Quelques mots sur L’Histoire des pirates anglais – du capitaine Charles Johnson

Une gravure de Barbe Noire par James ou Isaac Basire, en illustration d'une édition d'époque de L'Histoire des pirates anglais
Une gravure de Barbe Noire par James ou Isaac Basire, en illustration d'une édition d'époque de L'Histoire des pirates anglais

 


 

Un mystérieux « capitaine Charles Johnson », dont on n’a retrouvé nulle trace dans les archives de la marine anglaise — et qui pourrait bien être Daniel Defoe — écrivit en 1724 une Histoire des pirates anglais, depuis leur établissement dans l’île de la Providence avec toutes leurs aventures, pirateries, meurtres, cruautés et excès ainsi que la vie surprenante de deux femmes pirates : Marie Read et Anne Bonny. Un titre qui fait rêver ! — mais qui, de nos jours, se souvient de cet ouvrage ?…

Il n’a pas peu contribué, pourtant, au stéréotype du pirate, et en dépit de ses prétentions historiques, n’a rien à envier à L’Île au trésor de R.L. Stevenson. Étrange livre qui se veut documentaire (l’auteur mystérieux affirme plus d’une fois avoir tiré ses renseignements de sources écrites), mais dont la narration a été si arrangée, qu’elle paraît finalement plus propre à servir aux romanciers qu’aux historiens. Chaque chapitre est consacré à un célèbre pirate, et retrace sa vie en quelques pages qui flairent bon le sang et l’océan : Henri Avery, Edward Teach (Barbe Noire), Jean Rackam, Bartholomée Roberts, Anne Bonny, Marie Read, et j’en passe et des meilleurs. L’écriture soignée, épurée et précise — pareille aux Annales de Tacite —, sans fioritures, au service d’un sujet ô combien extravagant (et aventurier, et terrible), évoque à merveille la piraterie des Antilles telle qu’on se l’imagine communément. Flaubert se serait prosterné devant cette plume naturelle et enlevée comme celle de Montesquieu, qui dresse un récit tout en rythme et sans pauses inutiles, presque uniquement composé de faits énumérés les uns à la suite des autres, — vierge de description —, où le sentiment est ramené à l’écorce, et la psychologie à l’action. La phrase, d’une simplicité déconcertante, va droit à l’essentiel ; elle sort du génie d’un homme qui connaît son métier ; et par l’établissement d’un équilibre impeccable, l’ouvrage dans son ensemble n’est jamais confus, jamais ennuyeux. Quant à l’auteur, modeste, il s’efface de la narration sauf pour énoncer çà et là, dans le plus grand des détachements, un discret jugement moral sur les barbaries des pirates : comme s’il buvait son thé en racontant ses histoires. L’Introduction, une revue historique de la piraterie antique (« Du temps de Marius et de Sylla, Rome était au plus haut degré de sa puissance, mais elle se trouvait tellement déchirée par les factions de ces deux grands hommes que tout ce qui concernait le bien public était entièrement négligé. Etc… »), égale en de nombreux endroits la composition des maîtres classiques.

Tenez, à propos du « gentleman » Stede Bonnet et de sa troupe : « Après s’être radoubé, il se remit en mer, mais sans aucune résolution touchant la route qu’il avait à prendre, tant l’équipage était partagé. Pendant que l’un voulait une chose, l’autre en voulait une autre, en sorte qu’il n’y avait que confusion dans tous leurs projets. » Est-ce possible de faire plus simple ? On entre dans cette prose sans effort ; au fait, on y entre jamais vraiment ; on flotte sur le texte, et ainsi la forme s’accorde avec le fond en une parfaite et marine union.

