieu des Juifs parmi les dieux qu’elle avait vaincus : le vouloir faire régner, c’était renverser les fondements de l’empire ; c’était haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrétiens, ennemis des dieux, étaient regardés en même temps comme ennemis de la république.
(Discours sur l’histoire universelle, Bossuet)
Ou encore, quand il énonce que le faible de la république tenait dans la jalousie entre le peuple et le sénat, et celui de la monarchie des Césars, dans la licence des soldats qui les avaient faits.
Mais j’évoquais tout à l’heure les enseignements que Bossuet cherche à tirer de la longue suite des siècles écoulés ; on verra qu’ils se réduisent à quelques maximes : 1° c’est la divine providence qui gouverne le monde (« nous voyons en la personne de ce roi impie, dit-il par exemple à propos de Nabuchodonosor, et ensemble victorieux, ce que c’est que les conquérants. Ils ne sont pour la plupart que des instruments de la vengeance divine ») ; 2° la Vérité résulte de la Tradition (« Voilà par où commence l’esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l’obéissance est mise en doute »). Il faut suivre la tradition, donc ; et l’évêque, comme en marque de sa bonne foi, va jusqu’à rendre éloge à l’Égypte antique d’avoir observé une même tradition — tradition fausse dont il se gausse pourtant, et avec quelle cruauté ! Mais quoi ? — c’est la « propre stabilité » et la « durée perpétuelle » de la religion, écrivait Bossuet au pape Innocent XI, depuis la Genèse jusqu’à l’apparition du christianisme, et la suite ininterrompue des évêques, qui font voir tout ensemble « son autorité » et « sa sainteté » : seule, au milieu des empires s’écroulant, elle est demeurée immuable et ferme. Toutes les tentatives pour la renverser ont échoué : pourquoi dès lors s’acharner à vouloir s’en séparer, quand dans le même temps cette religion nous enseigne une morale aussi parfaite ? En un mot, Bossuet, c’est le christianisme vertical : celui qui descend d’Adam au pape, et du pape aux fidèles. On comprend son agacement face à toute branche s’écartant du dogme stricto sensu, le protestantisme, le jansénisme, le quiétisme et j’en passe. Dans un sermon demeuré célèbre, il vantait abondamment, déjà, l’unité de l’Église ; dans son Discours sur l’histoire universelle, l’Aigle, en balayant d’un trait si vif la grande histoire du monde, établit par les faits la vanité des hérésies : redoutable argumentaire, que vient renforcer l’éclat de la Providence !
L’on aurait tort cependant d’imaginer l’ouvrage d’un illuminé prêchant la foi aveugle en la religion et l’abandon total à une volonté divine ; outre le fait que Bossuet professe un discours ambigu sur le libre arbitre de l’homme, il multiplie les leçons morales : je ne parle pas de cette moraline bien-pensante de petit curé, mais de la philosophie morale chrétienne, celle qui élève l’esprit et est commune aux grands classiques, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère. Un certain pessimisme sur le cœur de l’homme, dont Bossuet ne connaît que trop bien les péchés, éclate à chaque page ; dès l’origine du monde, le vice le marque de son sceau : « Caïn, le premier enfant d’Adam et Ève, fait voir au monde naissant la première action tragique ; et la vertu commence dès lors à être persécutée par le vice. » Le prêtre évoque-t-il les temps bénis d’avant le Déluge ? — « maintenant, pour nous nourrir, il faut répandre du sang malgré l’horreur qu’il nous cause naturellement ; et tous les raffinements dont nous nous servons pour couvrir nos tables, suffisent à peine à nous déguiser les cadavres qu’il nous faut manger pour nous assouvir » ; les pyramides ? — « quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux […] » ; Alexandre le Grand ? — « parce qu’il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes ». L’orgueil, la vanité, l’envie sont l’héritage de l’homme : c’est la succession du péché d’Adam — « le nom de Babel, qui signifie confusion, demeura à la tour, en témoignage de ce désordre, et pour être un monument éternel au genre humain que l’orgueil est la source de la division et du trouble parmi les hommes ». Mais le pessimisme moral est vain, si celui qui l’enseigne ne propose pas de remède aux péchés éternels de l’humanité ; et justement, qu’est la religion, sinon une guérison des fautes par le repentir et la prévention ? Bossuet a parfaitement compris le rôle régulateur de la puissance mimétique du christianisme dans l’emballement de la violence ; et développant une analyse bien digne de René Girard, il expose à merveille comment la grandeur de sa religion est d’avoir proposé aux hommes un modèle de vertu :
L’idolâtrie, si nous l’entendons, prenait sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mêmes. C’est ce qui nous avait fait inventer des dieux semblables à nous ; ces dieux qui en effet n’étaient que des hommes sujets à nos passions, à nos faiblesses et à nos vices : de sorte que, sous le nom de fausses divinités, c’était en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les Gentils adoraient. […] Les idoles qu’on adorait au dehors furent dissipées, parce que celles qu’on adorait au dedans ne subsistaient plus : le cœur purifié, comme dit Jésus-Christ lui-même, est rendu capable de voir Dieu ; et l’homme, loin de faire Dieu semblable à soi, tâche plutôt, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu.
(Discours sur l’histoire universelle, Bossuet)
Bossuet, disciple de saint Augustin, croit en même temps au libre arbitre et à la prescience divine, et explique la contradiction de l’une et de l’autre par des jongleries argumentatives à la Descartes ; il avoue lui-même, d’ailleurs, que « l’homme s’embrouille souvent, à force de raisonner. » Mais enfin, il faut bien qu’il croie en une certaine autonomie de la volonté individuelle, à défaut de quoi son livre serait tout à fait vain. À ce propos, on connaît sa formule devenue célèbre : « il n’est rien de plus utile à l’instruction des princes que de joindre aux exemples des siècles passés les expériences qu’ils font tous les jours. » Et si notre prince joignait, aux expériences qu’il fait tous les jours, cet exemple tiré des siècles passés ?…
Le sénat se remplissait de Barbares ; le sang romain se mêlait ; l’amour de la patrie, par lequel Rome s’était élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n’était pas naturel à ses citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d’entreprendre.
Cependant le nombre des pauvres s’augmentait sans fin par le luxe, par les débauches, et par la fainéantise qui s’introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n’avaient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout pérît après eux. On sait que c’est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux, et les misérables qui n’ont rien à perdre, aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l’état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les états populaires, étant le plus faible, il fallait que la république tombât.
(Discours sur l’histoire universelle, Bossuet)
Lecture conseillée
- Bossuet, Discours sur l’histoire universelle (disponible en coll. Pléiade, éd. Gallimard, Paris, 1961)