Il faut dire que ce qui m’a indéniablement fait poursuivre la lecture et aller jusqu’au bout, c’est le premier chapitre, consacré à Henri Avery, dont voici l’incipit : « Jamais aventurier ne fit autant parler de lui durant un temps que le capitaine Avery. Son nom a été aussi fameux que l’est aujourd’hui celui de Miriweis, et il était regardé dans le monde comme un homme d’importance. On l’avait représenté en Europe comme un petit roi, qui s’était élevé par lui-même à cette dignité et qui était devenu fondateur d’une nouvelle monarchie. Il avait, disait-on, accumulé des richesses immenses, épousé la fille du Grand Mogol, prise dans un vaisseau indien qui lui était tombé entre les mains, et en avait eu des enfants. » Balivernes ! ajoute aussitôt Johnson : « tandis qu’on le représentait comme aspirant à une couronne, il n’avait pas un shilling, et lors même qu’on lui attribuait des richesses immenses à Madagascar, il mourait de faim en Angleterre. » La raison en est fort simple : après avoir en effet pillé un vaisseau du Grand Mogol et s’être constitué un immense trésor, le pirate, vaguement paranoïaque (peut-être à raison), s’est enfui avec les diamants, puis incognito est retourné en Angleterre ; mais arrivé là-bas il n’a pu écouler ses pierres, de peur d’attirer sur lui les soupçons de la police. Résolu à profiter malgré tout de sa fortune, il s’est donc décidé à confier les diamants à des marchands chargés de les blanchir. Vous devinez la suite : il n’a jamais vu la couleur de l’argent, et après l’avoir vainement réclamé, « tomba malade et mourut, dans une si grande pauvreté qu’il ne laissa pas de quoi acheter une bière. » Bien mal acquis jamais ne profite ! L’histoire, à coup sûr, eût ravi Balzac, lui qui s’émerveillait devant Le Corsaire Rouge de James Fenimore Cooper (la fin de La Femme de trente ans en est un étrange pastiche) ; elle eût ravi tous les romantico-réalistes français du dix-neuvième, comme du reste d’autres vies non moins passionnantes — à ce propos, celles de Marie Read et d’Anne Bonnie valent bien celle d’Avery.

Chacun des chapitres illustre une leçon morale : on y mettrait en exergue autant de proverbes ; on croirait parfois lire Les Aventures de Télémaque. Ce récit toujours très détaché même quand il relate les pires horreurs, ponctué de réflexions religieuses et de citations bibliques, plein d’éthique, et d’éloges à la vertu la plus austère, se veut assez typique du style anglais protestant. Sur Barbe Noire : « Son humeur et ses inclinations s’assortissaient à sa mine barbare, nous donnerons ici deux ou trois exemples de ses extravagances, que nous avons omises dans le corps de son histoire, et qui feront voir jusqu’à quel point de méchanceté la nature humaine peut parvenir lorsqu’on donne un libre cours aux passions. » Puis, l’auteur énumère, dans un mélange de fascination inconsciente et de réprobation puritaine, les sauvageries commises par le pirate : n’est-ce pas admirable ?… Style anglais, style classique, aussi, d’un écrivain connaissant bien ses Grecs et ses Latins ; d’ailleurs il se réfère à Plutarque en « Introduction », tout en entretenant le lecteur sur les pirates du temps de César, de Marius et de Sylla.

Il n’est pas tellement surprenant qu’on ait reconnu dans cette œuvre, à tort ou à raison, le style de Daniel Defoe. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a de la littérature anglaise toutes les caractéristiques : le romantisme exacerbé et violent ; cet apparent détachement so british, ce flegme inénarrable propre aux écrivains d’Albion ; un respect déférent pour la Couronne et l’Institution, objets de fierté chauvine plutôt que de haine et de suspicion ; enfin un certain moralisme de vieille fille, qui coudoie non sans quelque étrange attirance mal déguisée la description d’un libertinage insensé. Il est des œuvres que chaque nation eût été en mesure de faire naître, et qui traversent les frontières ; d’autres qui sont comme des substrats purs des particularités d’un peuple ; L’Histoire des pirates, du capitaine Charles Johnson, c’est un livre des mers, c’est un livre superbe, et c’est un livre de l’Angleterre.

 

Lecture conseillée :

  • Johnson, Charles, L’Histoire des pirates anglais

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